Engagement, quand tu nous tiens…

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Je me pose la question de savoir s’il faut encore débattre de l’engagement dans un monde où les écrivains, les artistes, les poètes et tous les travailleurs de l’esprit, pourvu qu’ils soient quelque peu sincères, sont menacés dans leur existence par tous les mécanismes mis en place par les pouvoirs qui nous dominent politiquement, culturellement et économiquement. Doublement menacés sommes-nous et par les conditions de la création, de la production, de la réception de nos textes et, de l’intérieur, par le doute qui nous gagne quant au sens même de l’acte d’écriture. Cet acte qui dit qui nous sommes, dévoile et protège tout à la fois notre existence d’être humain et notre part de responsabilité à assumer envers nous-mêmes, envers l’autre, lecteur connu ou inconnu, présent ou à venir…
Les pouvoirs dont nous parlons sont ceux qui méconnaissent et jettent dans un ghetto toutes nos créations sous une étiquette figée de toute éternité – toutes ces collections mouroirs qui permettent à nos mots de naître et de servir de décor à la marge chatoyante de tout ce qui est  » noir  » ou  » sud « … ! Qu’est-ce que le noir ? Une couleur, tout un continent ? Une manière de nommer l’innommable ? Et le sud, comme je l’ai souvent dit : un point cardinal ? Là où brille et s’exploite le soleil ? La périphérie du monde ? Chacun n’est-il pas toujours le sud de quelqu’un d’autre ? Etiquettes d’avance piégées dont nous nous accommodons, assis comme nous le sommes, entre plusieurs chaises.
Mais quand reconnaîtrons-nous que nous sommes des humains et non pas des choses sur lesquelles l’on colle des labels vendables à merci ? Des humains en vie, c’est-à-dire en mouvement et non pas des morts en sursis ou d’éternels prisonniers incapables de faire le moindre pas hors de la prison sans la voix d’un geôlier ou d’un maître à penser…
Cela relève peut-être de l’ambiguïté fondamentale que nous continuons d’entretenir avec les instances de légitimation de nos productions littéraires, de nos créations artistiques (maisons d’édition, réseaux de diffusion…) hors normes, toujours. Mais qui dit la norme ? Sommes-nous capables de la dire nous-mêmes ? D’autres peuvent la dire, le problème n’est pas là. S’il y a problème, celui-ci est ici même, dans le lieu de l’acceptation-rejet dans une marge étroite – une exception – quand cela sert des intérêts bien calculés du côté des anciennes puissances coloniales dont nous utilisons les langues comme langues d’écriture. Le problème se pose, dans nos propres pays, toujours sous le joug de la survie, de l’urgence, de la vie menacée de descendre au seuil de l’humanitaire, quand cette fin de non-recevoir de nos mots apparaît au grand jour. En effet nos maisons d’édition locales, qui ne sont souvent pas si locales que ça, filiales qu’elles sont de grands groupes connus de tous, se préoccupent-elles de savoir si oui ou non nous nous engageons dans notre écriture ? Pourvu qu’elles vendent des livres scolaires et un ou deux livres de littérature générale par an, ce qui leur permet de maintenir un chiffre d’affaires à un niveau d’équilibre relatif…
En outre, l’histoire et les événements ont aussi leur mot à dire. Ainsi, traqués de part et d’autre, les imaginaires et tous les rêves qui nourrissent nos créations semblent prendre congé de nous, par moments, tant la vie réelle est pleine d’horreurs. Le monde qui nous entoure n’a-t-il pas une imagination beaucoup plus fertile en cruautés et en fictions que nos mots bien tristes et dérisoires ? Ce monde dans lequel nous vivons aujourd’hui écrit en vrai, sur le continent africain et ailleurs, et chacun sait que la vie n’est ni poème, ni roman encore moins pièce de théâtre. La mémoire des individus et des groupes est de plus en plus marquée, je dirais pleine de balafres et de scarifications. Notre conscience d’écrivain est, aujourd’hui, devant tous les scandales qui ne peuvent plus se dire par les mots, gagnée par la lassitude, hantée par le désespoir. Nos romans et nos poèmes seraient-ils devenus de pâles copies de tous les désastres de la planète ? Mais ces mots qui, malgré tout, ne perdent pas encore du sens ne restent-ils pas les seuls remparts contre la destruction de l’humain en nous ? Seules armes qui engagent notre existence d’écrivain, de poète, de nouvelliste ou de dramaturge, nos mots ne savent plus quoi dire du monde qui écrit devant nos yeux ébahis et à notre place les plus belles tragédies jamais imaginées par aucun esprit humain ! Et est-ce là une raison suffisante pour se jeter, à corps perdu, dans tous ces prétextes : batailles politiques, mouvements syndicaux, ONG et toutes sortes d’activités citoyennes qui nous volent ce temps recherché en vue de répondre à ce seul appel qui donne un sens à notre existence ? Si les passeurs de mots et les bâtisseurs d’univers imaginaires sont et demeurent citoyens de leur temps – même s’ils peuvent être des indésirables ou des clandestins, à cause de leurs mots, dans leur pays d’origine -, cela signifie, il me semble, que l’esthétique doit cheminer de pair avec l’éthique. Mais fait-on de la littérature avec de bons sentiments ? Seule l’idée de la relation à l’autre et l’idée de la mort, l’autre versant de la vie, nous guident inlassablement sur ces chemins de l’écriture aux aspérités imprévisibles.
Heureusement, ce travail qui est le nôtre, qui se situe entre labeur et plaisir, mais aussi entre jeu et pleine responsabilité n’est pas voué à disparaître de sitôt. Et savons-nous tous les non-dits et cette part d’obscurité qui nous échappent et caractérisent en propre chaque individualité dans l’acte d’écriture toujours singulier ? Il y aura encore des littérateurs, je présume, aujourd’hui et demain… mais chacun n’est-il pas appelé, individuellement, à tenir sa promesse ? Car engagement, dit, en son sens premier, ce quelque chose qui ressemble à s’y méprendre à la donation de parole. En ce sens, les circonstances extérieures ont beau être déprimantes ou assassines, l’acte d’écriture fera preuve de résistance car c’est un humain qui y met en jeu toute son existence, sa vie biologique, la vie symbolique et le langage qui lui permettent d’appartenir à la sphère si diverse de l’humanité. Toute sa personnalité et sa personne devront aussi répondre si l’écrivain manquait ce chemin du strict respect de sa parole devenu acte de foi en la vie, espérance d’une vie meilleure parce que l’humain ne vit pas hors du monde, même accablé par le poids d’une solitude qui n’a de mot autre que silence pour s’exprimer. Quand nous prenons la plume, il me semble qu’il n’y a pas d’échappatoire possible, il s’agit bien d’une question de vie et de mort parce que notre engagement n’a de sens que dans le temps, par rapport à l’époque, aux circonstances et, par-delà toutes les situations, c’est ce qui permet à notre propre finitude et à celle d’autrui de se rencontrer et de résister face à toutes sortes d’oppressions et d’anéantissements qui importe le plus. Or personne ne sait d’où viennent nos mots, peut-être d’un ailleurs indécelable, incompréhensible. Ces mots capables de redonner de l’épaisseur et un peu de joie à nos vies désormais livrées à la perte de sens… Alors devrons-nous inlassablement débattre du sens de l’engagement de l’écrivain africain ? Pour moi, la question ne se pose pas. Car les textes écrits, traces si dérisoires mais ponts et lianes reliant les humains de tous les temps, de tous les continents, par traduction interposée s’il le faut, ne sont-ils pas la meilleure garantie de ce que chaque créateur, même oublieux du sens de l’acte d’écriture, est toujours surpris par la profondeur inépuisable de chaque mot qui lui tombe dessus comme un destin ?

