La servitude volontaire de l’écrivain africain

Phase critique 1
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Aujourd’hui, on s’accorde à dire que la création est un état de crise. Ce terme désignait chez les Grecs la  » phase critique «  d’une maladie. Nous devons à la médecine l’activité qui, en France, s’illustre dans le champ esthétique. La  » crise « , en effet, représente un moment de bascule ; ce qui signifie que le créateur naît en même temps que sa création. Il vit donc de crise.
Cette chronique s’attachera à décrire la  » crise  » de la création africaine, notamment, en s’appuyant, en amont, sur ceux que Boniface Mongo-Mboussa appelle nos  » classiques  » et, en aval, sur les ouvrages que le marché mettra sous mes yeux. Ma pétition de principe n’excédera pas ce cadre. Toujours je serai  » en phase « . Pour commencer, je convoque Ahmadou Kourouma et l’un de ses jeunes compatriotes, Kwamé N’goran.

L’infini qui est au ciel a changé de parole.
Ahmadou Kourouma

KOUROUMA. Nous connaissons bien son rire. Par lui, il se protège du monde et de l’Afrique : l’auteur des Soleils des indépendances est pourtant le plus grand de nos historiens. Avec quatre romans, il a montré que notre continent est fou, mais cette folie ne distingue en rien les Africains des autres hommes. À quelque chose près, on le remercierait de rire comme il le fait. Le rire de Kourouma est celui de l’artiste qui sait où il en est de ses outils et de son métier. Son point de vue sur la création littéraire est le plus désopilant que j’aie jamais lu. Ouvrons Monnè, outrages et défis (Le Seuil, 1990, p. 40). Kourouma, en nous expliquant les conditions d’émergence de la caste des griots, nous donne accès au sort par lequel l’écrivain africain s’assume. Lisons :  » Les griots constituent une caste, à la fois crainte et méprisée dans le Mandingue, appelée la caste des diéli : diéli signifie sang. L’interprète expliqua au capitaine commandant la colonne française pourquoi la caste est appelée caste de sang. Les griots sont des frères de sang des nobles. Ce sont d’authentiques nobles dont les aïeux, à l’époque préislamique du Mandingue, ont accepté la déchéance pour louanger. Un noble ne paraissait pas sans son panégyriste. Ceux qui n’eurent pas la fortune de s’attacher un griot demandèrent souvent à des cadets. L’obéissance était obligatoire entre frères de les louanger. Ces cadets en obéissant furent déchus, eux et leur descendance « .
Tel est le prix à payer pour l’expression littéraire. Souvent, nous nous demandons s’il faut  » écrire pour le peuple  » ou pour soi. La réponse de Kourouma tranche par sa singularité : l’écriture est un sacrifice que l’on fait pour soi seul. On n’accepte d’être déchu de sa noblesse qu’à la condition de pouvoir accéder à une noblesse plus haute. Connaître la  » déchéance pour louanger  » représente, de fait, le plus fou des programmes.
Comme en Europe, surtout en France, la création littéraire est affaire aristocratique. Rappelons-nous des critiques de Jean-Paul Sartre en la matière. Dans l’empire mandingue, une révolution s’opère en faveur de l’art de la louange, mais elle est assortie d’une malédiction : être déchu de son statut. Car la noblesse veut la louange en débit continu. Être noble c’est aussi le dire, surtout quand on est sur la place publique. Mais qu’est-ce qui oblige les uns à déchoir en faveur des autres ? Certainement pas l’amour de leurs frères. Leur servitude volontaire a des causes plus cachées. C’est à l’amour de la parole qu’ils cèdent. Être homme c’est fonder son être sur l’aura des mots. On s’en remet à quelque vapeur d’être, mais celle-ci rend affirmative une présence, la consolide et la fait briller plus que ne le pourrait le soleil. Mory Diabaté, le griot, chante. Le roi Djigui, en somnolant, murmure :  » Le plus grand ! Assurément le plus talentueux !  » Et Kourouma d’ajouter :  » Dans un demi-sommeil, il [Djigui] multiplia des signes avec les orteils et les doigts « . La magie du verbe réveille les dormeurs !
