King Baabu

De Wole Soyinka

De Lagos à Cape Town
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 » Nous ne pouvons pendre les dictateurs en vrai, c’est pourquoi nous devrons le faire sur scène (1) « 

Wole Soyinka est un homme révolté qui -à 68 ans – s’est lancé dans un nouveau combat qui a débuté en juin 2001 à Badagry (Nigeria) quand il mit en scène sa pièce KING BAABU. Il s’agit de sa toute dernière création littéraire parue (2) en 2002. Il a souhaité lui-même mettre en scène cette pièce dans cette  » place-forte  » de la traite négrière. La pièce est produite par l’association NAWAO (Zürich, Paris, Berlin).
La pièce KING BAABU raconte l’histoire d’un homme, Basha Bash, qui prend par la force le pouvoir dans une dictature bananière appelée Guatu. Il renverse Potipoo qui venait justement de faire un coup d’Etat. Basha Bash n’est pas un homme très intelligent, mais son entourage et surtout sa femme se chargent de penser à sa place et le poussent à faire  » son coup à lui « . Seulement un  » changement de direction  » commente-t-il de manière laconique…
La pièce a été créée à Lagos le 6 août 2001 et s’est prolongée par une tournée au Nigeria (Ibadan et Benin-City), en Suisse (Zürich) et en Allemagne (Düsseldorf). Après une pause d’une année, la troupe s’est ensuite rendue en Afrique australe (Cape Town du 4 au 8 septembre 2002, Pretoria du 11 au 15 Septembre et enfin à Maseru – Lesotho – du 18 au 21 septembre).
Le succès de la tournée de sa dernière pièce KING BAABU est à l’image de la vigueur du mouvement d’idées et d’opinion qui agite aujourd’hui la nouvelle Afrique. Conversations, journaux et essais se font ainsi l’écho d’un débat moral complexe qui affirme que le marasme qui secoue l’Afrique ne peut être réduit à la combinaison de facteurs sur laquelle planchent les économistes, sociologues et autres développeurs.
Ces approches sont sans doute fondées mais elles ne vont pas au cœur du problème car elles passent à côté de la dimension existentielle de la crise africaine. Il convient dès lors de proclamer une lapalissade : il y a à côté de la souffrance matérielle un désarroi moral qui nous abasourdit dans la vie de tous les jours. Celui-ci trouve son origine dans une humiliation historique qui selon Wole Soyinka doit être  » exorcisée  » ! Oui, on a bien affaire à une malédiction car c’est bien le sort que constitue la parole terriblement dégradante qui a été jetée au visage de l’Afrique qu’il faut aujourd’hui dépasser.
La force du théâtre comme manipulateur de mots et défaiseur de sorts s’impose à cet endroit. Dans cet espace de liberté, les langues se délient et les rancœurs peuvent s’exprimer à l’aulne des espoirs déçus.
Les Africains d’aujourd’hui se débattent avec un passé tragique qu’il faut d’abord digérer. La mémoire qui s’est constituée depuis les premières heures de la traite négrière (15ième siècle) jusqu’aux dernières dictatures sanglantes ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la responsabilité des parties prenantes. De toutes les parties prenantes. Quelque chose doit être réparé pour que la page puisse être tournée et pour que la foi en soi puisse porter ses fruits. Voilà en deux mots le cadre du débat dans lequel cette pièce de  » théâtre de guérilla  » (3) prend son sens. D’emblée, la genèse de KING BAABU qui trouve son inspiration dans Ubu Roi d’Alfred Jarry de la même manière que ce dernier s’inspira de Macbeth de Shakespeare, se fond dans le moule de l’engagement humaniste de son auteur. La voix puissante de Wole Soyinka craquelle la croûte d’indifférence. Son humour déchire le manteau cynique dans lequel est enveloppé ce continent.
Le contexte des répétitions à Badagry et de la tournée au Nigeria
La force de cette pièce réside dans la manière dont son déroulement colle aux événements et il devenait difficile de savoir de quel côté se trouvait la fiction : sur scène ou dans l’arène politique ? KING BAABU est un miroir qui renvoie une image distordue et grotesque de la scène politique du Nigeria qui défilait alors devant la Commission d’Oputa. Etablie en 1999 en partie sur le modèle de la Commission Vérité et Réconciliation de l’Afrique du Sud, cette Commission sur les droits de l’homme a été mise en place par le président du Nigeria, Olusegun Obasanjo pour dévoiler les atteintes aux droits de l’homme et trouver des moyens pour promouvoir la réconciliation. Connue sous le nom « Commission Oputa » du nom de son président Chukwudifu Oputa, elle a reçu quelque 10 000 dépositions dont environ 200 seulement ont pu être étudiées, parmi lesquelles de nombreux témoignages sur des meurtres, viols et autres abus commis par des agents des forces de sécurité sous les différents régimes militaires nigérians entre 1966 et mai 1999 (date du retour à un régime civil) notamment pendant la guerre civile qui a duré de 1967 à 1970.
