à propos de Un amour d’enfant

Entretien d'Olivier Barlet avec Ben Diogaye Beye

Montréal, avril 2004
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Voilà un film à la fois sur le partage et tout ce qui sépare. Etait-ce le point de départ du film ?
J’avais envie de montrer les sentiments que les enfants ont entre eux, ce qui provoque des plans assez longs sur leurs échanges. Mais tu as raison : la séparation est aussi présente car je voulais inscrire le film dans les contradictions de la société, comme la précarité de l’emploi ou la pauvreté.
Les enfants vivent ces contradictions économiques comme un environnement sur lequel ils n’ont pas prise mais qui détermine fortement leur vie. Ils sont comme un microcosme de la société.
Certaines choses évoluent ou se décident dont ils ne se rendent pas compte : Omar devra arrêter d’inviter spontanément ses amis à la maison, Yacine suivra son père dans le Nord et se coupera de ses amis… La haie qui sépare les classes est réelle et ils doivent vivre avec, étant entendu que les adultes conscients se feront le devoir de s’investir à résoudre le problème des inégalités criardes que cela crée
Le film dégage une impression douce-amère : les relations sociales sont rudes et ne changent pas, mais le partage et la poésie permettent de transcender cela.
Il faut rester optimiste et pour cela le rêve est essentiel. A l’image, les enfants montent des escaliers, en signe de progrès. De même que traverser un pont représente le passage d’une étape. Yacine entend bien le refus de sa mère de la polygamie. Elle le répercute avec ses mots dans sa propre volonté. Il y a des choses qui semblent vouloir nous pousser au désespoir quand on regarde l’Afrique quarante ans après les indépendances. Nous devons demeurer forts, être avec ceux qui ont encore le rire, le partage, l’espoir que les choses changent au profit de tous.
Le film coule sans discours ni pancarte et épouse simplement la vie des enfants.
Oui, j’ai voulu éviter tout verbiage pour l’inscrire plutôt dans le quotidien dakarois, en puisant dans mes souvenirs et ceux de mes proches. Si les adultes sont en fond de scène, c’est que ces enfants ne sont pas dans une bulle à part : parents et société sont présents. La dureté de l’environnement n’empêche pas l’humanisme et le rire.
Ces enfants se réconcilient très facilement, mieux que les adultes !
Oui, ils sont capables de se chamailler mais de se retrouver très vite. On disait quand j’étais jeune qu’on était vraiment amis que si on s’était cassés la gueule ! Omar et Demba se bagarrent mais se demandent pardon avec humilité. « L’amour ne se voit pas car si on le voyait, ce ne serait pas de l’amour » : un jeu est nécessaire pour exprimer les choses.
Le personnage de Grand Laye se détache, qui propose à la fois une morale et une position marginale. Pourquoi un rôle aussi central ?
J’ai été frappé lorsque j’étais gamin par un Grand comme ça : c’était notre école de la rue. Grand Laye parle aux enfants comme à des adultes et les respecte entièrement. Il ne baisse pas les yeux face au commissaire ou aux policiers : il résiste.
On pense bien sûr à « La Petite vendeuse de soleil » de Djibril Diop Mambety dont tu avais été l’assistant sur « Touki bouki », mais ici pas de conte de fée ou de sortie de la norme : on est dans la quotidienneté et un regard sociologique sur la ville.
Djibril a été un grand ami. J’ai eu l’occasion d’écrire longuement sur sa façon de manipuler le rêve au cinéma. Je suis moi, c’est vrai, plutôt dans la sociologie : une façon de se réapproprier l’espace urbain, pour reprendre l’expression d’André Gardies. Dakar est aussi le sujet du film, c’est pourquoi la caméra s’attarde sur les lieux où évoluent les enfants, ou sur ce qui fait la vie des rues. Je suis vraiment un enfant de Dakar : cette ville me possède. Un Dakarois résonnera tout particulièrement à ce film.
On retrouve là l’aspect très géographique du film : les enfants se déplacent beaucoup, les plans d’ensemble sont nombreux, d’où un rythme particulier.
