L’engouement poétique en Afrique du Sud 

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Après la poésie de la lutte, celle de la contestation sociale, toutes deux écrites pour être dites. Griots des villes, les jeunes poètes sud-africains clament leurs mélopées à tout va.

La révolution sera-t-elle poétique ? L’ébullition oratoire, et engagée, des scènes de quartiers de Johannesburg laisse penser que tel est bien le rêve que caressent les jeunes poètes urbains. Presque chaque jour de la semaine a sa session poésie dans les salles intimes des bars et clubs de jazz de Melville, une banlieue animée, Yeoville, le faubourg des artistes, ou Newtown, quartier culturel en pleine renaissance du centre-ville. Théâtralisées, les sessions sont aussi radiophoniques puisqu’une émission hebdomadaire de Yfm, radio phare des 18-34 ans, leur est consacrée.
Armés de leur micro, parfois accompagnés de musiciens, les jeunes poètes, novices ou avertis, scandent dans un tourbillon de mots leurs espoirs et leurs colères, dénoncent les inégalités croissantes d’une société en transition ou les perversions de la mondialisation. Reflets de leur société, ils parlent aussi de violence, d’amour, de sexualité, de sida. La génération post-apartheid s’est donc trouvé une nouvelle cause et a choisi de la dire en vers. Car les jeunes écrivains se comptent sur les doigts d’une main. Côté musique, le kwaito (cocktail de house, hip-hop et rythmes locaux) reste plus timoré.
Plate-forme d’expression idéale, peu contraignante au niveau matériel, la poésie est donc devenue, depuis la fin des années 1990, une véritable institution des villes sud-africaines, un échappatoire à toutes les frustrations. Dans un élan convivial et spontané, chacun a droit à la parole. Le vent poétique qui souffle sur Johannesburg, mais aussi sur Le Cap ou Durban, s’apparente au slam, ce mouvement culturel né à Chicago dans les années 1980, mais la compétition en moins et, souvent, la musique en plus. Surtout, les jeunes sud-africains se réapproprient la tradition de l’oralité léguée par leurs aînés. Sous l’apartheid, la poésie populaire catalysait les énergies de la lutte. Dans les années 1980, il était de coutume, lors des rallies politiques, d’inviter des personnalités telles que Mzwakhe Mbuli, le  » poète du peuple  » (celui-ci, accusé d’avoir participé, dans des circonstances peu claires, à un braquage de banque, fut jeté en prison en 1999 mais devait être libéré en novembre 2003). Depuis, la poésie a pris ses distances avec le politique, même si elle a gardé la vigueur contestataire du combat anti-apartheid. Les jeunes poètes renouent également avec une tradition plus ancienne, mais toujours bien vivante, celle des griots qui, hier, étaient les seuls autorisés à critiquer les autorités traditionnelles.
Parmi les poètes en colère, Mbongeni Khumalo est imprégné, comme beaucoup de ses pairs, du mouvement de la Conscience noire. Il a cependant refusé de devenir le poète officiel du Congrès panafricain, un petit parti africaniste. Il préfère vivre au rythme du soleil, garder sa liberté et attendre son heure. Son écriture dégouline de révolte. Un courroux qu’il dirige contre le pouvoir, trop libéral à son goût, sa  » démo-crasse-ie  » et contre  » l’hypocrisie caméléon  » de la nation arc-en-ciel. Cet habitant de Soweto a commencé à clamer la poésie en public dès ses années étudiantes, sous l’apartheid. Mais aujourd’hui, âgé de 27 ans, il s’indigne de l’abandon, par l’élite au pouvoir, des idéaux égalitaires ainsi que de la pauvreté flagrante qui souille les rêves de libération :
« Ope ration
Re(con)structiondestruction
Some onetyme lions are tame
Some politikalathleticks
Running lame
To claim the wall-of-shame/famine ?/
Sea them drink
The tea of poverty »

 » Opé ration
Re(con)structiondestruction
Des lions d’hier sont apprivoisés
Des politikalathlétiques
Qui courent en boîtant
Pour revendiquer le mur de la honte/famine?
Les voir boire
Le thé de la pauvreté  »

Autre déçu de la  » nouvelle  » Afrique du Sud, Kgafela oa Magogodi, enseigne les Arts dramatiques à l’Université du Witswatersrand mais est surtout connu pour ses poèmes. Ici inspiré de Martin Luther King, il s’en prend au matérialisme qui va de pair avec les désirs d’ascension sociale des Noirs :
« we are free at last
free at last
we are free at last
we are window-shopping baps
riding high heeled shoes
we glide on marble tiles
skating hyper marketing with the lahnies »




