Madagascar : nouvelle frontière de la world music

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La musique a toujours été le lien essentiel entre la Grande Île et le monde.
Elle seule permet de comprendre ce qui fait la diversité et l’unité, l’originalité et l’ouverture de la culture malgache. Rien d’étonnant si  » l’Ile aux mille sons  » suscite une nouvelle passion.

De tous temps la musique a joué à Madagascar un rôle fondamental, et même fondateur : l’ancêtre mythique revendiqué en commun par toutes les dynasties royales malgaches s’appelle « Andrianamongadanitra « , c’est-à-dire  » Le Prince des tambours célestes « .
Dès la  » découverte  » de l’île en 1500, Vasco de Gama et ses compagnons témoignent du raffinement des musiques locales. Et comme sur les côtes africaines, les Portugais contribuent à leur enrichissement par l’introduction de la guitare. Elle ne détrônera pourtant jamais les autres cordophones qui l’ont précédée : cithares « valiha  » d’origine indonésienne, ou luth  » kabosy  » dérivé du  » oud  » arabe.
Trois siècles plus tard, en effet, un missionnaire français visitant la cour d’Antananarivo s’étonne de voir que les princes Merina (prononcer  » merne « ) se laissent tous pousser les ongles très longs. On lui explique alors que c’est pour mieux faire sonner les cordes de la valiha…
Le terme  » valiha  » désigne toute sorte de cithare malgache. La principale est un tuyau de bambou ou de raphia évidé autour duquel sont tendues de neuf à vingt cordes. On pense qu’elle a pu être introduite par les premiers habitants de l’île, venus d’Indonésie au début de l’ère chrétienne. On en trouve aujourd’hui encore des équivalents aux Philippines et au Vietnam.
Après que la dynastie Merina des Hauts-Plateaux a soumis l’ensemble de l’île (vers 1820), la valiha s’impose partout comme le principal symbole d’identité et d’unité culturelles, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Voyageurs et diplomates européens sont séduits par le jeu mélodieux des citharèdes malgaches, plus accessible aux oreilles occidentales que d’autres musiques de l’île.
La valiha est l’une des attractions musicales de l’exposition universelle de 1900 à Paris, et à cette occasion, elle devient (à l’instar du gamelan indonésien) l’un des premiers instruments extra-européens à être abondamment enregistré (sur cylindre, puis sur disque).
Dès cette époque, les cordes métalliques remplacent progressivement les fibres végétales qui étaient tirées de l’écorce même de l’instrument traditionnel.
La valiha moderne est équipée de cordes de guitare ou de câbles de frein de vélo.
Jadis aristocratique (les descendants d’esclaves n’avaient pas le droit d’en jouer) c’est devenu l’instrument populaire par excellence. À tel point qu’aucun navire malgache de pêche ou de commerce ne prendrait la mer sans un joueur de valiha.
Un musicien, un peuple musicien
Rajery (alias Germain Randrianarisoa) est sans aucun doute le plus brillant et novateur de ces virtuoses dans la jeune génération. C’est lui qui nous a servi de guide dans un reportage récent sur les musiques malgaches, qui a fourni la matière principale de cet article.
Cet artiste extraordinaire a dû surmonter un terrible handicap : la perte à onze mois des cinq doigts de sa main droite, dans des circonstances mystérieuses qu’il refuse d’évoquer. Il s’est forgé une technique originale en autodidacte, à l’écoute des vieux maîtres de son village natal proche de la capitale. Depuis quelques années il est devenu le plus célèbre des citharèdes malgaches, mais il a refusé d’émigrer, contrairement à son ami Justin Vali, autre jeune virtuose de la valiha (prononcer  » vali « ) aujourd’hui installé à Paris.
Rajery (prononcer  » radzer « ) incarne parfaitement le destin du musicien malgache contemporain : à la fois traditionnel et moderne, enraciné mais avide d’ouverture sur l’extérieur. Il écoute toutes les musiques, du jazz au rap en passant par la chanson francophone (Brassens, Brel) ou la soul, et compare son éclectisme à celui du congolais Lokua Kanza, avec qui il se sent des affinités.
Comme tous les autres musiciens malgaches que nous avons rencontrés, il se dit totalement délaissé par les institutions culturelles locales, mais sa formation de comptable lui a donné le sens des réalités économiques, et il sait où trouver une aide (modeste) chez les  » bailleurs de fonds « . Il a pu ainsi créer une petite école de musique doublée d’un excellent atelier de facture musicale.