J’ai voulu vraiment filmer la ville. Djibril s’était centré sur Colobane, espace populaire. Dakar est moderne et sous-développée à la fois. L’exode rural a créé un espace villageois dans la ville. J’ai épousé Dakar dans sa totalité. Le cinéma africain a peu montré la ville comme thème, plutôt dans des espaces fermés.
Les feuilles de glace qui permettront aux garçons de savoir si les filles les aiment combinent poésie et magie : une autre dimension s’installe, qui transcende la quotidienneté.
Quand on les détache de la plante, elles bourgeonnent si elles restent dans un endroit chaud : c’est automatique mais nous le vivions dans la magie en étant enfants.
On a l’impression de beaucoup perdre à la traduction du wolof, ce qui renvoie à la réflexion de Yacine face au maître qui dit que la lettre d’amour que voulait lui donner Omar était écrite en français et donc imprécise !
Le wolof est la langue où je me sens le plus à l’aise et c’est une très belle langue. Sembène avait tourné Le Mandat dans les deux langues : on voit bien qu’en français, cela ne correspondait pas à leur corps. Le Bracelet de bronze de Tidiane Aw a été tourné en français : les expressions des femmes wolofs sont ridicules, ça ne correspond pas. Une langue bouge : le corps bouge avec ! En tant que journaliste, j’ai travaillé très tôt sur les langues nationales : nous étions un groupe à être parmi les premiers à écrire en wolof et avions pris des cours pour cela. Militants de la culture nationale et de son expression dans la langue nationale, nous avions créé une revue : Kaddou. Nous avons même eu des problèmes avec le président Senghor car il nous disait de l’écrire avec une seul « d » ! Le wolof est une langue très démonstrative, parlée presque par tous les Sénégalais : il nous faut faire nos films dans la langue originale de nos pays.
L’écrivain Boubacar Boris Diop vient d’écrire un roman en wolof et a participé au scénario du film. Quel a été votre travail commun ?
Nous nous connaissons très bien avec Boris : nous sommes nés en face dans la même rue, nos grands-mères étaient les meilleures amies du monde, nous lisions en groupe des livres dans des clubs de lecture : je me souviens avoir lu Kafka dans la chambre de Boris où nous lisions chacun un paragraphe à tour de rôle, à 17 ans nous avons participé ensemble à un petit journal de quartier… Nous avions co-écrit un scénario sur les événements de Thiaroye que Sembène a finalement fait au cinéma.
J’ai obtenu une aide à la réécriture du ministère des Affaires étrangères qui me semble une excellente façon d’améliorer les choses, vu la qualité des conseils qui m’ont été prodigués. Nous avons travaillé ensemble pour changer la fin avec l’épisode du pont ou pour gonfler le personnage de Grand Laye.
La musique de Wasis Diop et sa chanson finale donnent une belle ampleur au film.
Il est doué pour tout : alors qu’il devait être photographe de plateau, il avait remplacé un acteur au pied levé dans un de mes premiers films. Cela fait très longtemps qu’on collabore ensemble : c’est un frère.
Montréal est la première mondiale : pourquoi ne pas l’avoir faite à Dakar ?
C’est effectivement la première présentation publique. On peut s’étonner que je n’en aie pas réservé la primeur à mon propre pays, mais ce n’est pas faute d’avoir essayé : le film est fini depuis le début 2004 et, puisqu’il est coproduit avec le Maroc, je pensais que dans le cadre des bonnes relations entre le Sénégal et le Maroc, nous aurions pu faire quelque chose, d’autant plus qu’on est dans une phase où l’on essaye par des textes de lois de remettre le cinéma sur le devant de la scène. J’ai essayé d’impliquer les officiels par tous les moyens pour organiser une première. J’ai écrit aux autorités les plus importantes, été reçu par des ministres, mais ils ne sont intéressés que par la politique politicienne. Et bien tant pis : je vais me débrouiller pour le faire avec des amis !

///Article N° : 3352

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