La Commission a tenu des audiences publiques dans les villes de Lagos, Abuja, Port Harcourt, Kano et Enugu. Les demandes de comparution adressées aux anciens chefs d’Etat du pays, Abdusalami Abubakar, Ibrahim Babangida (1985 à 1993) et Muhammad Buhari (1984 au milieu de 1985), ont particulièrement retenu l’attention. Mais en octobre 2001, au moment où la Commission achevait ses auditions, aucun d’entre eux n’avait accepté de témoigner. Le Président Obasanjo lui-même s’est présenté devant elle en septembre 2001 pour des faits qui s’étaient déroulés au cours de sa première présidence, militaire celle-là, de 1976 à 1979. La Commission Oputa dispose de ressources et de pouvoirs limités : elle ne peut qu’émettre des recommandations, mais pas procéder à des arrestations ni engager des poursuites. Néanmoins, elle joue un rôle important pour clore des décennies d’impunité pour les auteurs de violations des droits humains au Nigeria. Les auditions ont été retransmises en direct à la télévision et ont été suivies de près par un public à la fois sceptique et enthousiaste.
L’objectif de la Commission Oputa est d’œuvrer pour une réconciliation nationale qui ne pourra être effective qu’après un processus de réparation dont la forme reste à inventer. Wole Soyinka est intervenu à la Commission dans l’après-midi du 18 juillet 2001, alors qu’a Babagry nous répétitions la scène du couronnement de Basha Bash en roi du Guatu, King Baabu (4). Il ne demanda aucune réparation financière bien que sa maison d’Abeokuta ait-été saccagée en 1997 par les agents du président Abacha qui étaient à la recherche de l’ émetteur de la radio clandestine qu’il animait (et qui se trouvait en réalité dans un autre pays). Il exigea par contre que l’Etat nigérian formule des excuses par écrit et que cette lettre soit affichée pendant un an dans toutes les ambassades du Nigeria dans le monde ! Vers la fin de l’audition, en réponse à la question que lui posait un juré :  » Etes-vous chrétien, Monsieur Soyinka ?  » celui-ci répondit :  » Je ne suis pas chrétien ni musulman. Je ne suis pas animiste. Je suis humaniste « . Il est question d’un cet humanisme qui puise simultanément dans la sagesse ancestrale occidentale et dans la philosophie yoruba contemporaine…
La nécessaire Vergangenheits-bewältigung (5) en Afrique
Pour Wole Soyinka, la sortie de la dictature en Afrique comme ailleurs ne peut se limiter à l’avènement d’institutions démocratiques, ni à la mise en place de judicieux programmes économiques. Pour trouver un équilibre véritable, l’Afrique doit opérer un profond travail de réhabilitation d’elle même pour elle même. L’Occident aussi doit rendre des comptes et s’asseoir à côté des despotes du crû sur le banc des accusés. Faute de circonstances atténuantes, il faudra payer pour réparer, mais Wole Soyinka nous rappelle (6) qu’il serait naïf (et trop facile ?) de croire que cette réparation puisse se faire dans la seule monnaie sonnante et trébuchante. Ce serait sans doute trop facile s’il ne s’agissait que d’une affaire d’argent. Avant cela, il faudra que l’on parle, raconte, reconnaisse ses actes et …ses torts. Cela est nettement plus malaisé que de se mettre d’accord sur une indemnisation financière, bien que celle-ci paraît inéluctable. Si cela fait sourire, c’est que nous n’avons pas saisi la profonde atteinte à la dignité qui a été et est toujours ressenti par les victimes de ces exactions institutionnalisés, de la traite négrière opérée par les puissances occidentales à la répression féroce exercée par les despotes post-coloniaux.
On comprend alors que la pièce KING BAABU s’insère dans un débat plus large, celui qui consiste à surmonter les traumatismes du passé pour qu’un jour nouveau puisse enfin se lever. Comme si l’Afrique restait prisonnière de ce passé qui ne se résout décidément pas à parler à son présent.
Ce passé est forcément ambigu et contradictoire. Les agresseurs ne se distinguent pas aussi facilement des victimes. Voilà aussi pourquoi ce travail sur la mémoire s’impose comme une nécessité vitale. Ce travail doit être collectif et impliquer toutes les parties prenantes. Si les nœuds sont serrés est-ce une raison pour perdre espoir et d’asséner un coup de machette brutal et fatal ?
Les origines du traumatisme
