Comme beaucoup de leurs confrères africains, les auteurs camerounais se tournent vers Paris, recherchant une plus grande liberté d’expression, une meilleure visibilité et des conditions économiques plus avantageuses. Entre » public de raison » et » public de cur « , ils hésitent… et choisissent Paris.
Au Cameroun, l’aiguillon de la pensée a souvent été l’exercice d’une violence coloniale ou post-coloniale. Devenue symbolique, cette violence a pérennisé l’externalisation de la production camerounaise, poussant les auteurs à rechercher des lieux propices à la valorisation des » biens symboliques « . L’inconfort de l’écrivain est toujours grand où on le couvre de ridicule, où on l’affame, où à tout venant on lui jette au visage cette verte réplique de François de Malherbe : » Un bon poète n’est pas plus utile à l’État qu’un bon joueur de quilles. » À Douala, on dirait » un bon joueur de dames « , sport prisé de tous les oisifs, juniors et seniors, ou » un bon feyman « , aspiration dernière d’une jeunesse acquise à Mammon. Aussi, la production éditée en France des auteurs nés au Cameroun et vivant en France ou en Occident pose-t-elle un problème qui rend virtuelles maintes considérations sur la littérature camerounaise.
Comme bien des littératures dites nationales du continent noir, la littérature camerounaise n’échappe guère aux écueils liés à la définition de son champ (1). Et pour cause. Déjà, au cours des années 70, il était de bon ton de lier le caractère national de ces littératures africaines à l’érection des jalons de leur autonomie : un lectorat national, des structures de production nationales ou du moins sous-régionales, une production nationale, des préoccupations nationales, des structures de promotion et de diffusion nationales, une critique nationale
Autant le dire, les critiques littéraires du continent se sont enhardis à faire exister des littératures nationales en Afrique noire, sur des modèles connus ailleurs, alors que le fonctionnement de l’institution littéraire dans ces pays dément les projections de ces critiques qui, de fait, installent les champs littéraires dans l’ombre des États nés après 1960
Aujourd’hui, un peu plus de trois décennies après les premiers discours sur la littérature camerounaise, il faut bien se rendre à l’évidence : au pays de Ferdinand Oyono, la valeur des biens symboliques a subi une décote plus scandaleuse que celle des matières premières. Il en a résulté une détérioration des termes des échanges culturels. Certes, depuis plus de quarante ans, s’écrit une littérature produite par des fils et des filles du Cameroun. Pour autant, le Cameroun n’a guère réussi à faire prendre à ses poètes, dramaturges et prosateurs les plus reconnus, la place qui leur revient. À moins qu’à Yaoundé, Malherbe n’ait été compris au premier degré.
Reconnaissons pourtant que si le pays de René Philombe a connu un taux d’alphabétisation parmi les plus importants du continent noir, les autorités au sommet de l’État n’ont guère été du bord de ceux qui goûtent les belles-lettres. Que ce soit le diplômé de l’École primaire supérieure de Yaoundé, et ci-devant père de la nation, Ahidjo Ahmadou, ou alors son successeur, diplômé de Sciences Po Paris, Biya Paul. Aux fins de propagande, tous deux ont pourtant signé des livres publiés à Paris, et qui n’avaient nullement pour destinataire le lectorat français, mais les lettrés de leur pays à qui était d’ailleurs imposée l’acquisition desdits ouvrages lorsque ces lettrés étaient au service de l’État.
