Le français, langue africaine

Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Jean-Louis Joubert

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Jean-Louis Joubert est un spécialiste de l’Océan Indien, professeur de littérature à l’université Paris 13 et directeur de publication de la revue Notre Librairie. Réagissant aux notions de génération, de postcolonialisme ou de francophonie, il revisite le statut de la langue française après le vent des décolonisations.

Le récent numéro de Notre Librairie  » nouvelle génération  » d’écrivains a suscité un débat. Voulez-vous rebondir sur certaines réactions suscitées par ce numéro ?
Ce numéro est reçu par certains comme une sorte de tableau d’honneur, où nous nous octroyons le droit de décerner des prix d’excellence et, bien sûr, ceux qui ne sont pas nommés peuvent être amers. Notre choix est peut-être contestable. Mais qu’il y ait discussion au fond, c’est une bonne chose. Nous ne prétendons pas du tout que les vingt ou vingt-deux écrivains choisis soient ceux que la postérité ratifiera. Nous avons choisi des écrivains que l’actualité a déjà révélés. Nous n’avons pas mis en avant les auteurs connus depuis dix ou quinze ans, même si du point de vue de la date de naissance, ils ne sont pas tellement plus vieux que les auteurs retenus. Il manque également les écrivains qui se sont révélés ou imposés tout récemment. C’est un problème vraiment insoluble. On aurait pu faire un panorama plus large, mais le problème est avant tout économique : c’est une question de budget.
Mais la notion de génération pose problème.
Certainement. Le terme de génération n’est pas le mieux approprié, il suppose le passage d’une génération à une autre. Or, nous avons fait une sorte de coupe chronologique, en choisissant les auteurs qui ont été au premier plan entre 1995 et 2002. Ce n’est pas une génération en tant que telle. Ils ne sont pas du même âge. C’est plutôt une homogénéité de lecture, mais en même temps, il y a beaucoup de différences entre eux. La notion de génération ici est discutable. Elle a été employée par Thibaudet dans les années 1930, quand il faisait une histoire naturelle de la littérature française.
Comme la génération, la francophonie est, elle aussi, une notion problématique. Vous avez assisté à sa naissance, à son évolution, à son institutionnalisation. Comment peut-on la définir aujourd’hui ?
Elle est de plus en plus indéfinissable. Il y a une francophonie institutionnelle, qui n’est pas négligeable, qui a de l’importance ne serait-ce que pour réguler un certain nombre de choses. Je suis en train de lire une thèse très intéressante soutenue à l’université de Limoges par une étudiante d’origine belge. Elle brasse le plus d’écrivains possible écrivant en français, mais venus d’ailleurs. Elle a beaucoup de mal à opérer des distinctions avec des auteurs comme Jorge Semprum, Samuel Beckett, qui, pour diverses raisons (exil politique, choix personnel) ont écrit en français – elle met dans le même sac des écrivains du Sud. Je crois qu’il y a des différences importantes. Et c’est la difficulté qu’on a à penser la francophonie. Parfois, les ensembles des textes francophones se réfèrent à des entités qui ne sont pas hexagonales. Au bilan, cette thèse est écrite du point de vue de l’Europe et ne voit pas qu’il y a des ensembles francophones articulés sur un pays, sur une communauté. Je prends toujours l’exemple de la littérature mauricienne. Il existe un ensemble très important de textes écrits depuis le xixe siècle qui ne sont pas sortis du pays, dont un ou deux auteurs de valeur que personne ne connaît en dehors du pays. Ce serait aussi la même chose pour la littérature haïtienne, celle du xixe siècle, qui est centrée sur Haïti. Il y a là quelque chose de très différent de cette francophonie universelle. Il y a aussi la prise de conscience des gens extérieurs, qui forment des ensembles horizontaux. Je pense aux écrivains comme Joseph Rabearivelo, qui n’est pas jamais sorti de son pays natal, mais qui correspondait avec Jean Amrouche, René Maran et une métisse franco-japonaise, Kikou Yamata, qui a traduit la littérature japonaise en français. L’Algérie, Madagascar et le Japon des années 1930, il y a déjà le sentiment qu’il se passe quelque chose qui est de l’ordre du réseau.
Vous parliez au départ de gens qui écrivent du point de vue occidental. Est-ce à dire que vous suggérez d’abord la prise en compte de l’histoire littéraire avant l’analyse des textes ?
Je crois que l’histoire littéraire est importante. Elle n’est pas indispensable pour une lecture de plaisir. Mais pour comprendre cette littérature, il faut quand même faire de l’histoire littéraire. Il y a beaucoup d’intertextualité dans la littérature africaine. Les jeunes auteurs écrivent par rapport à leurs aînés qu’ils connaissent très bien. Si on ne le comprend pas, on passe à côté de l’essentiel.
Comment situez-vous dans ce contexte Poétiques francophones de Dominique Combe ?
C’est l’un des meilleurs livres sur le sujet. Il a une vraie compétence, mais reste, peut-être, européocentriste. Il a d’excellents instruments d’analyse, qui sont ceux de la réflexion théorique de la dernière décennie. Il a écrit un livre remarquable sur la façon dont la poésie tend à se définir contre le récit. Mais il me semble qu’il ne fait pas assez la part à l’histoire littéraire. Il est du côté de la théorie, alors que je crois que l’histoire littéraire est importante pour les littératures francophones.
Votre réponse me permet de rebondir sur votre anthologie des littératures francophones d’Asie et du Pacifique publiée en 1997 chez Nathan. Je pense que vous avez été l’un des premiers à penser cette littérature autour de la langue française. Comment vous est venue cette idée ?
