« La mode n’est pas encore perçue comme une industrie »

Entretien de Jean-Servais Bakyono avec Pathé'O, modéliste et styliste

Bamako
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Modéliste et styliste, Pathé’O, dont la griffe s’exporte sur le marché du continent et en dehors, dresse l’état des lieux de la mode, après l’ouverture de sa boutique logée à l’hôtel Salam de Bamako. Entretien.

Le marché du prêt à porter est-il rentable à Bamako, au point d’y ouvrir une boutique ?
Un marché rentable ! C’est trop tôt pour le dire. La politique commerciale de la maison Pathé’O va d’abord dans le sens de la promotion de la mode africaine dans les pays africains. C’est une des raisons qui nous a poussés à ouvrir cette boutique à Bamako. Nous, les créateurs, nous sommes des fous. Nous ne procédons pas à des études de marché pour vérifier si le projet est viable. Mais ce qui nous guide, c’est le sens du devoir et la conviction que nous avons sur le produit que nous fabriquons, et voir s’il mérite d’être vulgarisé, en allant vers les populations. C’est dans ce souci que nous développons un réseau de boutiques. Ce sont des investissements personnels. C’est un peu la folie qui nous habite, mais nous croyons en cette folie. Il est de notre devoir de poser ces bases-là, sinon qui le fera à notre place ? Les gens continueront à s’habiller avec des vêtements qui viennent d’ailleurs, mais nous devons nous évertuer à les amener à consommer ce que nous produisons à partir de la matière africaine qui est, en plus, de bonne qualité. Bamako est un marché potentiel, parce que j’ai conquis une clientèle importante avant de m’y installer.
En vous rapprochant de Bamako, cité de vieille tradition dans le domaine du pagne tissé et du tissu teint, espérez-vous faire baisser les coûts de ces matières que vous utilisez pour vos lignes de vêtements ?
Le coût de cette matière sera certainement réduit, mais il y a aussi le revers de la médaille. Est-ce qu’un pays qui est habitué à la teinture traditionnelle consomme les produits à base de cette teinture-là de la façon dont nous l’utilisons ? Une des raisons qui m’ont poussé à aller à Bamako, c’est que c’est une ville culturelle et artistique. On a tout devant soi. Il suffit de prendre cette matière-là pour la valoriser, la transformer et la moderniser. C’est vrai que la teinture envahit les rues de Bamako, mais nous avons une manière nouvelle de l’utiliser. C’est d’ailleurs ce qui pousse les Maliens à consommer ce que nous produisons. Par exemple, le voile est utilisé pour la confection des boubous, mais nous l’utilisons aussi pour créer des chemises qui plaisent à beaucoup de consommateurs, que ce soit à Bamako ou ailleurs.
L’utilisation des pagnes luxueux et tissés pour votre nouvelle ligne de vêtements, comprenant des robes de soirée, des tailleurs et des tuniques, correspond-elle à une demande ?
Cette matière-là n’est pas à la portée de tout le monde, étant donné que son coût de fabrication est assez élevé. La texture est très rare, en plus ce sont des tissus uniques. Je l’ai introduite pour montrer une autre facette des possibilités d’utilisation de la matière africaine pour faire de la haute couture, en concevant des tenues de qualité pour une certaine catégorie de personnes. C’est pour ces raisons que j’utilise cette matière, mais la collection n’est pas rentable. De plus, la confection de ces tenues exige beaucoup de moyens, parce que c’est un travail fait main et je crois que beaucoup de femmes élégantes de Bamako aimeront en porter. Nous avons voulu montrer la qualité qui peut être obtenue dans la matière tissée africaine pour la haute couture. Pour le défilé, la première dame du Mali, Mme Alpha Konaré, portait une tunique taillée dans cette matière qui a suscité beaucoup de commentaires. Ces tenues souples et légères sont proposées à des prix abordables.
La collection Sahel s’est non seulement enrichie en coloris, mais en plus les lignes sont diversifiées et vous innovez en incrustant sur certaines, en trompe-l’œil, la traditionnelle écharpe que les femmes affectionnent ?
La collection Sahel, lancée voilà bientôt deux ans, continue son chemin, parce qu’il y a une diversification du tissage, des couleurs et même du genre de tissu tissé. Sur cette base, nous avons diversifié les formes et les couleurs. C’est ce qui nous a conduit à concevoir cette tunique longue où l’écharpe, au lieu d’être jetée sur l’épaule, est incrustée, pour rappeler à la femme africaine qu’elle peut être bien habillée. Quant au tissage, nos tisserands ont certes les compétences et l’expérience, mais il faut leur donner une ligne de conduite. Il faut les amener à développer une technique de tissage pour que la couleur soit fixée. Nous avons effectué ce genre d’expérience pour aboutir à la réalisation de la matière utilisée pour la collection Sahel.
De toutes les lignes de vêtements que vous venez de lancer, laquelle accroche plus la clientèle ?
La clientèle en Afrique est diversifiée, tandis qu’en Europe, chaque année, les créateurs imposent une couleur, une ligne, une forme. En Afrique, nous ne pouvons pas le faire, parce que nous sommes obligés de travailler toutes les lignes, toutes les formes, toutes les couleurs. Côté hommes, nous vendons beaucoup de chemises, par exemple la  » chemise Mandela  » dont la clientèle de Bamako raffole. Côté femmes, ce sont les lignes légères qui sont prisées, mais avec une gamme de couleurs africaines.
Quand envisagez-vous d’étendre votre réseau de boutiques – la priorité est pour le moment accordée à la sous-région – à l’Afrique du Sud, où vous disposez d’une clientèle potentielle ?
L’Afrique du Sud, surtout Johannesburg, fait partie de la liste des pays qui doivent accueillir une de mes boutiques. La mode, en Afrique, n’est pas encore perçue comme une industrie qui rapporte de l’argent. Le couturier est seul à se battre. C’est sur fonds propres que je m’installe. Il n’y a pas d’hommes d’affaires qui acceptent d’investir dans ce domaine. Quand nous arriverons à avoir des partenaires qui croiront en nous, pour reconnaître qu’en investissant dans la mode, ils en auront pour leur compte, ce sera plus facile pour nous de nous développer. L’Afrique du Sud est un gros marché que nous pouvons pénétrer en fabriquant en quantité et en qualité. Cela demande beaucoup de moyens. Pour le moment, notre objectif c’est d’abord l’Afrique de l’Ouest. Il y a eu certes une boutique à Libreville, au Gabon, mais nous comptons nous implanter davantage dans la sous–région : Accra, Dakar, etc. Nous pourrons, ensuite, penser à l’Afrique du Sud où nous avons des contacts très poussés. Tout dépendra de l’issue des négociations que nous sommes en train de mener.
L’ouverture de la boutique à l’hôtel Salam de Bamako inaugure-t-elle la série de défilés programmés cette année ?
La maison Pathé’O a une autre façon de voir la mode. À Abidjan, la mode a beaucoup chuté. La raison est simple : il fut un temps où on associait toutes les manifestations aux défilés de mode, de sorte qu’ils sont devenus comme un spectacle et non une opération commerciale. Nous ferons désormais des défilés ciblés, soit à l’ouverture d’une boutique, soit au lancement d’une collection. Le défilé spectacle ne nous intéresse pas ; ce qui nous intéresse, c’est le défilé destiné aux femmes qui viennent voir pour effectuer des commandes. C’est la raison pour laquelle nous n’acceptons plus des invitations sur Abidjan pour participer à des soirées accompagnées de musiciens, qui viennent noyer le créateur avec leur musique. Nous allons professionnaliser les défilés.

///Article N° : 3131

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