Réformer pour faire fonctionner le marché du livre scolaire

Entretien d'Hélène Kloeckner avec Serge Kouam, directeur de l'Africaine d'édition et de services (AES, Cameroun)

Septembre 2003
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Depuis quand publiez-vous des livres scolaires ?
Nous existons depuis 1995, et nous éditons du scolaire depuis 2000. Nous sommes indépendants dans le sens où les capitaux sont détenus à 100 % par des Camerounais, il n’y a pas de capitaux de multinationales.
Qui sont les autres éditeurs de scolaire au Cameroun ?
Le Cameroun est officiellement bilingue, il y a donc des éditeurs anglophones et des éditeurs francophones. Dans la partie francophone, qui représente 80 % du marché, il y a principalement les éditions CLE, qui existent depuis quarante ans, de toutes petites structures comme le CREAC et les éditions Plage, qui ont chacune un seul livre inscrit au programme, et des presses universitaires. Tous ces éditeurs représentent moins de 5 % du marché du scolaire. L’essentiel de ce marché est contrôlé par des éditeurs français, qui travaillent à distance, avec un relais sur place au niveau de la distribution. L’approche est différente dans la zone anglophone : les grands éditeurs britanniques ont délocalisé, ils ont créé des filiales sur place avec des représentants réellement installés dans le pays.
Quelle part de votre chiffre d’affaires l’édition scolaire représente-t-elle ?
Une petite part. Les choses ont beaucoup changé au Cameroun. Avant, une des conditions pour s’inscrire au lycée était de disposer des livres scolaires. Depuis 1994, cette condition a disparu : du fait de la crise des fonctionnaires de 1992 et de la dévaluation du franc CFA de 1994, le pouvoir d’achat a baissé de 70 % et la pauvreté a augmenté. On ne pouvait donc plus exiger des élèves qu’ils aient les manuels pour la rentrée. Il existe en outre un système de différenciation au niveau des matières : le français et les maths par exemple ont un coefficient plus important. Les livres de français et de maths sont donc privilégiés par les élèves et leurs parents. Nous avons un livre d’éducation civique pour la sixième au programme, mais cette matière n’est pas considérée comme importante par les parents. Pour faire ce livre, en 2000, j’ai dû monter un dossier bancaire. Mais comme les effectifs scolaires n’étaient pas encore chiffrés précisément, je me suis basé à l’époque sur des estimations, qui donnaient le chiffre de 300 000 élèves en sixième. Pour mon estimation personnelle des chiffres de vente, j’ai pensé qu’un élève sur trois achèterait le livre, ce qui fait 100 000 élèves. Au final, j’ai imprimé 15 000 exemplaires, et en trois ans, je n’en ai vendu que 5000 !
Comment les livres scolaires sont-ils inscrits au programme ?
Selon la réglementation, il y a trois livres au choix maximum pour chaque matière. Dans chaque lycée, un conseil d’enseignement élu choisit un des trois livres et l’inscrit sur sa liste. À chaque éditeur de se battre pour que son livre soit retenu sur la liste. Mais tout cela est théorique, car sur le terrain perdure le système ancien, dans lequel le proviseur assume tous les pouvoirs, ce qui créé un contexte de corruption : certains éditeurs vont dans les établissements avec des enveloppes pour que leurs livres soient au programme. Mais les éditeurs locaux n’ont pas les moyens de corrompre ! Les journaux ont décrié la lenteur de la mise en œuvre des réformes, car ces réformes éviteraient qu’une seule personne détienne tous les pouvoirs, et donc limiteraient la corruption.
Quand un livre scolaire est choisi, combien de temps reste-t-il sur les listes ?
Trois ans maximum. Ensuite, il y a une réévaluation. Pour les livres inscrits sur les listes en 2000, on doit donc préparer des éditions actualisées pour 2003, avec toujours la possibilité qu’ils ne soient pas retenus cette fois-ci.
Y a-t-il une obligation d’actualisation, de réédition ? Ou un même livre peut-il être présenté de nouveau trois ans plus tard ?