Je crois que cela tient à ma génération. J’ai eu 20 ans pendant la guerre d’Algérie. J’étais très concerné par cette guerre et très mobilisé, parce que j’avais au lycée à côté de moi un jeune Algérien qui a trouvé la mort dans les embuscades entre la Tunisie et l’Algérie. Et comme pour un grand nombre de gens de ma génération, le sens politique que l’on pouvait donner à un engagement était forcément l’anticolonialisme. Après l’agrégation, j’ai enseigné en France pendant deux ans. J’ai déposé ensuite un sujet de thèse, mais à l’époque aucun professeur français de la Sorbonne n’a voulu l’accepter. C’est finalement Georges Balandier, un anthropologue, qui m’a accueilli et m’a permis de déposer un sujet de thèse sur la poésie africaine, tout en me disant qu’il n’était pas le plus compétent pour me diriger. Je n’ai jamais fait cette thèse. Mon bon maître Balandier m’avait donné un conseil en me disant :  » Si vous n’allez pas sur le terrain, vous n’y comprendrez rien. Allez voir s’il y a des postes d’assistants dans les universités africaines.  » Il se trouvait qu’il y avait un poste vacant à Madagascar. Vivant à Madagascar, j’ai fait une sorte de petite révolution copernicienne. J’ai vécu dans la périphérie et lu ces littératures à partir de l’endroit où je vivais. Ça change tout par rapport à mes collègues français qui ne sont pas sortis sauf pour des missions de courte durée. Le fait d’avoir vécu à Madagascar a changé ma vision du monde. Je me suis aperçu que je ne pouvais pas avoir une vision franco-centrée. Il fallait regarder depuis l’extérieur.
Cette expérience à Madagascar fait de vous l’un des pionniers dans les études des littératures du Sud. On reste en France discret sur la notion de postcolonialisme, mise en avant aux Etats-Unis (cf Africultures 28). Quel est votre point de vue ?
Je pense que ces mouvements peuvent être utiles dans la mesure où ils dessinent un cadre avec des références. Mais c’est une notion dont je n’ai pas encore vu l’efficacité théorique. Je la vois comme classificatrice, nominaliste. En plus, j’ai un peu le même point de vue que certains de mes amis malgaches, qui la refusent avec beaucoup de véhémence, en disant que cette notion fait de la colonisation la colonne vertébrale de leur existence :  » Nous n’existerions que parce qu’il y a eu la colonisation. La colonisation a été un moment très regrettable et scandaleux à certains égards, positif à d’autres. Mais nous ne sommes pas que des postcoloniaux.  » Il y a eu en France des colloques, deux ou trois ouvrages là-dessus, qui sont à mon avis, des introductions à la théorie postcoloniale. Je crois que cette notion vaut la peine d’être mise sur le gril, pour voir si elle est efficace, si elle sert à quelque chose. Personnellement, j’en doute.
On a parlé de la francophonie, de ses limites, on a évoqué le postcolonialisme et ses limites. Certaines voix estiment qu’il est possible d’accoupler les deux notions.
Si on associe postcolonialisme et francophonie, il y a toute une partie des écrivains non français qui ne rentrent pas dans ce cadre. Le cas des exilés juifs de la Roumanie par exemple. Pour le Québec, la notion peut à la rigueur être opératoire. Pour la Belgique, la Suisse, elle reste discutable. Il ne faut pas mettre la notion de colonialisme à toutes les sauces. Elle n’est déjà pas si commode, parce qu’il y a plusieurs phénomènes de colonisation à travers l’histoire.
Récemment, lors d’un colloque à Tours, vous avez dit :  » La langue française permet de connaître d’autres cultures africaines, elle permet une connaissance de l’Afrique « .
C’est une idée qui a plusieurs faces. Une des choses qui m’ont le plus frappé quand je me suis rendu pour la première fois en Afrique centrale, à Brazzaville au début des années 1970, c’était d’entendre des Congolais parler entre eux en français. Et ça semblait tout à fait logique. J’ai par la suite compris que ces personnes n’étaient pas originaires du même endroit et n’avaient pas la même langue. Le français est finalement un vecteur de communication inter-africaine. Je suis tout à fait d’accord avec Pierre Dumont lorsqu’il dit que le français est devenu une langue africaine. Je sais que des chefs d’État comme Senghor étaient contre cette idée, parce qu’ils voulaient garder un français standard. C’est absurde, parce que le français évolue forcément lorsqu’il est intégré à un pays.
La deuxième idée est celle-ci : la connaissance sur l’Afrique s’est faite davantage dans des langues extérieures. Il y a certes une connaissance africaine, mais le savoir sur l’Afrique est souvent passé par des langues comme l’anglais, le français. On ne peut pas faire de travail historique sérieux sur les littératures africaines orales si on ne recourt pas aux documents du xixe  siècle rédigés par des missionnaires, des militaires. Le français est donc un outil de connaissance de l’Afrique. Un rôle qu’il joue plus ou moins bien, en fonction des époques. Une collection bilingue comme Classiques africains note des états de textes oraux à un certain moment de l’histoire et en donne aussi une interprétation par la traduction française, ce qui n’est pas négligeable pour des générations à venir. Beaucoup de langues africaines ne sont pas écrites et évoluent très vite. Le fait qu’il existe à un certain moment de l’histoire cette photographie de la langue est d’un grand intérêt scientifique.

Notre Librairie, revue des littératures du Sud,  » Nouvelle génération « , n°146, oct-déc. 2001, 144 p., 10,50 euros. ///Article N° : 3003

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