La leçon du petit-fils de Dieu

Entretien de Jean-Servais Bakyono avec Vincent Niamien, designer, lauréat de Dak'Art 96

Dakar et Abidjan
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Ton parcours artistique t’a-t-il préparé à marier le bois et le fer, au point d’ennoblir ces deux matériaux en apparence opposés dans les lignes de design mobilier que tu conçois ?
J’ai été formé aux Beaux-Arts d’Abidjan en section architecture d’intérieur. Par la suite, je suis allé poursuivre mes études aux Arts décoratifs de Nice. J’ai étudié l’environnement après l’architecture d’intérieur. Pour mon diplôme de fin d’études, je me suis tourné vers le design. L’école avait éclaté et on pouvait s’intéresser à ce qu’on voulait. Il y avait des professeurs qualifiés pour diriger les étudiants vers la spécialité choisie. Je me suis consacré aux objets, en particulier les chaises. La chaise traditionnelle a une histoire particulière qui me permet d’exprimer mes préoccupations en m’inspirant de sa forme et de sa fonction. Les chaises m’inspirent dans leur ensemble, mais aussi tout ce qui est mobilier traditionnel sous l’angle de la chaise. Parce que, dans tous les secteurs, que ce soit en peinture, que ce soit en sculpture, j’ai fait le constat suivant : il n’y a pas eu de continuité dans la création. Il existe du mobilier traditionnel mais pas de mobilier contemporain, créé par des architectes, des plasticiens, des créateurs, des penseurs. Les artisans fabriquent des objets d’art mais leur création n’est pas très poussée. Il y a eu comme une cassure. Je me suis dis que, de par ma formation d’architecte d’intérieur, je peux réfléchir sur ces genres d’objets qu’on retrouve dans les musées, mais pas dans les salons. De façon quotidienne, les gens ne les utilisent pas. J’ai essayé de les repenser un peu, en observant et en essayant de puiser dans les formes les symboles qui sont sur ces objets pour proposer quelque chose de moderne et d’actuel.
Tu développes dans la conception de tes chaises un langage à connotation symbolique à partir du triangle, du croissant, etc. Bien que tes œuvres soient stylisées, elles allient esthétique et fonction utilitaire. Au-delà de ces différentes formes que tu déclines en te référant au statut de l’homme dans la société, célébrerais-tu les fonctions de la chaise, surtout que certaines renvoient à la fois à un pouvoir monarchique et spirituel ?
Mon intention n’est pas de célébrer ceci ou cela. Ce n’est point volontaire. Un designer français, Philippe Stark, disait que la façon de s’asseoir dans une chaise change selon l’individu. Dans une assemblée, les gens s’identifient en fonction de leur manière de s’asseoir. Ce n’est donc pas moi qui affecte à telle ou telle chaise sa fonction. La société est ainsi faite, il y a des nantis, des moins nantis, des bourgeois, des prolétaires. Quand ils arrivent dans une assemblée, ils ne s’asseyent pas tous de la même façon. J’ai observé ces comportements que j’essaye de traduire au niveau des objets. Cette observation est valable aussi pour la symbolique de la composition des chaises. Au départ, je travaillais beaucoup avec le trépied. Après mes études aux Beaux-Arts, j’avais très envie de voir autre chose, de sortir de mon pays pour découvrir ce qui se passe ailleurs. J’ai eu cette chance de partir en France où j’ai pu voir ce qui se faisait au niveau des arts. Au bout d’un certain temps, j’avais envie de revenir chez moi, et une fois chez moi, au bout d’un certain temps, l’envie me prenait de repartir. J’ai alors procédé à mon analyse pour trouver mon équilibre. Il en a résulté qu’il ne s’agissait ni de rester là-bas, encore moins ici, mais qu’il s’agissait plutôt d’essayer de composer avec ma culture traditionnelle et la culture moderne. Au contact avec l’Occident, j’ai acquis quelque chose en allant à l’école et qui est en moi, dont je ne peux me défaire même si je le veux. J’ai essayé de traduire cela à travers les objets pour dire que, pour moi, l’Africain actuel trouverait son équilibre en puisant à la fois dans sa culture traditionnelle et la culture occidentale avec lesquelles il est en contact ou a été en contact. Avec ces deux éléments, il peut tenter de trouver un troisième élément ou un autre personnage pour assurer son équilibre. Par exemple, ce sont ces trois pieds que j’ai voulu traduire à travers cette chaise.
