Haïti – une île lumineuse dans la nuit noire

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A la lumière de l’histoire de la construction politique haïtienne, le regard du romancier et poète guadeloupéen Daniel Maximin sur la littérature de l’île.

La révolution haïtienne aboutit en 1804 à la création du premier Etat noir indépendant, après la victoire contre la France napoléonienne voulant rétablir l’esclavage. Elle fut la première libération nationale moderne à se réaliser sur les principes de l’égalité et de la liberté et dans les formes politiques et juridiques de la Révolution française, du roi Christophe au premier président Dessalines, en l’absence de modèle ancestral africain d’organisation politique ou ethnique. Le développement d’une conscience nationale fut en effet plus une conséquence de la libération que la cause de celle-ci, née à la fois d’une révolte sociale des Nègres contre l’esclavage et de la prise du pouvoir économique par la bourgeoisie de couleur issue de la communauté des mulâtres affranchis.
Car en Haïti, dès l’origine, ou plutôt à cause de l’origine, la politique et la culture ne fonctionnent pas d’abord comme émanation créatrice d’une identité collective, mais surtout comme représentation déformée de cette identité, par l’attention portée au miroir de l’Europe et du Blanc. Le problème est que  » l’Europe  » et  » le Blanc  » ne sont eux-mêmes à cette époque que le masque plus ou moins inconscient du rapport à la maîtrise politique et au pouvoir intellectuel de la colonisation.
Car pour avoir vaincu le maître blanc en s’attaquant aux signes majeurs de sa maîtrise – le pouvoir d’Etat et le savoir culturel – les Haïtiens, comme souvent après eux tant d’intellectuels du Tiers-monde, ont érigé des modèles de maîtrise calqués sur une vision abstraite de l’Europe, réduite à la figure du colonisateur, sans pouvoir prendre en compte les structures économiques, sociales, politiques et culturelles qui font des pays d’Europe non pas une espèce de paradis de la maîtrise, mais, comme partout ailleurs dans le monde, un lieu d’affrontement et de résolution de contradictions inhérentes à toutes les sociétés civiles affrontées à la question de leur représentation politique. Parce que très longtemps, l’Europe ne fut représentée dans ses colonies que par les figures associées du missionnaire, du colon, du maître d’école et du soldat, le combat de libération chez beaucoup de colonisés à été réduit à la lutte contre ces quatre instances étrangères, suivie de la reprise pour soi du pouvoir de ces quatre figures intériorisées. Sans le temps ni l’espace pour trouver une forme adaptée de constitution légitime d’un original état de droit.
En somme, dans le miroir des yeux de l’Autre, ce n’est même pas l’Autre vrai qui se montre, ou que l’on voit. Ou parfois que l’on cherche. Car ce miroir a lui-même bien servi de légitimation à toute quête illégitime du pouvoir, délivrée du souci de la représentation vraie des opprimés. Ou bien à tout détournement du pouvoir, au nom de la représentation symbolique des opprimés muets. Et plus le détenteur du pouvoir est illégitime, plus il s’érige comme Duvalier en représentant de la race (noire) ou de la condition sociale (esclave). Race et histoire colorient de noir le visage de la maîtrise : le pouvoir politique s’identifie à la fonction des colons et des soldats noirs, le pouvoir culturel à celle du missionnaire et du maître d’école noirs. En un siècle, près de dix présidents élus s’érigent en présidents à vie et trois anciens esclaves se proclament empereurs d’Haïti. Et chaque fois avec une légitimation intellectuelle, raciale ou nationale, la dictature en Haïti commençant toujours sous la forme du despotisme éclairé et du salut à la peau.
D’où l’échec du projet d’émancipation, au départ pourtant sincère, tel que Césaire l’exprime par la bouche du Roi Christophe :  » Il est temps de mettre à la raison ces Nègres qui croient que la révolution, ça consiste, en lieu et place du Blanc, je veux dire sur le dos des Nègres, à continuer à faire le Blanc « .(Aimé Césaire, La Tragédie du Roi Christophe)
De là découle par exemple le projet dictatorial de François Duvalier par le détournement négriste d’une stratégie de représentation d’une classe opprimée :  » En lui comme chef d’Etat, se réaliserait l’essence de l’intellectuel ou du politicien haïtien : offrir en spectacle à l’étranger « blanc » le Nègre devenu enfin rigoureusement maître. Propriétaire et producteur de la nation haïtienne, ainsi se présente-t-il, avec la « toute puissance » et l »‘omniscience » dont le maître s’auréolait face à l’esclave. Mais dans un même mouvement, il se trouve que se convertit en réel l’imaginaire de barbarie que le maître nourrissait et déployait autour de la figure de l’esclave.  » (Laënnec Hurbon, Le Barbare Imaginaire)
Ecrire pour l’Autre, écrire pour  » nous « 
Le tragique de la littérature haïtienne, c’est que l’acte d’écrire, dans l’ordre du culturel, a joué le même rôle que l’acte de gouverner dans l’ordre du politique.