Il faut dire que la valiha est devenue depuis quelques années l’objet le plus prisé des touristes. Bien entendu, la plupart des cithares vendues à la porte des hôtels sont injouables et ne sont destinées qu’à devenir des nids de poussière suspendus aux murs des bobos tendance ethno-chic ! Mais ce n’est pas toujours le cas, la valiha intéresse aussi de nombreux musiciens occidentaux et pourrait bien devenir le prochain instrument fétiche de la world music, après le djembé et le dijeridoo…
Rajery a une autre activité importante : il anime bénévolement, et avec beaucoup de succès selon les médecins, un atelier de musicothérapie au sein de l’hôpital psychiatrique d’Antananarivo. En cela il s’inscrit de façon réactualisée dans une tradition immémoriale qui fait de tout musicien malgache un peu doué l’acteur principal de nombreuses cérémonies de guérison.
On en trouve un exemple parfait dans le  » tromba « , rituel de possession et de transe – assez comparable à ceux du vodun béninois ou des Gnaoua du Maghreb – pratiqué notamment chez les Betsimisiraka de la côte orientale. C’est l’une des activités principales de Tombo Daniel, célèbre joueur de  » marovany  » de Toamasina (l’ancien port colonial de Tamatave). Avec son épouse Marcelline, chanteuse et animatrice de radio, entre deux cassettes de  » basesa  » (danse festive et frénétique très à la mode), Tombo dirige ces cérémonies complexes et très onéreuses où sont convoqués les esprits des anciens rois et reines de Madagascar, pour apaiser un patient à la suite d’un accident, d’une maladie, ou simplement d’un cauchemar très inquiétant.
La  » marovany  » dont joue Tombo est l’autre type principal de valiha : une cithare dont la vingtaine de cordes métalliques sont tendues de part et d’autre d’une caisse en bois ou en métal de forme parallélépipédique ou semi-cylindrique.
La plupart des virtuoses de la marovany continuent de s’inspirer du légendaire virtuose Rakotozafy, mort en prison à Tamatave après avoir tué involontairement son propre fils, qui n’arrivait pas à suivre le rythme sur son hochet.
Les racines profondes de la chanson malgache
Le couple Tombo pratique aussi le  » jijy « , un chant tour à tour louangeur ou moqueur, narratif ou subversif, qui dans les régions côtières est l’équivalent simplifié du  » hira gasy « .
Le  » hira gasy  » originaire des Hauts-Plateaux du centre continue d’inspirer toute la chanson malgache, sans aucune césure entre tradition et modernité. C’est un véritable opéra, né d’ailleurs à peu près à la même époque que l’art lyrique européen et que la commedia dell’arte, vers le début du xvie siècle de l’ère chrétienne. Au temps de la monarchie Merina, le hira gasy servait surtout à transmettre dans les coins les plus reculés la propagande royale. Mais au temps de la colonisation française (1896-1960) et depuis l’indépendance, il est devenu plus frondeur, tout en conservant son aspect moralisateur. Il continue de passionner les foules, et aucune grande fête familiale ou régionale, aucun grand rassemblement politique ne peut se tenir sans une troupe de hira gasy. Il en existe encore plus de quatre-vingts, comprenant chacune au moins une trentaine de membres, les  » mpihira gasy « , à la fois acteurs, chanteurs, danseurs et musiciens, pour la plupart des paysans illettrés. La troupe la plus célèbre, celle des Ramilison, donne plus d’une centaine de représentations par an dans tout le pays. Ce qui est une performance extraordinaire quand on connaît les difficultés de circulation à Madagascar.
80 % des 30 000 kilomètres de routes dites  » nationales  » ne sont plus carrossables, c’est d’ailleurs le principal problème auquel a décidé de remédier le nouveau régime.
Le char à bœufs reste le véhicule le plus utilisé, et au marché  » petite vitesse  » d’Antananarivo, bien des paysans arrivent encore en diligence !
Madagascar est en 2003 l’un des pays du monde dont le réseau de communication terrestre est le plus sinistré. L’enclavement de la plupart de ses régions, ajoutant l’isolement territorial à l’insularité, explique paradoxalement la pérennité d’une extraordinaire diversité culturelle et musicale, même si elle est tempérée par l’essor de la radio (au moment où j’écris, RFI consacre une semaine d’émissions à Madagascar pour fêter l’inauguration de trois nouveaux émetteurs).