Quand on y regarde de près, la parole du griot prend en charge la mélancolie et autres  » biles noires  » de la destinée humaine. Elle les transforme en chant. Le griot, comme l’aède grec, dit et chante en même temps ; c’est le musicien, le poète qui s’accompagne de sa lyre. Chez les Malinkés, la lyre a pour nom cora. Cet instrument, dès ses premiers arpèges, instaure un monde. Gaston Bachelard disait que le poème, pour commencer, n’avait besoin que d’un prélude de silence. Et,  » de ce silence, commente pour sa part Kourouma, jaillit comme une étincelle un mot, de ce mot émerge une note, de la note un chant « . Le griot malinké est celui qui, regardant la pluie, le retour de la verdure, ainsi que l’issue heureuse d’une bataille, les élève aux dimensions de la fresque épique. Il ne chante que ce qui le touche ; il n’enchante en somme que le malheur. L’écoutant, le roi avoue :  » Le rythme m’a plu, les paroles correspondaient à mon état d’âme « . La tâche de l’écrivain (sans devoir la calquer forcément sur celle du griot, nous en usons ici comme d’une métaphore) représente les multiples facettes d’un métier surprenant. Le griot est musicien,  » savant, historien, généalogiste et panégyriste « .
Sous les rôles objectifs du poète se profile sa situation existentielle. Grattons un peu, et il apparaît alors sous l’apparence d’un écrivain romantique. Entre autres, je pense ici à Hölderlin. Nous connaissons le mot fameux de l’auteur d’Hypérion :  » Ce qui manque aux choses, les poètes le fondent « . On peut dire que c’est ce à quoi se livre ici Kourouma. Chez lui aussi la tâche de l’écrivain n’est rien moins que l’œuvre de fondation :  » Chaque fois que les mots changent de sens et les choses de symbole, les Diabaté retournent réapprendre l’histoire et les nouveaux noms des hommes, des animaux et des choses « . Cette phrase inscrit l’écrivain dans le concret ; elle récuse le romantisme et ses mythologies. Sa ferveur et l’épopée qu’elle rameute à chaque fois, est une manière de tirer les choses vers le haut. C’est l’exaltation. Mais celle-ci n’atteint à la pertinence du phrasé que si l’écrivain apprend à observer son environnement. Dans un monde agraire, il n’y a que les saisons, les arbres et la chasse pour former la sensibilité d’un artiste. La tâche de l’écrivain ne peut être que  » virgilienne  » du moins, le Virgile des Géorgiques. Le poète est un paysan. Il lui faut donner des choses la définition la plus exacte, rétablir le sens le plus adéquat de leurs rapports, nommer avec justesse les deux parties d’un symbolon qui vient de s’emboîter sous ses yeux. Voilà à quoi le voue l’héroïsme du verbe.
Celui-ci n’exclut pas la souffrance, mais la transforme en conquête héroïque. Ainsi, quand le monde vient à changer, comme c’est ici le cas avec l’invasion française du xixe siècle, l’écrivain doit renoncer à  » louanger  » et redevenir paysan. Là est la meilleure école. Chez les Malinkés, il n’est de vie qu’héroïque et de poème qu’épique. Avec raison, le malheur devient alors lyrique. D’où la nécessité de revenir à l’école de la terre :
Dans mon Konia natal, poursuit le griot Diabté, j’observerai pour reconnaître les nouveaux symboles, et recommencerai l’existence pour retrouver les nouvelles appellations du soleil, de la lune, du courage, de la passion, de la lâcheté, celles des jours qui se lèvent et se couchent, des herbes qui attendent l’hivernage pour pousser, croître, et l’harmattan pour mûrir et sécher ; celles de l’homme qui doit posséder la vierge et l’enfanter ; du rebelle qui refuse et la honte qui tue. Reconnaître les nouvelles significations des chants des oiseaux dans la nuit et le geste des passereaux qui viennent mourir à vos pieds au milieu du chemin où vous êtes en train de marcher. Savoir par quelles supplications évoquer des aïeux, par quels surnoms invoquer Allah contre la souffrance, la misère et l’injustice. Je m’en vais réapprendre les nouvelles appellations de l’héroïsme et celles des grands clans du Mandingue.
C’est le plus bel art poétique qu’un Africain ait jamais écrit !