C’est à l’expression culturelle – et d’abord à la littérature et à la philosophie – que fut dévolu le rôle de célébrer à l’extérieur le modèle haïtien. Issu de ce que Hannibal Price nommait :  » la Mecque, la Judée de la race noire « , l’écrivain haïtien s’est établi en prophète de la dignité nègre, témoignant pour toutes les communautés nègres réduites au silence, et imposant à l’Europe un débat sur les droits de l’homme, mais cela dans les formes et sur les terrains éprouvés par celle-ci : la liberté de parole du témoin et de jugement du juge, mais selon la loi des tribunaux étrangers.
Pas une apologie du racisme en Europe qui ne trouve sa contradiction immédiate dans un ouvrage haïtien. Par exemple, en 1880, De l’égalité des races humaines d’Anténor Firmin ou, en 1900, Réhabilitation de la race noire, de Hannibal Price, en réponse aux théories de Gobineau, de Houston Chamberlain et de Vacher de Lapouge. Pas une école littéraire de Paris, du romantisme au surréalisme, qui ne trouve son écho amplifié dans les salons littéraires de Port-au-Prince, sans doute l’endroit du monde où l’on récite par coeur le plus de vers français.
Le passage d’une expression extravertie de la culture sous le regard de l’Autre à un retour sur soi dans la forme et le fond fut brusquement accéléré par un phénomène politique qui allait replonger Haïti dans une situation de type colonial : l’occupation américaine de 1919 à 1934.
Car ce second combat de libération ne put cette fois aboutir qu’en affirmant la légitimité de la nation haïtienne, au nom cette fois d’une identité reconnue de tous. Après les décennies dominées culturellement par la célébration de l’épopée historique, par le ressassement du messianisme, puis, en contraste, par le désengagement politique avec la mode du formalisme parnassien et de l’impassibilité dandy, les intellectuels haïtiens redécouvrent que la glorification du passé et la réflection aux miroirs étrangers les ont éloignés de la quête narcissique du nous collectif ici et maintenant.
Ainsi parla l’Oncle, l’oeuvre symbolique de cette prise de conscience, fut composée par Jean Price-Mars en 1927. Un Oncle qui parle le langage des contes nègres, des chants paysans, de la religion vaudou et du langage créole.  » A force de nous croire des Français colorés, nous désapprenons à être des Haïtiens tout court. Nous n’avons de chance d’être nous-mêmes que si nous ne répudions aucune part de l’héritage ancestral. Eh bien ! Cet héritage est pour les huit dixièmes un don de l’Afrique « , déclare-t-il dans sa préface.
La force et la pureté de l’engagement de l’écrivain ne peuvent alors s’exprimer que dans la condition de l’exil. Exil intérieur reniant le pouvoir politique et culturel de Port-au-Prince pour célébrer la quête indigéniste des traditions paysannes, des chants, des danses nègres, des réminiscences africaines et de la puissance magique du vodou. Exil à l’extérieur par le voyage à la rencontre des prolétariats multicolores, que vient éveiller le  » Nègre colporteur de révolte, qui connaît tous les chemins du monde, des rails du Congo-Océan au cyprès de Géorgie, du mineur des Asturies au paria des Indes et au berger d’Abyssinie « , comme le décrit le poème  » Bois d’ébène «  de Jacques Roumain.
Et c’est ainsi que Haïti est bien le pays du Tiers-monde noir qui en un siècle depuis sa naissance a engendré le plus d’écrivains au premier rang du combat international contre toute dictature.  » Colporteurs de révoltes «  contre tous les fascismes et tous les esclavages, à tous les coins des résistances et des abolitions, on trouve presque toujours depuis 1804 un écrivain haïtien à la barre des témoins de la justice, de New York à Madrid, de Prague à Cuba, de Dakar à Rio.
Car la littérature d’Haïti, aussi lucide que sa peinture naïve, en ses oeuvres décisives, a toujours su rétablir la puissance de la fiction contre le pouvoir réel des puissants.
Au-delà du témoignage, du plaidoyer ou de l’accusation : l’imagination au travail. C’est-à-dire l’espace de la liberté, et l’espoir d’égalité que décrit Jacques Roumain :
C’est ici l’espace menacé du destin…
ici que l’aube s’arrache des lambeaux de la nuit
que dans l’atroce parturition et l’humble sang anonyme du paysan et de l’ouvrier
naît le monde où sera effacé du front des hommes la flétrissure amère de la seule égalité du désespoir

Daniel Maximin, né à la Guadeloupe, est poète, romancier et essayiste. Il est l’auteur de trois romans (L’Isolé Soleil, Le Seuil, 1981, Soufrières, Le Seuil, 1987 et L’île et une nuit, Le Seuil, 1996), ainsi que d’un recueil de poèmes, L’Invention des désidérades (Présence africaine, 2000). Il publiera en avril 2004 Sinon l’enfance, dans la collection  » Haute enfance  » des éditions Gallimard.
Il a par ailleurs été enseignant de lettres et d’anthropologie, directeur littéraire aux éditions Présence africaine et producteur du programme culturel francophone Antipodes à France-Culture.
Il a également occupé le poste de directeur des Affaires culturelles de la Guadeloupe de 1989 à 1997, puis, en 1998, de président de la mission interministérielle pour la célébration nationale du cent cinquantenaire de l’abolition de l¹esclavage de 1848. Il est actuellement conseiller à la mission de l’éducation artistique et de l’action culturelle au ministère de l’Education nationale. ///Article N° : 3282

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