» Les Africains sont devenus auto-destructeurs « 

Entretien de Tanella Boni avec Zirignon Grobli (Extrait)

Abidjan
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Zirignon Grobli est psychanalyste se réclamant de Lacan, philosophe et peintre. Il a passé vingt-cinq années de sa vie en France. Rentré en Côte d’Ivoire en 1977, il vit et travaille à Abidjan. Il a publié, depuis 1979, plusieurs recueils d’aphorismes. Il reçoit ses patients dans son cabinet d’analyse, à domicile. Il expose ses peintures, des grattages, en Côte d’Ivoire et à l’étranger. En 1993, aux Grapholies d’Abidjan, il reçoit le prix des Nations. En 1996, il fait partie du groupe Traces. En février 2001, il initie, avec d’autres peintres, un Salon des Lagunes (SALA). Il y a, dans sa pensée, une conception du bois sacré comme  » reste « . Il pratique ce qu’il appelle  » art thérapie  » et cet art donne naissance à  » de beaux restes « . Extraits d’un long entretien avec Tanella Boni sur l’art et la culture, la philosophie et la psychanalyse.

Comment peut-on être psychanalyste, philosophe et peintre et faire l’éloge de la Tradition ?
Quand on considère les traditions dans le monde occidental, le monde chinois ou indien… et qu’on les compare aux traditions africaines, on constate que celles-ci sont plus archaïques. Cela se voit dans les systèmes d’initiation. Un élément très important de la philosophie de la vie africaine, c’est le bois sacré. Cela me remplit de ravissement quand je pense au bois sacré. Dans ma région, il n’y en a pas, mais je me réjouis que cela existe ailleurs en Afrique.
(…) Le bois sacré postule qu’à l’origine il y avait une forêt primitive où hommes et animaux vivaient ensemble. Les hommes ont abattu une partie de la forêt pour les cultures et pour la vie. Ils l’ont fait fructifier. Mais la sagesse des hommes a été, dans leur rage contre la mauvaise mère, la Nature, de ne pas tout détruire, de laisser un reste, le bois sacré où sont consignées toutes les semences. C’est un reste-témoin. Cette idée de reste est toujours là. On mange, on jette un peu, on verse un peu de boisson par terre. On partage avec ceux qui sont morts et qui ne sont pas morts. L’idée d’éternité des morts s’impose à moi en tant que philosophe. Nous sommes toujours en rapport avec ceux qui sont partis. Nous éprouvons le besoin de les ressusciter, de les diviniser, de les faire vivre dans l’art car l’homme ne peut admettre l’idée de la néantisation absolue. Tout ce qui disparaît est supposé retourner dans la forêt sacrée reste-témoin…
Ce bois sacré en tant que reste-témoin est-il le lieu de la Tradition (avec une majuscule) ?
Dans le bois sacré, je le pense, il y a des cours d’eau, des grottes, des lieux où les initiés et les impétrants doivent se retrouver pour créer la culture sous l’inspiration des esprits des morts, des ancêtres qui habitent ces lieux. C’est pour cela que je considère mon atelier comme un bois sacré, mon cabinet d’analyse comme un bois sacré ; parce que quand je suis là, tout seul, ma tête est pleine de tous mes morts, de tous les morts du monde… Des morts et des vivants peut-être. Mais quand je suis dans mon atelier, je suis plus sensible à la présence des morts. Ils sortent de leur trou, ils se manifestent et c’est avec eux que je travaille.
Mais comment passe-t-on de la Tradition à l’Initiation ? Ou plutôt la Tradition est-elle Initiation ?
La  » clairière de l’être  » comme l’appelle Heidegger, ou le monde socialisé, a été mis en place par des initiés porteurs de phallus et qui pouvaient ne pas se soumettre à la Nature. Il faut supposer qu’à l’origine il y a eu des gens comme ça, puissants, qui ont eu la capacité de connaître, de penser, d’être saisi par l’esprit de la Nature et de dialoguer avec cet esprit pour créer la culture. En Afrique, de tels humains sont appelés  » initiés « . L’homme, à l’origine, était donc cet être auto-déterminé, le Père qui avait la capacité de comprendre que la Nature n’était autre qu’un colosse aux pieds d’argile qu’on pouvait vaincre. Celui qui, le premier, a donné un coup de machette à la Nature ou a été capable de domestiquer