Biennale des cinémas arabes 2004 : l’émergence du documentaire

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Face à l’émergence d’une riche création documentaire dans le monde arabe, la Biennale des cinémas arabes 2004 lui a consacré une compétition spéciale et une table-ronde (cf. « Le documentaire dans le paysage audiovisuel arabe » également sur notre site africultures.com). La sélection fiction était elle aussi très riche.

Prendre le pouls : c’est ce que permet tous les deux ans en début d’été la Biennale organisée à l’Institut du monde arabe sous la direction avertie de Magda Wassef. Le pouls du monde arabe et celui de la cinématographie de chaque pays du Maghreb et du Machrek.
Nouveau et intéressant : l’arrivée sur la scène cinématographique des Emirats Arabes Unis et des pays du golfe. On pense aux débuts du cinéma libanais au milieu des années 90 : de jeunes réalisateurs veulent témoigner de leur société, avec des sujets jusqu’ici tabous. « Réflexions croisées » de la Saoudienne Haïfa Mansour représente un huis-clos où trois personnages emblématiques s’affrontent : l’un est admiratif de la culture américaine, l’autre est intégriste intolérant et le troisième serait le citoyen moyen tiraillé entre les deux. Ce n’est que parlé et tourné en champs-contrechamps, le degré zéro du cinéma, mais c’est une première étape et débouche sur un appel à la tolérance. Le dernier documentaire de l’Egyptienne Jihan Al-Tahri, « La Maison des Saoud », toujours admirablement fondé et clair, permettait de comprendre à quel point cela peut représenter un combat en Arabie Saoudite.
Pour respecter l’actualité, le cinéma irakien était à l’honneur comme l’était la Palestine il y a deux ans, avec une rétrospective mais sans long métrage en compétition, le sensible « Zaman, l’homme des roseaux » de Amer Alwan, étant déjà sorti en salles, critère absolu d’exclusion de la Biennale.
Documentaires
L’actualité des conflits du Moyen-Orient traverse bien sûr nombre de films quand ils ne lui sont pas consacrés. La Biennale reprenait les films critiques déjà vus à Cannes : hors compétition car il aurait à coup sûr tout emporté, « La Porte du soleil » de l’Egyptien Yousry Nasrallah, admirable épopée qui démonte courageusement le mythe des origines de la Palestine, et, « Atash » du Palestinien Tawfik Abu Wael, récompensé par le prix spécial du jury, qui évite toute allusion au conflit mais condamne par contre à travers la tyrannie d’un père la folie du martyre qui hante l’âme et le discours palestinien.
Les Israéliens sont absents d’ « Atash » comme ils le sont de « Jénine, Jénine », documentaire de Mohamed Bakri qui avait été scandaleusement déprogrammé des écrans français. Le film a une grande force émotionnelle : un muet y mime l’attaque israélienne contre le camp, représentant la mort des résistants, une petite fille parle avec la radicalité d’un combattant de sa volonté de reconstruire et rester, les récits d’exactions se succèdent, poussant à l’esprit de vengeance et laissant penser que, face à tant de rancœur, les perdants ne peuvent être à terme que les attaquants.
Le jury documentaire présidé par le documentariste Thierry Michel (« Mobutu, roi du Zaïre ») lui a préféré avec justesse « Egteyah » (Invasion) de Nizar Hassan, sur le même sujet, qui s’ouvre subtilement et sans manichéisme à la vision de l’Autre en invitant un conducteur de bull chargé de détruire les maisons à commenter les images du film. Confronté à une vision du monde marquée depuis le 11 septembre par l’étouffement, la névrose, la défensive, sans mise en perspective ou vision historique, le jury a préféré les films prônant la tolérance et le dialogue. Cette juste distance qui favorise l’écoute et le respect des personnages, il l’a trouvée dans « Aliénations » de l’Algérien Malek Bensmaïl qui reçoit le prix IMA du long métrage documentaire. Cette plongée empathique, complice mais sans voyeurisme aucun dans l’hôpital psychiatrique de Constantine est en effet une admirable métaphore d’une société algérienne meurtrie dans son identité.