Il faut tenir compte de la concurrence : si vous vous apercevez que les autres éditeurs sont mieux placés, vous devez réunir une équipe pour faire une deuxième édition du ou des livres que vous voulez présenter, afin qu’ils soient enrichis soit au niveau du contenu, soit au niveau de la présentation. Jusqu’à maintenant, nous avons cinq livres au programme, dont un seul pour l’enseignement général. Les autres sont destinés à l’enseignement technique. Il y a une forte pénurie de manuels dans ce domaine. Les éditeurs installés depuis quarante ans ne s’y intéressent pas. Je cherche toujours à comprendre pourquoi !
Une chose est d’avoir un livre au programme, une autre est que les parents aient les moyens de l’acheter. Même les enseignants ne possèdent pas toujours le manuel inscrit au programme, comment font-ils pour préparer leurs cours ?
N’est-il pas possible de vendre vos livres aussi dans la sous-région ?
Plusieurs paradoxes sont liés à cette situation du livre. Les éditeurs du Nord ne s’attaquent pas à des marchés nationaux, car ce n’est pas rentable. Ils travaillent sur des marchés régionaux : quand ils conçoivent un livre, celui-ci doit pouvoir s’adapter au Cameroun, au Sénégal, au Gabon… Comme les systèmes éducatifs de ces pays sont très différents les uns des autres, ces livres intègrent toutes les disparités. Un éditeur local ne peut travailler que sur son marché national : nous travaillons sur la base du programme du Cameroun, nous ne disposons pas des programmes du Tchad par exemple !
Pourtant il existe des projets de mise en place de programmes communs, du moins pour certaines matières, comme le français ou les mathématiques.
Oui, les ministres de l’Éducation se rencontrent de temps en temps pour élaborer ces programmes communs, mais ils en sont encore à chercher des solutions. Et la réalité sur le terrain, c’est que les mastodontes de l’édition ont eu la sagesse de s’attaquer aux matières de base, celles justement qui pourraient entrer dans le cadre des programmes communs. Nous qui arrivons maintenant dans le scolaire, nous n’avons donc comme marge que les matières délaissées par les gros éditeurs, c’est-à-dire celles qui se vendent le moins. Pour que le marché du livre scolaire fonctionne, il faut faire des réformes, mais ça sort du domaine de compétence des éditeurs.
Quand vous préparez un livre scolaire, vous n’êtes pas certain qu’il sera inscrit au programme.
Non, nous faisons le livre à nos risques et périls. Nous devons en présenter sept exemplaires à la commission. Les gros éditeurs peuvent faire de la micro-édition, imprimer en interne, avec des machines performantes, les exemplaires de démonstration uniquement. Pour nous, le risque est énorme, car en raison des économies d’échelle spécifiques dans l’édition, nous devons faire imprimer d’emblée un nombre conséquent d’exemplaires. Si le livre n’est pas inscrit au programme, nous perdons notre argent.
Aucun système de gratuité des livres scolaires n’a été instauré au Cameroun ?
La gratuité a été décrétée par le Président il y a trois ans, mais pour la scolarité, par pour les manuels. Des crédits sont accordés pour ce qu’on appelle le  » paquet minimum « , qui contient des fournitures scolaires, cahiers, crayons… Sinon, il arrive que des services de coopération, des ONG ou l’Union européenne achètent des livres pour les distribuer aux élèves, mais ils n’achètent jamais ces livres aux éditeurs locaux. Nous ne sommes même jamais informés de ces opérations ! Par exemple, l’Union européenne a acheté pour 600 millions de francs CFA de livres à destination des zones les plus pauvres. C’étaient des livres pour l’enseignement primaire, or aucun éditeur local ne publie de livres pour le primaire. De même, l’Unicef a lancé un appel d’offres pour la distribution de livres, mais des livres d’une seule collection, donc d’un seul éditeur.
N’y a-t-il pas des appels d’offres auxquels vous pouvez répondre ?
Non, je n’ai jamais reçu de telles commandes. J’ai essayé de vendre directement chez les libraires, mais ça ne marche pas bien. Les libraires demandent aux éditeurs locaux de faire du dépôt-vente, alors que ce sont des ventes fermes pour les éditeurs du Nord.

///Article N° : 3187

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