Cette chaise qui est entièrement en bois symbolise la puissance. Elle semble être destinée à un dignitaire voire à un roi, ce à quoi elle renvoie par sa forme et ses lignes épurées. Pourquoi a-t-elle été conçue uniquement dans le bois ?
Mes compositions obéissent à un esprit de trinité. Je suis issu du centre de la Côte d’Ivoire où il y a assez de bois, donc il valait mieux l’utiliser mais pas comme les artisans. En assemblant le bois et le métal, j’ai voulu symboliser la symbiose des connaissances techniques et scientifiques. Le bois et le métal sont des matériaux qui m’aident à m’exprimer et à traduire ce que j’ai envie de dire. Comme il y avait chez moi beaucoup de bois, autant m’en servir à bon escient ! Le bois représente le côté naturel et le métal renvoie à la maîtrise de la technologie, l’évolution d’un certain nombre de techniques qui sont la propriété des pays occidentaux. J’ai essayé de faire une composition avec ces deux éléments pour donner un dynamisme aux œuvres conçues.
Que recouvre les noms de tes œuvres ?
Quatre œuvres ont été retenues pour la biennale de Dak’Ar 1996. La grande chaise réalisée entièrement en bois s’appelle Nsiè et elle est dédiée à mon père. La table triangulaire en bois et métal avec des câbles en acier, est baptisée Souami en hommage à ma mère, ce qui veut dire, traduit mot à mot,  » porte–moi « . Je donne à mes pièces les noms de mes parents ou des proches qui m’ont marqué jusque-là dans mon parcours – à commencer par mon père et ma mère, les gens auxquels je suis très attaché pour l’instant. La petite chaise en bois que j’ai conçue en hommage à quelqu’un s’appelle Bolati, ce qui veut dire,  » la forêt n’a ni tête, ni queue « . La quatrième chaise s’intitule Blenbi en référence à l’esprit de royauté, à quelqu’un qui est riche.
Envisages-tu, à l’avenir, dans ta conception du design mobilier d’associer d’autres matières, précisément les tissus ?
Pour l’instant, je n’en utilise pas. J’ai rencontré des amis qui font des recherches dans l’ameublement, sur les pagnes et les tissus de Korhogo, mais comme je travaille uniquement sur les chaises et pas encore sur les canapés, je ne ressens pas encore le tissu ; je n’ai pas mûri la réflexion sur la question. Cela ne veut pas dire que ça ne m’intéresse pas. Je suis en train de poursuivre la réflexion afin de voir comment associer le tissu africain au bois et pour en tester l’effet. Je travaille beaucoup avec le framiré, l’acajou, tous les bois même le rouge et le bois massif. Par contre, je ne suis pas porté sur les placages, mais j’aime les bois un peu tendres qui ont une belle veine.
Quelles sont les dispositions que tu as prises pour que tes œuvres soient à la fois largement diffusées et à l’abri du piratage ?
C’est justement pour me mettre à l’abri du piratage que j’ai attendu. J’ai toujours eu peur du piratage. Comme ce n’est ni une peinture, ni une sculpture, mes œuvres peuvent être facilement recopiées. C’est vrai comme tu 1’as tantôt dit que les gens qui ont les moyens peuvent reproduire mes œuvres, mais si je veux me fier à cela, je vais crever avec mes dessins et le peu que j’ai pu réaliser dans mon petit coin. Un de mes amis, un peintre français, m’a dit :  » Quand on te copie quelque part, c’est une reconnaissance aussi « . Après plusieurs réflexions avec des amis, je me suis dit qu’il faut essayer, bien qu’il n’y ait pas de structures solides, de protéger ce genre de travail. S’il y a une honnêteté intellectuelle au niveau de l’art, c’est le travail effectué par les médias qui saura faire la part de vérité sur ce qui va dans le sens de cet esprit de créativité. Je souhaite que les artistes travaillent dans le même esprit pour qu’il y ait un engouement. Je ne peux rien pour l’instant contre le piratage.
As-tu déposé les dessins de tes œuvres au Bureau ivoirien du droit d’auteur (Burida) ou ailleurs pour bénéficier de leur protection ?
J’ai effectivement déposé des croquis et des photos de mes œuvres au Burida mais je me dis que ça ne sert pas à grand chose. Si, par exemple, je vois un petit menuisier du côté d’Abobo ou sur la route de Grand Bassam en train de faire la même chose, je ne vais pas le traduire en justice, parce que ça ne donnera absolument rien. En revanche, si quelqu’un de financièrement assis s’adonne à cette pratique, peut-être quelque chose doit être fait dans ce sens. Si je ne peux rien faire contre (…), la vie continue.