Autre vision questionnant la réalité algérienne, à la fois quête personnelle et enquête journalistique, « Algérie, mes fantômes » de Jean-Pierre Lledo a obtenu une mention du jury qui y a vu une belle leçon de relativisme. N’est-ce pas en effet là que se situe l’intérêt du regard documentaire ? La table-ronde organisée par la Biennale sur le documentaire dans le paysage audiovisuel arabe était à cet égard édifiante : le tableau qui en ressortait était une production rare, essentiellement didactique et politiquement correcte, dans les télévisions arabes. Le documentaire autre qu’animalier ou touristique est forcément un regard dérangeant sur les réalités sociales : c’est une question de démocratie. Du coup, les productions qui développent une écriture sont en général des produits de la diaspora, avec la question du formatage lié au mode de diffusion.
Il est clair que « Déluge au pays du parti Baas » d’Omar Amiralay ne pourrait pas passer à la télévision syrienne : le jury lui a attribué le prix du meilleur court métrage documentaire pour sa dérision. Sans commentaires mais en recueillant la terrible langue de bois des responsables d’un village syrien, Amiralay fait un portrait au vitriol de l’univers totalitaire d’un pays façonné par le parti unique. La force du film est la causticité de son dispositif de cinéma. Et c’est bien là que se situe l’intérêt du documentaire : dans la créativité de son écriture.
La Biennale a ainsi donné à voir des merveilles comme « Raïs Lebhar, Ô ! Capitaine des mers » du Tunisien Hichem Ben Ammar. A travers les portraits de pêcheurs de thon de différentes génération, et grâce à la poésie de l’image et la qualité du montage, c’est toute une dimension humaine qui s’impose et finalement, dans la rudesse du travail mais aussi dans la douceur que cachent les valeurs viriles, un miroir de l’âme tunisienne.
Une étonnante écriture expérimentale se développe comme dans « Une journée à la pension Maffet Astoria au Caire », de l’Egyptienne Alia al-Bialy : sans commentaire ni dialogue, sur une musique des derviches tourneurs et d’Olivier Messien, un jeu surréel d’ombres et de lumières, de surimpressions et de détails cherchent à capter l’esprit des lieux. De même, « Le Clap » du Syrien Ammar al-Beik utilise toute une série d’artifices inventifs pour aborder une petite communauté monastique qui cherche à vivre le dialogue islamo-chrétien. L’ouverture future de la Biennale aux productions vidéo permettra de rendre compte de façon plus large de cette nouvelle créativité.
Courts et moins courts
On imaginait difficilement l’Algérien Lyes Salem remporter le grand prix du court métrage à chaque Biennale : Jean Farès s’était imposé en 2002, Cousines (2003, 30′) a été très remarqué en 2004, comme il le fut à Montréal où nous l’avions découvert. Ce qui fait que Cousines fonctionne est qu’on a l’impression qu’il est écrit comme une lettre à un ami : Lyes Salem joue lui-même le rôle de Driss qui, vivant en France, se rend dans sa famille en Algérie et profite des vacances pour sortir ses cousines. Mais l’une d’entre elles, Nedjma, promise à son cousin Amrane, est déjà sous surveillance, celui-ci n’acceptant pas le vent de liberté que déclenche la présence de Driss. La tension monte alors même que les cousines vont manifester avec les autres femmes. Une tranche de quotidienneté algérienne et une émotion comme seul le cinéma peut la transmettre quand il se fait tout simplement proche des gens, d’autant plus qu’ici, l’histoire est traitée du point de vue du personnage lui-même, qui se heurte à sa propre envie de passer de bons moments de vacances avec ses cousines.
Haçla (La Clôture) (2002, 24′) de Tariq Teguia (cf compte-rendu du festival d’Amiens) apparaît comme un écho douloureux, laissant la voix aux jeunes hommes algérois qui n’ont plus que cela pour exister. Le film leur laisse une parole frontale, face au spectateur, et leurs mots chargés de violence, dans un arabe dialectal peu entendu à la télé, sonnent comme un rap désabusé, un slam bourré de désirs inassouvis et de désespoir rentré. Une longue descente en voiture sous la pluie sur fond tragique d’une chanson populaire de chaâbi suggère en fin de film combien cette thérapie par la parole était nécessaire.