Si la capitale est devenue depuis longtemps un creuset de toutes les traditions musicales malgaches, la plupart des musiciens, même les plus connus, restent très pauvres, à cause du piratage qui représente plus de 90 % des ventes de cassettes. Ils n’ont donc guère les moyens de circuler dans le pays, la seule solution étant souvent l’avion, dont les tarifs ne sont accessibles qu’à la grande bourgeoisie locale et aux étrangers.
Seules les troupes de hira gasy parviennent à voyager dans tout le pays, dans des conditions très spartiates, grâce aux collectes auxquelles personne ne refuserait de participer pour les faire venir.
Chaque représentation de hira gasy débute par un long discours scandé, le  » kabary « , qui peut-être considéré comme une forme archaïque du rap. Les danses elles-mêmes, très acrobatiques et près du sol, ne dépayseraient pas un « break dancer  » du hip-hop.
L’orchestre du hira gasy, à l’exception des tambours, n’utilise que des instruments d’origine européenne : accordéon, clarinettes, trompettes et violons.
Les paroles des chansons sont en partie écrites (conservées parfois depuis le xixe siècle dans de précieux cahiers manuscrits) et improvisées, réactualisées au fil des évènements politiques et de l’évolution de la société. Leur forme pré-surréaliste fascina le grand écrivain français Jean Paulhan, qui publia en 1913 une anthologie de ces poèmes en prose, les  » hain-teny « . Leur subtilité musicale éblouit Maurice Ravel qui tenta de la transposer dans ses  » Chansons Madécasses « .
Tous les grands chanteurs modernes malgaches s’inspirent du hira gasy. C’est dans ce style qu’on les a vus s’affronter durant la période précédant les dernières élections présidentielles. Le célèbre Rossy, le premier qui a connu une célébrité internationale, grâce à un CD assez médiocre produit en 1991 par Peter Gabriel, est devenu en quelque sorte le  » griot de l’amiral Ratsiraka « , tandis que presque tous les autres s’engageaient en faveur de Ravalomanana, mais toujours d’une façon mesurée, selon les codes respectueux et subtils du hira gasy.
Ainsi Rajery chantait-il :
« Tumulte dans tout le village.
Les maladies rongent la ville
Les inquiétudes envahissent l’esprit
Voici bien en vue les hors-la-loi
Semant le trouble en soi…
De plus en plus chère devient la vie
De plus en plus dure
Et les politiques qui en profitent
Corrompant les gens, achetant le peuple ! « 
De son côté D’Gary, le plus fameux chanteur-guitariste, renchérissait :
 » Ils ne savent plus, les illettrés,
Ils ne savent plus où aller !Sûrs pourtant de leurs coutumes…
Oh ! Ils ne savent plus…
Abusés, égarés par certains…
Enfermés, emprisonnés…
Escroqués… « 
Souvent énigmatiques pour un  » vahaza  » (étranger) ces chansons sont limpides et transparentes pour tout le peuple malgache, si familier du hira gasy.
La musique des ancêtres au service des vivants
En réalité, toute la vie musicale malgache échappe à la logique du show-business et à la compréhension de l’étranger. Comme elle échappe à tous ceux qui ne font pas l’effort de comprendre l’étrange syncrétisme religieux de Madagascar.
Voici un pays qui est passé en quelques années du marxisme-léninisme à une république ultra-libérale (économiquement parlant, sur le plan des libertés politiques rien ne semble avoir vraiment changé) dont le Président se réclame d’un christianisme encore plus intégriste que celui de George W. Bush.
Il est en cela très représentatif de l’immense majorité de la population : les églises et les sectes chrétiennes de toutes obédiences pullulent et prospèrent partout.
En même temps, aucune vieille famille malgache n’oserait trahir le culte des ancêtres. Or c’est justement dans ces rituels complexes que s’enracine la musique malgache,  » musique vivante des ancêtres « . Le hira gasy, par exemple, est avant tout représenté à l’issue de la  » famadihana « , cette célèbre cérémonie au cours de laquelle on exhume les morts, on les rhabille d’un linceul neuf, avant de les faire danser sur les épaules des vivants, au son des tambours et de divers instruments mélodiques.
La valiha était jadis l’instrument principal de ce rite. À cause de sa sonorité trop faible en plein air, elle a été supplantée par la sodina, une flûte dérivée du  » ney  » arabe. Son plus génial interprète, Rakoto Frah, mort en 1991, était la superstar de Madagascar : il était même probablement le seul musicien du monde dont le portrait figurât sur les billets de banque de son pays !