A contrario, la tendance des auteurs camerounais à vouloir publier à Paris participe d’une démarche contraire. Il y a les rémanences du vieux pacte colonial qui fait de Paris le réceptacle des processus d’excellence en périphérie ; il y a l’attrait de cette ville où ont publié les grands maîtres dont on a appris les textes par cur à l’école, Paris, capitale de la culture de cette France, » mère des arts, des armes et des lois « . Persuadés de la valeur de l’objet livre, ils vont naturellement vers un espace de liberté d’expression qui donne aussi du poids à leur parole et valorise leurs productions. Comme l’a diagnostiqué le critique sénégalais Mohamadou Kane pour l’ensemble de la production africaine, les auteurs camerounais visent un premier » public de raison » (franco-occidental), lequel leur permettrait de conquérir leur » public de cur » (camerouno-africain). Reste que la rançon d’un tel clivage porte l’écrivain camerounais à faire des compromis d’ordre notamment thématique qui déréalisent davantage un des jalons définitoires du champ littéraire camerounais. Le petit prince de Belleville de Calixthe Beyala ou Un amour sans papiers de Nathalie Etoké visent-ils a priori le public camerounais, celui de Garoua, de Bafia ou Ebolowa ? Du point de vue du genre, pour peu que cette catégorisation soit encore opérante, la poésie et le théâtre camerounais ont une assise très réduite en France, parce que justement, la dictature des goûts du public sévit. Les genres rois demeurent l’essai et le roman, lesquels rencontrent un tant soit peu certaines attentes du lectorat immédiat.
Naguère, on publiait à Paris, parce que le cordon ombilical n’était pas encore coupé avec la mère patrie française. Les structures de production locales n’auront été qu’à l’image du pays tout entier, dédaigneux d’une réflexion de longue haleine, et arrimé aux vanités d’un bovarysme alternant avec des accès de fièvre nationaliste, accouplé au triptyque de sa perdition : sexe, ventre et argent.
Aujourd’hui, on continue de publier à Paris, pour aller vers ce pôle de légitimation des auteurs noirs que constitue la France. Boniface Mongo-Mboussa, critique congolais, l’énonce sans fard : « Si Paris ne te légitime pas, tu n’existes pas. Or la légitimation par Paris est ambiguë « . Il va sans dire. L’autre pôle de légitimation, local celui-là, est à l’image des politiques épileptiques d’un Etat qui, affaibli en ses uvres vives, ravale plus faibles que lui, les créateurs, à des rôles de scribes ou accroupis ou morts.
Faut-il mettre les auteurs vivant en France ou en Occident et publiant en France à l’actif d’une littérature camerounaise qui s’exprime hors de ses frontières, ou alors les intégrer à cette littérature off shore, littérature des migrants, à jamais province exotique hors compétition des littératures occidentales ? La réception de cette littérature de la » migritude » chère à Jacques Chevrier n’est pourtant pas des plus bonnes, dans la critique française. Pour Boniface Mongo-Mboussa, tout se passe comme s’il y avait » un seuil, au-delà duquel on ne vous tolère plus, au-delà duquel on vous suit de moins en moins « . Qu’à cela ne tienne, comme l’affirme Patrice Nganang, Grand prix littéraire de l’Afrique noire 2002, être édité à Paris, est pour de nombreux écrivains une aspiration forte : » Je crois, la difficulté réside peut-être dans le fait que chacun de nous veut directement publier à Paris, chez Gallimard de préférence, passer le plus vite à la télé ou sur RFI, et être assis à côté de Ahmadou Kourouma ou Wole Soyinka. «
Les critiques et autres auteurs d’anthologie ont donc fort à faire avec l’éclatement des identités définitivement » banian » (2), comme les décrivait le poète haïtien René Depestre, éclatement auquel n’échappent guère certains écrivains camerounais installés hors du Cameroun, précisément en France. Aujourd’hui, le petit univers des lettres camerounaises a maille à partir avec les réalités implacables d’un pays structurellement et conjoncturellement éprouvé par les bourrades de la mondialisation des échanges. Calixthe Beyala et Gaston-Paul Effa sont-ils tout simplement des écrivains français ? Ces dernières années, la valse d’hésitation des chefs de rayon des grandes librairies françaises qui rangent les productions de ces écrivains tantôt au rayon de littérature française, tantôt au rayon des littératures africaines et antillaises, est symptomatique du tracas que suscite l’externalisation des écritures camerounaises.