 » nous sommes enfin libres
enfin libres
nous sommes enfin libres
nous sommes des yuppies noirs qui font du lèche-vitrines
montés sur des chaussures à talons hauts
nous glissons sur du carrelage de marbre
nous patinons, hyper marchons avec les blancs  »
Après l’euphorie de la libération, l’heure de la désillusion a donc sonné. Certes les aînés, tels que Wally Serote ou Keorapetse Kgositsile, sont restés sous la coupe de l’ANC. Mais ce n’est pas le cas, du moins jusqu’à présent, de la jeune relève. Dans leur frénésie d’expression, les nouveaux poètes noirs ont tous le mot  » révolution  » à la bouche. Moralisateurs, ils veulent pointer du doigt, ou plutôt du verbe, les égarements de leurs gouvernants. Le leitmotiv révolutionnaire frise aussi le phénomène de mode, souvent agrémenté de dreadlocks rastas, voire d’un look afro-chic à la désinvolture étudiée. Les rebelles soignent leur apparence, d’autant plus qu’ils restent des artistes du spectacle. En effet, les revues littéraires du pays restent confidentielles et les éditeurs grand public sont rarement intéressés par la poésie, peu vendeuse. Face aux difficultés de publier leur travail ou de le produire sur CD, les auteurs mettent donc leurs mots en scène. Ce qui, d’ailleurs, n’est pas sans influencer le contenu de leurs textes. Les jeunes poètes ne se paient que rarement le luxe de l’obscurité artistique. Cette poésie qui se dit est une poésie de l’immédiat, empreinte de refrains et de répétitions, une poésie brute dont le sens doit se profiler dès la première écoute et qui n’hésite pas parfois à flirter avec la vulgarité. Paroliers, un brin conteur, ces boulimiques du mot sont donc autant acteurs que rappers ou toasters – beaucoup citent d’ailleurs le rapper africain-américain Tupac Shakur parmi leurs références littéraires.
Sur scène, ces tribuns rythmiques emmènent en rimes le public, complice, à travers les chemins sinueux de leur quête d’identité, à la recherche d’un nouveau sens d’appartenance dans une société encore secouée par des décennies de violence institutionnelle et déshumanisante. Et ce n’est probablement pas un hasard si au moins deux figures de proue de cette tendance ont grandi en exil. Car au titre d’enfants du pays mais nouveaux venus, il leur faut aller deux fois plus loin dans cette exploration intérieure et collective.
C’est notamment le cas de Tumi Molekane, poète-MC, étoile montante de la scène hip-hop locale qui scande ses rimes sur des tempos hypnotiques de funk-acid-jazz. Egalement revenue d’exil, des Etats-Unis en 1995, Lebogang Mashile partage sa vie entre ses activités de travailleuse sociale et la poésie. En mars 2003, elle créait avec trois comparses un groupe de poétesses, Feel-A-Sistah. Coquin et déterminé, ce quatuor célèbre la femme dans un milieu majoritairement masculin, comme dans ce poème de Lebogang :
« And the hands that build houses are the hands that beat spouses
The hands that mould my demons can be the very hands that free them
The hands that carry children build the half-truths that can kill them
And the hands that fight for freedom are the hands that fill this woman » 
« Et les mains qui bâtissent les maisons sont les mains qui battent les épouses
Les mains qui façonnent mes démons peuvent être les mains mêmes qui les libèrent
Les mains qui portent les enfants construisent les demi-vérités qui peuvent les tuer
Et les mains qui luttent pour la liberté sont les mains qui remplissent cette femme  »
Feel-A-Sistah est apparemment promis au succès puisque ses représentantes, assises sur leurs tabourets, remplissent les salles de la ville à chaque représentation.
Mais les jeunes poètes sud-africains doivent à présent choisir leur voie : poursuivre le chemin démocratique d’une poésie ouverte à tous ou prendre la route plus ardue d’une professionnalisation plus poussée.

– Apocrypha, Mbongeni Khumalo (Polokwane, Timbila Poetry Project, 2003)
– Nine Black Poets Spit Fire in Grahamstown Arts Festival 2003, edited by Vonani wa ka Bila (Polokwane, Timbila Poetry Project, 2003)
Thy Condom Come, Kgafela oa Magogodi (Amsterdam, New Leaf, 2000)
– www.kgafela.com
– www.chimurenga.co.za
At the Bassline, Tumi and the Volume (Johannesburg, Ready Roll, 2003) ///Article N° : 3215

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Les images de l'article
Lebogang Mashile © Lori Waselchuk/Urban Voices Festival 2003
Mbongeni Khumalo © DR





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