Ces prises de parole par le cinéma prolongent de vivante façon la réflexion sur le statut de l’image engagée par Mohammed Soudani dans Guerre sans images (Algérie je sais que tu sais) (2002, 90′), dont nous avions rendu compte à l’occasion du festival de Namur 2002 (cf critique et interview du réalisateur). Rien ne porte plus que le témoignage humain. Lorsque l’Egyptienne Tahani Rached nous fait partager deux heures durant le quotidien de Soraïda, une femme de Palestine (2004, 119′) sans en faire une héroïne mais en restant dans la sphère privée, c’est un autre type de compréhension du conflit qui s’offre à nous, alternatif aux images d’actualité : nous partageons ses joies, ses illusions, ses interrogations qui nous deviennent familières à distance. « On nous dit ‘Vous êtes un peuple de Titans, de résistants’, mais nous ne sommes que des humains humiliés ». Cela ne l’empêche pas de continuer à militer pour le droit des femmes dans le futur Etat palestinien, lorsque comme le disait Mahmoud Darwich, les Israéliens auront « quitté les détails de notre vie » : « Nous ne demandons pas l’égalité mais les mêmes chances, les mêmes soutiens ».
Et toujours cette maturité qui lui fait dire que « tant qu’on reste prisonniers de la colère, elle se dirige contre nous et non contre l’armée ennemie ». Comment ne pas répercuter la violence subie contre ses propres enfants, comme ces hommes humiliés dans leur virilité quand ils doivent se déshabiller devant leurs proches ? « Je ne veux pas corriger le mal par le mal » : elle argumente son refus des attentats suicides par la nécessité d’avoir un interlocuteur pour dialoguer et aller vers la paix. Mais comment ne pas se radicaliser face à l’accumulation des violences et des humiliations ? « Le combat se situe au niveau de notre humanité mutuelle : comment nous la perdons eux et nous ». On a envie de l’embrasser : cette femme résume en des mots simples, malgré la colère face à la violence, l’enjeu mondial de ce conflit.
Le court métrage de fiction palestinien primé par la Biennale résonne en écho à la vie de Soraïda. Comme vingt impossibles (2003, 17′) de Annemarie Jacir, une Palestinienne vivant à New York, cherche à rendre compte des frontières émotionnelles qu’il faut franchir quand on cherche à passer de Cisjordanie à Jérusalem. Le check point étant fermé, l’équipe du film qui voudrait poursuivre son travail emprunte avec son mini-bus un chemin de traverse mais se heurte à un contrôle israélien qui ne les lâche pas. Chacun sera isolé dans sa condition, l’un suspect, l’autre en situation irrégulière…
Cet exil en son propre pays, nombre de films le documentent à leur manière. Jusqu’à le représenter comme Juste une ville (2003, 13′) du Syrien Hisham Al Zouki, qui vit en Norvège. Le poète arabe Mansour Rajeh y est exilé avec sa femme après 15 ans de prison pour raisons politiques. Hisham Al Zouki n’indique pas de quel pays est le poète : ce qui l’intéresse est l’exil en soi, cherchant à en dégager l’atmosphère. Le film commence par des négatifs impressionnistes, l’envers du décor, tandis que l’écran se fait noir pour raconter la prison. « Dans l’exil, le vent ne prend rien et n’apporte rien ». Vision d’enfer, poursuite de la prison en liberté… On a pourtant du mal à penser qu’une lueur ne puisse émerger dans un nouvel espace de vie.
Produit par le musée Nicéphore Niepce et cofinancé par l’AFAA, Aujourd’hui (2003, 86′) du Libanais Akram Zaatari se veut une méditation expérimentale sur les images passées et présentes. La démarche est passionnante par la recherche des signifiants iconographiques mais le film s’égare dans la longueur et la salle s’assoupit… Les tentatives de capter la voix des chameaux qui restent désespérément silencieux sont assez drôles mais finissent elles aussi par lasser ! Par contre, la deuxième partie du film qui interroge en photos et écrans d’ordinateur les images du conflit israélo-libanais comporte des propositions de traiter l’Histoire sans tomber dans le documentaire historique, avec des extraits de courriers électroniques, des images du Beyrouth actuel, des défilés de photos en accéléré, une bande son utilisant en contrepoint les chants patriotiques…
C’est ainsi au Liban et en Syrie d’où vient aussi Le Clap (Clapper) (2003, 58′) de Ammar al-Beik, que semblent se dérouler les recherches formelles les plus innovantes. Avec Dans la maison de mon père (2003, 21′), la Libanaise Leila Kanaan dresse par le burlesque et sur un rythme effréné le portrait de sa famille, mêlant une multitude de gens plutôt hystériques autour de thèmes comme la religion, le sexe, la famille, les coutumes… Bel exercice de style à l’humour caustique mais typique d’un film de fin d’études où l’on s’essaye avant de se recentrer.