Sont-ce les mêmes raisons qui ont amené Éza Boto (Mongo Beti /A. Biyidi) en 1954, Jean Ikellé Matiba en 1963, puis Calixthe Beyala ou Jean-Roger Essomba (trois ou quatre décennies plus tard) à publier à Paris ? Que non ! Il faut pourtant bien intégrer la posture économique de l’écrivain camerounais devant ses uvres littéraires pour saisir l’enjeu que représente le » public de raison » pour lui. Il est aisé de comprendre que de nos jours, les auteurs veuillent s’extraire du costume trop étroit d' » écrivain camerounais » pour devenir des écrivains tout court, et rechercher un public réel qui achète leurs livres, avec qui ils puissent échanger en restant autant que faire se peut dans la sphère de l’art, du symbolique. Au Cameroun, le livre est devenu un produit de luxe réservé à une couche de la société qui le consomme sans sérénité. Comment acheter pour 20 000 FCFA (30,49 ) de livre par trimestre, alors qu’on a du mal à mettre autant d’argent pour soigner une malaria ?
A vouloir établir un bilan de la production littéraire camerounaise de ces dix dernières années, force est de constater que le contingent des livres publiés en France en constitue la part la mieux valorisée. Quitte à remettre en question les attendus de l’érection d’un champ littéraire camerounais autonome, distinct de la nébuleuse qui fut baptisée en son temps » littérature négro-africaine » jusque dans la première décennie après l’indépendance, on est forcé de reconnaître que les écrivains camerounais de France, ceux qui publient à Paris, sont tributaires des servitudes d’une économie du livre qui ne peut plus se donner le luxe de la confidentialité, qui est affranchie du fétichisme de la couleur du passeport de l’auteur. À ceux qui publient à Paris reviendront une meilleure visibilité dans l’histoire littéraire qui s’écrit et des places dans les anthologies ; à leurs succès répondra, selon les mécanismes d’une économie de masse, l’accessibilité de leurs livres désormais entrés dans des collections à petits prix. Qui aurait parié il y a deux décennies sur le cheval de Troie que monte un Gaston Kelman atteint de francité obsessive ? Comment justifier la rareté des textes de René Philombe (publiés au Cameroun) dans et hors de son pays ?
Publier à Paris : une étape de ce qu’Ambroise Kom nomme la » malédiction francophone » qui enferme les ultramarins dans une adolescence interminable ? Elle est bien douce la malédiction, lorsqu’on connaît le rôle des Centres culturels français et des Alliances franco-camerounaises au Cameroun, animateurs et promoteurs culturels, missi dominici de cette production culturelle parisienne, autrement ignorée des Camerounais. Et lorsque la littérature camerounaise se fait plus réelle avec le Nnanga kon de Jean-Louis Njemba Medou (1932) qu’avec Je suis noir mais je n’aime pas le manioc de Gaston Kelman (2004), on peut, en établissant la bibliographie des écrivains camerounais, songer qu’on gagne dans la factorisation qui consiste à signaler que sauf indication contraire, le lieu d’édition est Paris.
1. Pierre Halen penche pour la notion plus flexible de système littéraire qui gère mieux la multiplicité des points d’intersection que crée la pluralité des identités.
2. Grand arbre à latex aux racines aériennes des paysages littoraux tropicaux (Océan Indien) Il faut lire ici l’éparpillement, le clivage du moi qui est affranchi des atavismes identitaires unidimensionnels, s’il en est.Né en 1971 à Yaoundé, au Cameroun, Edmond Mbafoum Mbiafu est titulaire d’un doctorat en littérature générale et comparée. Ses travaux ont porté sur les résurgences du mythe de Cham dans les littératures d’expression française d’Afrique et de la Caraïbe. Auteur de plusieurs articles publiés dans Research in African Literature, Présence Africaine, Palabres et Africultures, il enseigne les lettres dans le secondaire en région parisienne.
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