Oeuvres de Tanella Boni :
*Labyrinthe, poèmes, Editions Akpagnon, Lomé, 1984.
*Une vie de crabe, roman, Nouvelles Editions Africaines du Sénégal, Dakar,
1990.
*De l’autre côté du soleil, récits, jeunesse, NEA-EDICEF, Paris, 1991.
*La fugue d’Ozone, récit, jeunesse, NEA-EDICEF, Paris, 1992.
*Grains de sable, poèmes, Le bruit des autres, Limoges, 1993.
*Les baigneurs du Lac rose, roman, Nouvelles Editions Ivoiriennes, Abidjan,
1995.
*Il n’y a pas de parole heureuse, poèmes, Le bruit des autres, Limoges,
1997.
*L’atelier des génies, récit, jeunesse, Acoria, Paris, 2001.
* Chaque jour l’espérance, poèmes, L’Harmattan, Paris 2002.
* Les baigneurs du Lac Rose, réédition Le serpent à plumes, coll. motifs n° 151, Paris, 2002.
* « Ma peau est fenêtre d’avenir », La Rochelle, Rumeur des âges, 2004.
Autres publications (ouvrages collectifs) :
*Légendes (poèmes sur photos), Laboratoire, Grenoble, 1997.
*Peau de sel (nouvelle) in Les chaînes de l’esclavage, Florent Massot,
Paris, 1998.
* Chaque humain est la source du temps in Lettres aux générations futures,
UNESCO, collection cultures de paix, Paris, 1999.
* Le Paradis est toujours ailleurs, dans Nouvelles voix d’Afrique, éd. Hoëbeke, Paris 2002.
* « Tout l’espoir n’est pas de trop », Anthologie par Bernard Ascal, Le Temps des cerises, 2002.///Article N° : 3381

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