Une reconnaissance qui appauvrit est, à mon sens, de l’assassinat. Qu’envisages-tu pour que tes œuvres soient accessibles à la grande masse ?
J’ai participé à l’exposition d’Artefact’96, parce que je suis sensible à la situation de l’enfance déshéritée. Je suis en train de mettre sur pied une structure pour répondre à la demande des gens. J’essaye de créer, produire, pour proposer d’autres choses plus intéressantes encore.
As-tu pensé à confier la diffusion exclusive de tes œuvres à une structure ?
La diffusion ! je ne l’ai confiée à personne. Il faut que je mûrisse cette idée avant de me confier à une structure, parce que je ne voudrais pas regretter demain. (…) Je suis branché sur les chaises, parce qu’il y a une petite histoire entre elles et moi. Je conçois des tables basses, des consoles, des commodes, des lits, des placards, en fait tout ce qui est mobilier. Je me consacre à tout ce qui a un volume. Je travaille, pour l’instant, sur une série de bancs et de consoles. Je fonctionne par période en me consacrant à une chose, parce que je ne peux pas me disperser. Je n’arrive pas à faire deux choses à la fois.
Ton père était sculpteur et orfèvre. Le travail de l’or te tente-t-il ?
J’y pense. Les jeunes de chez moi travaillent pour des joailliers, des bijoutiers et des boutiques. Mais, pour moi, mes parents qui travaillaient selon des techniques archaïques n’ont pas su se renouveler. Je pense faire quelque chose qui renouvelle leur technique. J’enseigne un peu mais je ne pense pas que l’enseignement soit mon travail. L’enseignement m’intéresse, parce que j’aime communiquer et partager mon expérience avec ceux qui sont en face de moi.
Peut-on porter un nom comme Niamien qui signifie  » Dieu  » et ne pas se convaincre que l’on est investi d’une mission salvatrice ?
Cette question est compliquée. Je n’ai pas dit tout mon nom. Il m’arrive d’y penser. À partir du moment où tout homme sur la terre est une créature de Dieu, il se sent quelque part investi d’une mission. J’ai la chance, peut-être, de porter ce nom. Et, des fois, je m’amuse à dire que  » je suis le petit-fils de Dieu « . Peut-être cela fait-il que j’ai envie de pousser mon travail plus en profondeur. Mais, en même temps, je me dis que je n’ai rien de particulier à prouver par rapport aux autres.
Le fait de t’inspirer de la chaise en tant qu’elle est le symbole d’un pouvoir monarchique participe-t-il de ta mission de démystifier le totalitarisme ambiant ?
Démystifier le pouvoir, cela m’intéresse. J’admire beaucoup les êtres humains qui aiment ce qu’ils font, qui ont beaucoup d’humilité et de personnalité. J’admire un artiste quand je le trouve cohérent au niveau de ce qu’il dit, de sa pratique et de ce qu’il pense. Quand il y a une cohérence entre ces trois éléments – ce qui renvoie à l’équilibre de la trinit頖, quand je constate que ces trois éléments fonctionnent, je peux tomber amoureux de cette personne, que ce soit un artiste ou que ce soit quelqu’un d’autre.
En même temps que tu démystifies le pouvoir, tu démontres que tu n’es pas une personne fermée, en ce sens que tu conçois à partir des rebuts de la société des objets pétris de noblesse.
Les matériaux de récupération ! J’arrive difficilement à me défaire des vieux objets. J’ai, chaque fois, envie de les transformer, si bien que je vais souvent me balader à la  » casse  » pour récupérer tout ce qui ne sert plus, pour le réutiliser. Parce que je me dis qu’une chose ne meurt jamais ; après la mort, une vie continue quelque part. C’est dans ce sens que les objets de récupération m’intéressent. Parallèlement à ce fait, je m’intéresse également aux matériaux de récupération, parce que j’ai envie de leur redonner une autre vie, une autre dimension.
Ta démarche est différente de celle de l’artiste béninois Dantokpa, qui se plie à la forme préexistante dans le matériau récupéré, tandis que toi tu l’ennoblis.
Quand je vois un objet, je le détourne de sa fonction primordiale pour lui en redonner une nouvelle. Avec les tambours d’une voiture, je peux faire un pouffe, une table basse ; de même avec les grilles alvéolées, je peux en concevoir.

///Article N° : 3129

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