Mais c’est surtout l’accordéon qui s’est imposé dans les nombreux rituels magico-religieux malgaches. Inventé à Vienne en 1829, il a été aussitôt adopté au Palais d’Antananarivo, puis importé massivement par les Français dans les régions côtières. Aucun pays hors d’Europe ne voue une telle passion à l’accordéon, dont les Malgaches disent mystérieusement qu’il est  » l’instrument dont le son se rapproche le plus de la voix des défunts « . Il s’agit le plus souvent de l’accordéon diatonique (la note jouée n’est pas la même selon qu’on pousse ou tire le soufflet). Mais récemment, le Malgache Régis Gizavo s’est imposé comme l’un des meilleurs virtuoses de l’accordéon chromatique.
Madagascar a toujours été le pays extra-européen qui adopte le plus facilement les instruments européens. Outre la guitare et l’accordéon, le violon s’y est implanté au point d’y devenir à son tour un instrument  » néo-traditionnel « . Mieux, la viole à bras, ancêtre du violon devenu désuet en Europe dès le xviie siècle, ne survit aujourd’hui que dans le pays Bara, au sud-ouest de Madagascar.
Dans ces rapports très riches entre la Grande-Île et l’Occident, l’un des aspects les plus intéressants et méconnus est le jazz malgache. Dès les années 1920, Andy Razaf, un prince royal merina exilé à New York, devint l’alter ego de Fats Waller, le plus grand pianiste-chanteur des débuts du swing et de la comédie musicale.
Plus près de nous, Jeannôt Rabeson est l’un des pianistes les plus subtils et méconnus du style  » post-be bop « , et son fils Tony l’un des plus brillants batteurs actuels. Quant à la famille Rahoerson (notamment Nivo, merveilleuse chanteuse, et Serge, formidable multi-instrumentiste) c’est l’un des grands secrets les plus intimes du jazz parisien…
Il y a depuis peu une mode ascendante des musiques malgaches en Occident.
La plupart des professionnels de la  » world music  » font le pari que prochainement elle succèdera aux engouements récents, aussi imprévisibles que spectaculaires, en faveur des musiques du Cap-Vert, de Cuba, du Brésil…
Mais comme toujours, les goûts du  » vahaza  » (de l’étranger) ne coïncident pas forcément avec ceux des autochtones. Ainsi, même si le  » salegy « , musique de danse endiablée originaire du Nord fait un tabac à Antananarivo, seule sa superstar, le charismatique Jaojoby, a fait jusqu’ici une percée internationale que n’a jamais réussi un Rossy malgré le soutien de Peter Gabriel.
En revanche, des groupes polyphoniques plutôt marginaux sur place, comme Vaovy ou Senge, ont un succès croissant dans les festivals européens. D’autres comme Tarika ( » groupe  » en malgache) s’imposent au Canada et aux États-Unis.
La richesse inouïe des musiques malgaches fait que bientôt, si le pays réussit enfin à s’ouvrir vraiment sur l’extérieur, les musiciens en seront les meilleurs ambassadeurs.

A lire & à écouter  :
– Victor Randrianary :  » Madagascar, les Chants d’une Île  » (Livre-CD Actes Sud/Cité de la Musique)
– Didier Mauro & Émeline Raholiarisoa :  » Parole d’ancêtre Merina  » (Livre-CD Anako)
A écouter en cd :
Madagascar 1929-1931 (2 CDs Frémeaux/Night & Day)
Madagascar : Possession & Poésie (Ocora/Harmonia Mundi)
Rakoto Frah : Chants & danses en Imerina (Arion)
Madagascar : anthologie des voix (Inédit/Naïve)
Rakotozafy : Valiha Malaza (Globestyle/Night & Day)
Madagascar Côte Ouest (Prophet/Universal)
Fenoamby : Ravo (Cobalt/Mélodie)
The Legendary Mama Sana (Shanachie/Socadisc)
Rajery : Fenamby (Indigo/Harmonia Mundi)
Justin Vali/The Genius of Valiha (Unic Music/Night & Day
Jaojoby : Aza Ariano (Indigo/Harmonia Mundi)
Tombo Daniel : Toamasina Sérénades (Buda/Adès)
D’Gary : Akata Meso (Indigo/Harmonia Mundi)
Vaovy : Angira (Indigo/Harmonia Mundi)
Senge : Arembelo (Cobalt/Mélodie)
Tarika : Soul Makassar (Sankaï/Night & Day)///Article N° : 2991

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Les images de l'article
Jaojoby au "Glacier", le temple du "salegy" à Antananarivo © G.A.
Rajery dans son école de musique © G.A.





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