Loin de vouloir déresponsabiliser les citoyens africains, Wole Soyinka n’a cesse de rappeler que la véritable parole libératrice doit parvenir à articuler respectivement (1) le poids du passé pré-colonial dans son rapport à la traite négrière, (2) la colonisation et (3) les années de dictatures qui suivirent. Ces trois volets ont chacun à leur manière contribué à instaurer une culture de l’injustice dont il faut rompre la mécanique funeste. Les rouages les plus pernicieux sont enfouis dans les consciences à un endroit que seul l’art des mots peut atteindre. Le théâtre comme force du changement se pose là. Le FMI, la Banque Mondiale et autres ONG de développement n’ont qu’à bien se tenir : la situation des hommes aussi difficiles soit-elle ne peut se limiter à une question économique. La démarche de Wole Soyinka qui préside à la pièce KING BAABU nous met en présence d’un complexe de tabous qui assurent la permanence des anti-valeurs qui ont permis l’avilissement de tout un flan de l’humanité. Comment expliquer sinon le fait que les lois d’apartheid aient perdurées aussi longtemps ? Et pourquoi les dictatures les plus sanglantes ont-elles si souvent fini par obtenir le soutien de la communauté internationale ? Si ce n’est par l’acceptation de l’inacceptable : l’assignation d’une myriade de nations à un statut en marge de l’humanité véritable ? Comme le rappelle Wole Soyinka, le drame déterminant dont les conséquences se font sentir aujourd’hui est donc la traite négrière qui dérouta des millions de personnes de leur destin. Il s’agit d’un crime contre l’humanité (7). Le traumatisme occasionné est moral. La réparation ne peut donc être d’un autre ordre que morale.
D’un point à un autre de la tournée de KING BAABU, de Lagos à Cape-Town, les histoires récentes du Nigeria et de la République Sud-Africaine se croisent sur le seuil des geôles. Elles voient sortir avec plein d’espoir ceux qui y ont été enfermé après avoir tout perdu. L’actuel président élu du Nigeria, Olusegun Obasanjo a rendu visite à Nelson Mandela dans sa prison de Robben Island au large de Cape Town. D’un bout à l’autre du continent, l’itinéraire de la tournée de KING BAABU – de la fédération du Nigeria à la République d’Afrique du Sud – s’est fait l’écho d’une prise de conscience qui ranime de plus en plus de consciences en Afrique et ailleurs.
Fort de cette certitude, le théâtre comme levier permet de faire sourdre une émotion qui a une qualité réconfortante et guérissant. Ceux qui ont vu le public de Lagos rire à gorge déployée à la scène où le fils de KING BAABU, Biibabae, s’amuse à torturer un prisonnier comprendront que les blessures sont étranges et profondes. Il faut avoir souffert pour n’avoir d’autre choix que de rire devant une telle scène. Au cours de la tournée, notamment au Nigeria, il était poignant de percevoir l’apaisement que ressentaient les anciennes victimes de la dictature à la vue des caricatures de leurs tortionnaires qui gesticulaient sur scène.
Une attitude plus sereine qui pose le premier jalon d’une réconciliation peut alors naître et –éventuellement- croître. Cette réconciliation de soi à soi même, du présent avec son passé. Le traumatisme est là en filigrane d’une histoire que la modernité peine à admettre : l’Afrique en est rendu au désespoir car tout a été fait pour l’attirer dans ce piège. Et ce constat n’écarte aucunement la responsabilité locale.
Wole Soyinka n’est plus seul. La tournée africaine de sa dernière pièce accompagne un mouvement continental de prise de conscience. Ce mouvement est fragile et la tâche est gigantesque, mais prenons de la graine de la leçon que donnait jadis le grand-père de Wole Soyinka (8) à son petit fils :  » n’essaie jamais de te défiler d’une personne qui te provoques. Il est fortement probable que ton adversaire est plus fort que toi et qu’il te projettera au sol sur le champ. Pourtant, la prochaine fois que tu le croises provoque le à nouveau. Il ne manquera pas de te réduire encore une fois en bouillie. La troisième fois, je te le promets, soit tu le battras, soit il s’enfuira en courant ».

(1) « We cannot hang all these people for real, so we will have to do it on stage », communication personnelle, Badagry, juillet 2001
(2)chez Methuen ; traduction française en cours.
(3) « The kind of theater which I describe as « guerrilla theater, » which is a group which studies a situation within a community and responds to that situation, those anomalies, those problems, theatrically. Obviously that has greater transformational potential than, shall we say, the theater of Broadway ». In : Conversations with History: Institute of International Studies, UC Berkeley, 16 avril 1998, by Harry Kreisler.
4)  » Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes « .
(5) Ce mot allemand n’est pas traduisible, il désigne une attitude de morale politique, tendant à reconnaître les éléments d’un passé ressenti comme une faute ou, du moins, comme une charge collective et individuelle, et ce dans le but de pouvoir adopter un comportement serein dans la politique globale et au jour le jour.
(6) Wole Soyinka, The Burden of Memory, the Muses of Forgiveness, Oxford University Press, 1999
(7) Loi N° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. Article premier :  » La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du 15ième siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité « .
(8) Wole Soyinka, Aké, les années d’enfance, P. Belfond, 1984
///Article N° : 2833

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Les images de l'article
Affiche de King Baabu
Wole Soyinka





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