A l’opposé se situe un film comme Jawhara de Hani al-Shaïbani (Emirats arabes unis, 2003, 33′) : produit par la Direction des communications de la police de Dubaï, un sentimentalisme lourdingue remplace dans ce récit d’une femme qui se remémore son enfance ce qui aurait pu être une expérience intime. Mais il s’agit là des premières expressions de pays émergeant sur la scène du cinéma et donc à prendre comme un début.
Les films égyptiens ont en commun de vraies idées de scénario, un traitement donnant une large place au dialogue et des thématiques où le sentiment et la tendresse conservent une large place. Dans Les Couleurs de l’amour (2002, 40′), Ahmed Ghanem reprend une idée déjà largement abordée dans des longs métrages célèbres d’une présence de l’être cher après sa mort subite, y ajoutant un passage du noir et blanc à la couleur quand il est présent à l’écran. Il s’inscrit dans un nouveau discours sur le couple qui marque aujourd’hui un cinéma encore très prude et discret sur les questions intimes. Une nuit (2002, 30′) de Soad Shawki Ali se saisit des possibilités scénariques offertes par l’ère du portable, imaginant un vieil homme s’interposer au sein d’un couple en crise alors que la fiancée menace par message sms de se suicider. Il les rabiboche, apparentant le film à un sympathique conte de fées. Les deux films sont correctement tournés, sans grande originalité de mise en scène mais avec une certaine utilisation des perspectives qui en font de bons produits télévisuels.
Plus intéressant est à cet égard Cendres (2003, 26′) des Libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige : la substitution qui s’opère à l’occasion du rite funéraire où la famille tient à remplacer par un figurant dans un cercueil le père mort en Europe et incinéré par le fils qui en ramène les cendres donne l’occasion d’observations savoureuses et puissamment tournées des rituels, gestes et attitudes en pareille circonstance. Le suspens est savamment entretenu par une mise en scène de l’ambiance à l’aide de couloirs, de salons où tous attendent et se saluent en cercle, de portes qui s’ouvrent et se ferment… Le final est d’une grande beauté.
Le traumatisme des femmes reste un thème largement abordé comme dans Un mètre carré (2003, 11′) du Syrien Walid Hreib qui, pratiquement sans dialogue, imagine un vrai dispositif de cinéma pour dénoncer le mariage d’une fille encore enfant. La dureté du propos (enfermement, grossesse, solitude) est mise en valeur par le jeu de marelle et la ritournelle enfantine de la bande son, et soutenue par une grande sécheresse de mise en scène. De même, l’Algérienne Mina Kessar évoque les cauchemars trop réels d’une jeune fille que la mère croit possédée mais qui reçoit des visites nocturnes dans La Douleur du silence (2003, 26′). Les deux films sont des constats très sombres, sobrement tournés, esthétiquement centrés sur leur sujet. Ils se veulent des chocs, même si dans le second le coupable sera démasqué.
C’est un projet semblable que poursuit Happy day(2003, 18′), honnête premier film du scénariste marocain Abdeslam Kelai. On suit dans les ruelles de Larache les déboires du petit Saïd qui viennent nous rappeler à quel point la société marocaine est à deux vitesse, une grande pauvreté côtoyant la classe aisée. « Ne me regarde pas comme ça », lui disent dans leur gêne tous ses interlocuteurs mais restent sans compassion. La poésie pathétique que cherche à développer la fin au bord de la mer n’est pas vraiment source d’émotion, le regard sociologique du film ne pouvant la déclencher.
De même, Ils vivent parmi nous (Living among us) (2003, 25′), documentaire de l’Egyptien Mahmoud Soleiman, se fait fictionnel dans sa description de la lutte quotidienne d’une veuve pour travailler et nourrir ses enfants afin d’éveiller l’émotion. Du coup, c’est un peu forcé, musique dramatique à la clef, même si cette famille est touchante et qu’une vraie réalité sociale est décrite. C’est cette veine d’intervention et le fait qu’il soit produit sans aide extérieure par le Centre national du cinéma égyptien que le jury a voulu soutenir en le primant. Il y manque cependant les marques d’une réflexion, comme le simple hommage aux parents que représente Du côté de chez soi (2003, 54′) de la Marocaine Rahma Benhamou el-Madani. C’est honnête mais un peu soporifique à la durée car aucune problématique ne se dégage vraiment, d’autant plus que l’image est souvent fixe et conventionnelle.