***
KWAMÉ N’GORAN. Le compatriote de Kourouma est lui aussi un passionné d’histoire. Ses pièces de théâtre, ses romans et ses essais en témoignent. Mais, à la différence de son aîné, son attitude à lui, de prime abord, paraît  » passionnelle  » (Kourouma, il est vrai, est le moins  » écrivain  » de nous tous : il ne joue pas à l’écrivain !). En cela, Kwamé N’goran ne se distingue pas des jeunes écrivains d’aujourd’hui, Narcisses absorbés par la construction de leur posture. Son dernier recueil de nouvelles, Le Trouble des passions, un conte philosophique, est, de son aveu même,  » plus qu’un récit, un style « . Sans doute a-t-il raison de se peindre de la sorte. Aussi, n’hésite-t-il pas à se mettre en scène dans la quatrième de couverture. Il y évoque le tableau d’un certain Michel Hacala, exposé dans la brasserie  » Le rendez-vous  » à Bidart, où il aurait vu, le 19 juillet 2001, les personnages du récit qu’il avait pourtant écrit en 1995. La démarche qui consiste à  » fictionnaliser  » la vie – le récit est à la fois poétique, fantastique, métaphysique et réaliste – s’avère des plus intéressantes.
L’auteur accepte de jouer avec les mots dès la première phrase. L’atmosphère du Trouble des passions dépeint un homme perdu dans la brume. Celui-ci, sans vouloir jouer son En attendant Godot, se tient néanmoins au pied d’un arbre solitaire, devise, rumine  » des mots mats et sans poids [qui]naissaient et mouraient sans origine, sur pied, comme un bananier dont on a coupé le régime sans l’abattre « . C’est l’histoire de Bisquet. Il est incertain dans un monde incertain. L’auteur écrit :  » Il quitta la place, Bisquet, comme à la fin d’un rite « . Phrase d’écrivain, phrase qui, par une grande économie de mots, parvient à dire l’essentiel grâce au souci accordé à des détails inessentiels. Toute cette page est une réussite. Lisons :  » Solennel, il s’éloigna de l’arbre au tronc gris et rugueux, sans un bruit issu de ses pas (…). Un homme sur une charrette croisa son chemin et disparut de sa vue après deux tours de roues. L’homme Bisquet était blême, sans teint, sans couleur de peau. Il parcourait la ville sans être vu et sans voir les autres occupants de sa cité. Cette cité, toute petite, où les gens se dépassaient cependant à une distance respectable, distance sans cesse accrue par le manque de visibilité et aussi par la peur que les occupants de la cité avaient de se parler. La lumière manquait dans la cité et surtout dans la tête des Bidarois toujours occupés à aller et venir sans but. Leur conversation se limitait à quelques onomatopées brèves, aux contours lisses à cause de la résonance qui n’existait pas dans la ville « .
Qu’ajouter à cela ? Le lecteur se cramponne au plaisir que lui procure le texte, arpentant cette archéologie du silence comme s’il goûtait à la plus décisive sanction de l’Histoire que le monde ait jamais eue. Une jouissance se trame à même la description, non pas d’un monde, mais du monde. Ou, plutôt, sa surrection. Tous les commentaires sont permis, mais le seul qui vaille est celui-ci : l’auteur, sans parti pris idéologique, a écrit la poésie d’un moment et l’a immortalisée en peignant un temps… de coton ! La ville de Bidart est en fait un mitard où  » aucun être n’avait le droit d’exprimer de travers un désir… « . Cette interdiction, on le sent, anticipe sa disparition même.
Je finirai en disant que Kwamé N’goran écrit, compose et imprime ses textes lui-même et les écoule auprès des libraires. À cet effet, il a créé les éditions Klanba (3, avenue Villemain, 75014 Paris). Tenir tous les ressorts de la chaîne du livre est un tel surcroît de travail que la correction des textes et la typographie en souffrent quelque peu. Kwamé N’goran devrait s’attacher les compétences d’un professionnel : son beau travail ne s’en portera que mieux.
Le Trouble des passions coûte 1 euro et contient 37 pages (les marges qui entourent le texte sont superbes). À la FNAC des Halles, j’en ai acheté deux. Le papier ivoire et la maquette ont un air de parenté avec Actes Sud-Papiers. Songez à l’offrir à vos amis.

///Article N° : 2868

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