un animal, c’est celui-là le premier initiateur. Ce même homme a pensé aussi que les hommes tels quels sont androgynes. Ils ne sont pas viables, ils ont besoin d’être déterminés sexuellement et la femme aussi. Ainsi, l’homme et la femme avaient besoin d’entretenir des rapports de complémentarité pour que la société soit vivable. Les initiés le disent. Car de même qu’on abat la forêt, qu’on fait un espace de culture qu’on ensemence pour vivre des fruits de la terre, de même on a eu besoin de dire que dans la Nature il y a un homme et il y a une femme. Seulement l’un et l’autre sont androgynes et cela crée des conflits…
Je vois que nous sommes au cœur d’un débat actuel…
Moi je pense qu’il y a quelque part dans le monde des gens qui sont contre les Africains et qui ne veulent pas que cette philosophie africaine voit le jour. C’est pour cette raison qu’on est en train de tirer à boulets rouges sur l’excision et la circoncision… Il est vrai que ces deux pratiques ne sont plus adaptées parce que les gens qui les font n’en ont plus les moyens initiatiques nécessaires. Ils prennent des couteaux de cuisine, ils font n’importe quoi, c’est artisanal. Mais l’idée en soi est belle. Elle est à l’origine de la psychanalyse. Dans aucune culture du monde occidental ou oriental on ne trouve cette idée de bisexualité imaginaire et de la nécessité de la circoncision, c’est-à-dire de la détermination sexuelle. La circoncision est un acte symbolique pour initier l’homme et en faire un être accompli dans la société. Les Bambara le disent clairement. Je pense que cela cache quelque chose qu’on réduise la sagesse africaine à cette barbarie qui consiste à mutiler les femmes. La Tradition s’est dégradée, est devenue sadique, parce que les Africains eux-mêmes sont devenus auto-destructeurs.
Une société comme la nôtre où il n’y a pas d’initiés porteurs de la loi de la connaissance de la nature humaine est une société androgyne, une société de confusion des sexes. Il faut que les psychanalystes le sachent. Ils n’ont rien compris. Ils font semblant de travailler à quelque chose. Ils ne sont même pas arrivés à la cheville des initiés africains. Ils ont repris superficiellement, au xixe siècle, quelques notions dans les théogonies. Ils les ont rationalisées, ils ont construit un système à partir duquel ils ont reproché aux Africains de ne pas avoir atteint un niveau de vie rationnelle…
Quel est le propre de l’initiation africaine ?
L’homme naît ignorant et l’ignorance c’est le mal comme disent les Bambara. Le propre de l’initiation, c’est de détruire cette ignorance-là pour amener l’homme à la détermination. Il n’y a pas plus philosophique que cette conception. Au début, l’homme erre dans la Nature et, comme les animaux, il était porté au jouir, à la liberté des sens. Or nos pères ont compris que cet homme-animal enclin à être l’esclave de son jouir était un être associable. Il fallait donc réduire l’empire des sens pour dégager le bon sens et faire de l’homme un être responsable ; un homme chez qui le principe de réalité l’emporte sur le principe de plaisir. C’est ce que les ancêtres ont compris. Car l’homme n’est pas  » un hippopotame aveugle  » dans la forêt qui pense qu’il est tout puissant alors qu’il est fragile et que ses sens l’amènent à sa perte… Cet hippopotame doit être décillé. L’homme ignorant est un homme aveugle qui a une broussaille de cils… Ce qui a manqué à l’Afrique, c’est des gens capables , disponibles, aptes à repenser cette tradition pour en dégager le sens. Ce ne sont pas des choses primitives. Elles sont limpides…

Zirignon Grobli a publié trois recueils de poèmes : Point de suture (Silex Ed. 1989), Dialogue avec les beaux restes (Presses universitaires de Côte d’Ivoire, 1999, cf Africultures 28) et Libération de l’âme captive de la matière (L’Harmattan, 2001, 2 tomes). Le cinéaste ivoirien Idriss Diabaté a consacré à Zirignon Grobli un film de la série  » Vous avez dit peinture « . Lire également « Se libérer pour peindre », entretien avec Zirignon Grobli in Africultures n°3.///Article N° : 3094

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