La tragédie du roi Léon Dorjus IV

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 » Christophe se mit à marcher dans son palais s’aidant des balustrades, des dossiers de chaises. L’absence de courtisans, de valets, de gardes, rendait terriblement vides les couloirs et les pièces. Les murs semblaient plus hauts, les dalles plus larges. Le salon des Miroirs ne refléta que la seule silhouette du roi dont l’image était renvoyée à l’infini jusqu’aux glaces les plus lointaines. « 
Alejo Carpentier

Le Royaume de ce monde, ça aurait pu être l’histoire du roi Henri Christophe, c’est l’histoire du roi Léon Dorjus IV, c’est la tragédie d’un roi neg’ vêtu de haillons qui erre, tel un fantôme, dans les ruines du palais de Sans Soucis, jadis meublé de tentures de velours et de grands fauteuils dorés. Le bâtiment fut construit sur le modèle exact du palais Sans-Souci du roi de Prusse à Postdam. Il est situé à l’intérieur des terres, près du Cap Haïtien, dans une végétation luxuriante. C’était une construction d’avant-garde : Henri I y avait fait installer une sorte d’air conditionné en déroutant le cours des ruisseaux des montagnes avoisinantes et en faisant circuler cette eau glacée sous les dalles de marbre du sol. Aux murs de ce fantastique palais, il y a des glaces fissurées : le roi Léon Dorjus IV a revêtu son plus bel uniforme. Il s’admire. Il bombe le torse, fait quelques pas. Il pense au roi Christophe… Et c’est Aimé Césaire qui fait parler Henri I dans La Tragédie du Roi Christophe :  » Ma cour est un théâtre d’ombres. « 
Le roi Léon Dorjus IV est propriétaire d’une simple case à Milot et offre régulièrement des bals où toute la société de Sans Soucis est conviée. Voici le duc de la Limonade. Voici Trou-Bonbon. La duchesse de Pacotille, le comte de Numéro-Deux, le comte de Marmelade. On porte perruque blanche et costume chamarré. Le roi Léon Dorjus IV et sa cour imaginaire. On danse le menuet et la pavane. C’est le  » royaume de ce monde « , le royaume des apparences.
Voici que le temps rebrousse chemin brusquement et que les esprits exilés d’Afrique, fous et déchaînés, font irruption dans le palais de Sans Soucis. C’est la tragédie du Roi Christophe qui s’inaugure avec la montée d’un délire et le crépuscule d’un rêve de liberté ensanglanté.
Henri Christophe fut le bâtisseur de la Citadelle La Ferrière, censée le protéger du retour des anciens colons français de Cuba, mais surtout un despote schizophrénique qui finit ses jours de manière tragique. Seul, abandonné de tous ses sujets, le roi Christophe, frappé de paralysie le jour de la fête de l’Assomption, a vu s’écrouler avec lui ce royaume qu’il avait érigé comme le symbole de l’intronisation du Noir dans la civilisation. Henri Christophe s’est suicidé en 1820 avec une balle en or qu’il portait depuis son couronnement en breloque autour du cou. Il s’est fait emmurer dans sa Citadelle. Depuis, en Haïti, le fantasme de la civilisation se retrouve constamment théâtralisé à défaut de pouvoir vraiment se réaliser.
Dans le Royaume de ce monde de l’écrivain cubain Alejo Carpentier, le roi Christophe, seul dans la salle des miroirs, est traqué par ses propres reflets et vit de plus belle sous l’empire de  » l’Autre « . Il se zombifie. Devenu souverain en Haïti comme les souverains d’Europe, Christophe atteint la condition de civilisé, mais travaillé par le vodou, il déchoit dans la condition de barbare et sa quête de manipulation du vodou. Le vodou auquel il recourt ne le sauve plus de lui-même. Il est hésitant entre deux mondes, tel l’Etat haïtien dans sa propre image que Christophe cherche dans les couloirs vides du palais, après s’être identifié au pays tout entier. Mais cette image ne pouvait qu’être  » renvoyée à l’infini jusqu’aux glaces les plus lointaines « . Enfermement dans un univers clôt d’où nulle surprise ne peut advenir et qu’aucune parole populaire ne vient altérer. Celui qui se prend pour  » le maître  » s’écrase à présent contre les miroirs du palais de Sans Soucis. Ombre lancinante sur laquelle se découpe et s’édifie l’ordre de la civilisation, le Nègre barbare et forcément cannibale demeure encore logé au cœur de la civilisation comme son fantasme occidental.
Cette ombre, c’est maintenant un vieil excentrique édenté, avec une fausse couronne dorée, qui gagne plutôt correctement sa vie en faisant visiter son palais aux touristes de passage. Léon Dorjus IV attend toujours  » l’armée fantôme de dix mille hommes  » que lui a promis la Reine d’Angleterre, lors d’une visite touristique à l’époque de Baby Doc.
Et l’on retrouve vivant le fantôme de Caliban , sombre copie de Prospéro… Le  » roi  » Léon Dorjus IV, descendant en ligne directe (quatrième génération) du Roi Henri Christophe, attend toujours. Il n’a pas d’âge. C’est là sa tragédie, même si Caliban a définitivement rompu ses chaînes… Le roi Léon Dorjus IV est un zombi de l’histoire haïtienne, cette nuit tropicale qui conjugue toutes les sonneries de l’entracte et résonne de tambours rara.

Poète-voyageur et également photographe, Patrice Monfort, alias Baba Omowale, est né à Nantes en 1968. Il a été secrétaire particulier de Philippe Soupault et a coordonné le numéro 30 de la Revue Noire consacré au Nigeria. Nourri au pâté Hénaff et à la pepper soap, il continue d’écumer les côtes du Golfe de Guinée,  » en quête de jazz et de vin de palme « , tout en collaborant à différentes publications. ///Article N° : 3301

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