On respire alors à la vision de Tous les jours (2003, 20′) de l’Egyptien Ahmad Maher, tout simplement parce que l’expérience vécue par ces enfants des rues qui font les poubelles et qui intègrent une école où on leur apprend à ne pas se mettre en danger et à recycler les ordures mais aussi à se développer artistiquement est un vrai bol d’air, pas seulement parce que leur vécu est positif mais aussi parce que ce film choisit l’esthétique de son sujet. L’angle de la caméra est juste, comme dans cette scène où les enfants font du théâtre et où elle se situe des deux côtés en coulisse et non de face. Le rythme choisi est juste lui aussi car il correspond à celui de la ville, au vécu trépidant des enfants confrontés à la survie. Les quelques effets de plongée ou de travelling sur les pieds sont également à inscrire dans cette dynamique, même s’ils apparaissent comme un peu trop construits. Un bel essai d’écriture en somme, au service de ceux qu’il filme.
On respire aussi quand on regarde Momo Mambo (2003) où en 7′ Laïla Marrakchi (qui avait fait Deux cents dirhams, cf critique) nous emmène avec Fellag dans un rêve sympathique : un chauffeur de taxi bloqué dans les embouteillages écoute d’une oreille les plaintes d’un homme vitupérant contre les paraboles qui ont changé les femmes alors même qu’une belle femme passe dans la rue. Le voilà qui la suit et se retrouve dans un salon de coiffure qui le prend en mains. Un joli clin d’œil à la différence entre l’imaginaire et le discours idéologique.
Et on respire aussi avec Mitterrand est mort (2003, 29′) du Tunisien Hedi Sassi qui met en scène la rencontre forcée entre un vieux Maghrébin proche de la mort et une jeune sans emploi à qui la mairie donne des petits boulots. Le vieux Monsieur Zerouane résiste, la jeune Lucy invente des stratagèmes souvent maladroits, le vieux est finalement touché… Tout cela est un peu banal et pourrait être plus abouti mais fonctionne car Hedi Sassi ose des pistes sans suite comme la couronne des rois, maîtrise bien caméra, éclairage et cadre, et s’appuie sur la fragilité des êtres et l’inquiétude que nous partageons tous sur le destin.
Quant à BerlinBeirut (2003, 23′) de la Libanaise Myrna Maakaron, ce n’est pas un hasard s’il a reçu une mention du jury : il dégage un vraie fraîcheur en rapprochant deux villes au même nombre de lettres et qui se sont toutes deux débarrassées de leurs murs. Le montage saute de l’une à l’autre à plaisir, au point qu’on ne sait plus bien dans quelle ville on se trouve, le lien étant établi par la réalisatrice qui se ballade en vélo ou à pied dans chaque image, y allant de son commentaire enjoué, posant des post-it comme une collégienne, jouant à « il y a – il n’y a pas » et développant un regard pas si innocent que ça.
Enfin, comment ne pas rappeler le très beau Tanger, le rêve des brûleurs (2002, 54′) de la Marocaine Leïla Kilani dont nous avions déjà dit le plus grand bien lors de notre reportage sur le festival de Lussas 2003 (cf critique et interview de la réalisatrice).
Longs metrages fictions
Au niveau de la fiction, le jury présidé par Bulle Ogier a confirmé le choix de la Semaine de la critique cannoise en attribuant son prix de la première œuvre au film touchant du Marocain Mohamed Asli « A Casablanca les anges ne volent pas ». Les prix d’interprétation sont allés collectivement aux quatre hommes et quatre femmes qui forment les quatre couples de « Nuits blanches » de l’Egyptien Hani Khalifa, qui a rencontré un énorme succès commercial et critique en Egypte grâce à sa liberté de ton pour aborder les problèmes sentimentaux des jeunes, en rupture avec les normes habituelles du cinéma égyptien et le cadre strict de la censure. Le film orchestre avec force pleurs et théâtralisation les difficultés conjugales de quatre couples en milieu aisé qui apprennent finalement à s’accepter et à s’aimer. Ils n’arrêtent pas de parler mais se disent ce qui ne se dit pas…
Sans doute est-ce cette façon d’oser l’intime qui plaît tant dans un monde arabe qui se sent incompris par le reste du monde. « Il est important de montrer notre image intime, notre individualité » a déclaré en recevant la plus haute récompense de la Biennale la cinéaste libanaise Danielle Arbid pour son film « Dans les champs de bataille ». « Ce n’est pas un passe-temps de faire du cinéma, c’est une nécessité », a-t-elle ajouté, espérant que son film sortira au Liban sans être coupé. Rien de moins sûr : ce regard sensible sur les amours clandestines de la jeunesse dans un Beyrouth en guerre a toute la subtilité du regard autobiographique de la réalisatrice mais comporte des scènes bien plus osées que ce que la censure libanaise a l’habitude de charcuter. Il n’y a bien sûr aucun voyeurisme mais le souci de mettre en scène le déchirement d’une enfant forcée d’accéder dans un environnement trouble au monde des adultes.
