Edito 56

Des cultures, un pays !

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Le 7 août 1960, la Côte d’Ivoire se réveille prise au piège de ses frontières.
Le concept européen d’état-nation (étau-nation ?) se referme sur elle, imposant à sa population un simulacre de décolonisation sous le masque charmeur de l’indépendance. Un pays, un parti (unique pendant 30 ans), un président…
Et c’est parti pour le miracle ivoirien, l’eldorado africain, café surexcitant, cacao jusqu’à l’indigestion, coton et caoutchouc pour amortir la chute, inévitable… la vitrine qui se fissure, l’économie très vite dépassée par la démographie.
Alors le  » pays de l’hospitalité  » chanté dans l’hymne national devient celui de  » l’ivoirité « . L’étranger aux bras naguère si utiles, même sans papiers, devient soudain étrange, indésirable, suspect. Mais où commence cette étrangeté ? Où sont les frontières ? Qui est ou n’est pas ivoirien ? Qui l’est plus ? Qui l’est moins ?
L’affaire est aux mains des politiciens, et surtout des policiers. Le tarif du racket s’élève désormais à mesure que le nom sonne plutôt  » du nord « .
C’est alors qu’on commence à raisonner en termes de  » culture « . Ou plutôt de  » cultures  » au pluriel. Et doucement, à sa façon, Alpha Blondy, le métis de Baoulé et de Dioula, chante le rappel à l’ordre :  » Vous jouez avec le feu ! « .
Trop tard. La Côte d’Ivoire est en flammes. Les pompiers accourus avec leurs arrière-pensées de France et des pays voisins ne feront qu’endiguer l’incendie.
Car ce qui brûle ici ne s’éteindra jamais avec des armes ou de belles paroles.
Connaissance, conscience, raison, c’est ce qui manque tragiquement à ceux qui se disputent sans fin le pouvoir et les dépouilles de ce pays.
Connaissance de l’Histoire d’abord : tous les Ivoiriens sont étrangers. Si les Malinké, rebaptisés avec mépris  » Dioula  » (marchands) se sont implantés dès le XIII° siècle, suivis de près par les Senoufo, les Akan et les Krou (qui se disputent aujourd’hui le pouvoir au nom d’une préexistence sur le territoire de l’ivoirité) n’ont guère laissé de traces en Côte d’Ivoire avant le XVIII° siècle. Qui s’en préoccupe ?
Conscience de l’absurdité de ces querelles de droit d’aînesse : aucune antériorité historique ne justifie nulle part une préemption sur le pouvoir – sinon le Président des Etats-Unis serait un Sioux !
Raison dans l’appréciation de la situation présente, de cette dégringolade vertigineuse où les  » hauts d’en haut  » se disputent la responsabilité d’un suicide collectif.
Face à cette situation délirante, il fallait rappeler la réalité de ce pays : son capital humain méconnu au-delà d’un potentiel économique qui excite encore les plus basses convoitises. Il fallait dresser l’inventaire d’un patrimoine culturel phénoménal dans tous les domaines. Rappeler que la sculpture ivoirienne est encore vivante et qu’elle fut le modèle initial d’un art moderne considéré partout aujourd’hui comme universel. Souligner que la danse et la musique continuent de faire vibrer à l’unisson un pays que l’on croit déchiré et presque éclaté. Donner la parole aux comédiens, écrivains et poètes qui font de la Côte d’Ivoire un phare de la francophonie mais aussi aux gosses d’Abidjan dont les paraboles pimentées réveillent la langue française à coups de noushi et de zouglou.
Ivoirien façon façon ; étranger plus ou moins ; habitant sdf de ce pays depuis des générations ; sahélien épuisé par la traversée d’un désert qui n’en finit pas d’avancer ; métis sens dessus-dessous ; planteur déraciné ; taximan à l’affût du client ; artiste dépouillé par les pirates ; poète en mal d’exil…
C’est à vous qu’est dédié ce numéro, naufragés de ce rutilant navire à la dérive.
A vos cultures mélangées, à vos rêves confus dans un tourbillon de musiques.
A ce pays merveilleux, qui finira par être un jour le vôtre.

///Article N° : 3083

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