Globalement, les films présentés ne sont pas gais : ils rendent compte de sociétés désillusionnées en décomposition comme « La Villa » du Tunisien Mohamed Damak, qui oppose un jeune innocent à son frère retors, ou bien tournant sur elles-mêmes comme « Au plaisir des auditeurs » du Syrien Abdullatif Abdulhamid, où le burlesque et l’hyperbole servent à décrire un microcosme familial supposé harmonieux où tout est finalement hystérique. Le huis-clos est ainsi souvent de mise comme le village de ‘L’Automne d’Adam » de l’Egyptien Mohamed Kamel Al-Kalioubi, histoire d’une vengeance inassouvie entre clans, allégorie d’une Egypte traumatisée par les échecs de son histoire contemporaine face à sa splendeur passée. Le passé, c’est aussi le sujet de « Les Fibres de l’âme », réalisé par le Marocain Hakim Belabbès qui vit à Chicago : il entremêle à plaisir les évocations du pays natal à travers un homme proche de la mort accompagné de sa fille vivant aux Etats-Unis dans la ville de son enfance. Son tableau des blocages, démissions et cauchemars d’une société conservatrice fait froid dans le dos.
La condition féminine restant révélatrice de la société, les réalisateurs arabes s’attachent volontiers à des personnages de femmes cherchant leur émancipation. Med Hondo se saisit dans « Fatima, l’Algérienne de Dakar » d’un roman de Tahar Cheriaa où un Sénégalais ayant violé une femme durant la guerre d’Algérie vient racheter sa faute en se mariant avec elle. Deux mondes habituellement dos à dos sont ainsi rapprochés, mais le film est malheureusement plombé par sa volonté permanente d’énonciation politique alors que cette histoire très puissante se suffisait en elle-même. Ce n’est pas le cas de « El Kotbia » (La Librairie) de Nawfel Saheb-Ettaba, histoire romantique d’une femme mariée qui lorgne sur un homme de passage mais avec l’ambiguïté d’un retour à la dévotion des femmes aux hommes. L’esclave Chama de « Les Voisines d’Abou Moussa », film historique en costumes du célèbre Marocain Mohamed Abderrahman Tazi, n’a elle pas le choix : elle est choisie par le Vizir et deviendra sa femme. Sorti au Maroc quatre jours avant les événements du 16 mai, le film n’a pas eu le succès qu’il méritait. Plutôt classique, très soigné et historiquement fondé, il évite l’épopée pour rester proche de ses personnages et utilise la belle géographie des décors pour renforcer son étude des rapports entre société, religion et pouvoirs.
On le voit, le cinéma marocain a dominé cette Biennale avec trois longs métrages et quatre courts en compétition, résultat probant d’une nouvelle politique d’aide au cinéma engendrant une production importante, mais aussi de l’ouverture politique récente permettant d’aborder la question des droits de l’homme. Un cercle vertueux en passe de devenir un modèle pour le monde arabe.

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Les images de l'article
De gauche à droite : un acteur de "Nuits blanches", Jean-Pierre Lledo (Algérie mes fantômes), Mirna Maakaron (mention pour BerlinBeirut), Danielle Arbid (Dans les champs de bataille), un acteur et une actrice de "Nuits blanches", Mohamed Asli (A Casablanca, les anges ne volent pas), Hichem Ben Ammar (ô Capitaines des mers), Nizar Hassan (Invasion), Annemarie Jacir (Comme vingt impossibles, prix IMA du court métrage de fiction, Palestine/USA).





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