Le silence de la poésie : la poésie camerounaise de 1990 et d’après

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Malgré les tribunes offertes par la presse libre et les nouvelles possibilités offertes par internet, la poésie camerounaise demeure silencieuse. Une censure qui ne dit pas toujours son nom et l’irruption du politique dans le champ du littéraire minent la production. Analyse.

Que le Cameroun ait produit nombre de poètes, Francis Bebey, Engelbert Mveng, Patrice Kayo, Paul Dakeyo, le précoce Antoine Assoumou, le  » Rimbaud du Cameroun « , le tourmenté Etienne Noumé, qui paraît-il sombra dans la folie, ne veut pas dire que la poésie n’y soit pas silencieuse aujourd’hui. Loin s’en faut, car reconnaître le silence comme étant inscrit dans le cœur même de la production poétique de notre pays, et surtout de la poésie des années 90 et d’après est fondamental, car ceci permet de relativiser la dimension de sincérité et de représentativité des textes de quelques auteurs publiés. Et ici il est important de dire que ce silence a autant des dimensions idéologiques que structurelles : idéologiques parce que causé par la cooptation du poète par le parti au pouvoir, dans la lignée tracée dans la littérature camerounaise bien avant par Eno Belinga, et surtout Francois Sengat-Kouoh, poète dissident devenu très vite nègre du président de la République (1), lignée continuée aujourd’hui par Fernando d’Almeida, dont le nom au bas d’une infâme pétition réclamant la candidature de Paul Biya aux présidentielles de 2004, signe le silence de l’auteur d’oeuvres essentielles tel En attendant le verdict devant l’immense tragédie de notre pays.
 » Il a cessé de rêver « , pourrait-on dire. Ou alors peut-être faudra-t-il estimer aussi comme parole de ce temps les éloges flatteurs dont les rimes emplissent les ondes de la radio d’Etat, accompagnant chacun des actes du potentat avec la parole de professeurs de lettres, évidemment poètes en leurs heures perdues, même publiés ici et là grâce au pouvoir de leur chaire, et ce malgré leur académisme à outrance. Ici pourtant il faudra toujours se rappeler que la prise de parole poétique est si chiche dans un pays comme le Cameroun, que tout poème publié, même dans les pages d’un journal local, ou sur une brochure passagère, comme Bouquinons, feuille au vent qui paraît à Douala, compte pour des centaines de poèmes qui ne le sont pas ; il faudra se rappeler que tout recueil de poésie publié et même distribué de main en main, comme c’est toujours le cas, compte tout de même pour des milliers d’autres qui meurent dans des tiroirs, demeurés tragiquement manuscrits. Dans son roman Waiting for an angel, le Nigérian Helon Habiba fait dire à un de ses personnages, journaliste voulant devenir écrivain, perdu dans le tourbillon chaotique de son pays durant la dictature de Sani Abacha, et qui se bat pour achever l’écriture d’un roman essentiel :
 » Imaginons que tu aies achevé de l’écrire. Imaginons que ce soit un bon livre, potentiellement génial. Imaginons que tu aies trouvé un éditeur pour le publier – nous parlons théoriquement maintenant, parce qu’en réalité, tu ne trouveras pas un éditeur pour le publier, pas dans ce pays… Tu ne trouveras pas un éditeur parce que ce serait économiquement imprudent pour tout éditeur de gaspiller le peu de papier que nous avons pour publier un roman que personne n’achètera, parce que les gens sont pauvres, trop illettrés, ou alors trop occupés à esquiver le chemin de la police et de l’armée pour lire. Et bien sûr tu sais pourquoi le papier est rare et cher – c’est à cause des sanctions économiques imposées à notre pays. Mais oublie tout cela. Disons que tu as trouvé un éditeur qui est suffisamment indulgent pour publier ton livre, quelqu’un qui croit en ce livre génial autant que toi ; et parce que tu es sûr que c’est un bon livre, tu aimerais qu’il soit pris en compte dans une compétition littéraire – et quelle est la compétition littéraire la plus évidente pour quelqu’un qui vient d’un pays du Commonwealth ? Bien sûr, le Prix Littéraire du Commonwealth. Mais tu ne peux pas compéter… parce que [notre pays]a été exclu du Commonwealth des Nations ce matin.  » (2)
Un champ de production pas encore investi
Constat laconique d’une impossible échappatoire devant la logique implacable du silence, cette longue citation est nécessaire pour circonscrire l’autre face, tout aussi horrible, de cela qui tait le discours des écrivains de la génération dont il s’agit ici, celle qui au Cameroun, née après l’indépendance du pays en 1960, a grandi dans la dictature de Ahmadou Ahidjo, et a commencé à écrire et à publier après 1990. En inscrivant au bout de sa téléologie du silence la nécessité de l’action immédiate comme prologue de l’écriture, Habiba situe clairement l’origine de la littérature de sa génération dans le sursaut politique (3).
Ceci est vérifiable au Cameroun, pas seulement à cause du fait que les Célestin Monga ou Maurice Kamto, ces acteurs des mouvements pour la démocratie durant les années 1990, ont écrit et publié des recueils de poèmes. La floraison de journaux qui a surgi dans la sphère publique durant les années de braise (Générations, La Nouvelle expression, Challenge hebdo, etc.), l’émergence de radios privées, a permis d’élargir le champ de la production, de la diction et de la publication de textes, la situant par-delà les émissions médiocres de la télévision et de la radio nationales, loin des pages autocensurées du quotidien Cameroon Tribune (même si sous la houlette de l’écrivain David Ndachi Tagne), bien qu’il faille ici reconnaître que les pages culturelles sont étonnamment toujours absentes des journaux privés, sauf quelques exceptions telles le quotidien Mutations entre autres. Cette floraison des médias a même ouvert la sphère publique à un parler qui jusque-là était pris en sandwich entre les langues officielles, le français et l’anglais, d’une part, et les 286 langues nationales du pays, d’autre part : le pidgin. Lingua franca du pays et  » véritable alluvion  » (pour lui donner l’épithète que Victor Hugo réservait à l’argot), malgré les chansons-parlées épochales d’un Lapiro de Mbanga, poèmes politiques dans la lignée vite rompue des chansons du maquis (4) et du fameux  » Nya Thadée  » de Nami Jean de Boulon, malgré l’engouement des journaux privés et même des radios, par exemple à Douala, le pidgin attend encore son investissement sérieux dans la littérature, et surtout dans une poésie camerounaise des années 1990 et d’après, qui est parfois encore trop tatillonne.
De même, il demeure étonnant que les poèmes publiés ne creusent que parcimonieusement dans l’irrévérence devant le pouvoir qui s’étale dans des journaux satiriques tels Mami Wata, The Humorist, et surtout Le Messager-Popoli, en des caricatures sauvageonnes, ces véritables moritats de chez nous. Tout comme il est étonnant qu’elle ne puise pas dans cette autre parole qui écrit ses phrases rageuses sur les murs de rues, sur des portes des chambres d’étudiants, en de mots rapides et agrammaticaux, et se perd dans la dissonance de fous, véritables crieurs de nos villes, qui parlent en des carrefours, et que tout le monde écoute avec un air d’approbation. Il est tout aussi étonnant que notre poésie ne puise pas dans l’audace politique de comiques comme Antonio, entre autres, pour retrouver la verve profondément iconoclaste des ballades d’un Heinrich Heine, par exemple. C’est que le silence de la poésie au Cameroun relève du paradoxe, car comment en effet comprendre les vers si bien éduqués de nos poètes, qui s’emballent pourtant des paroles désinvoltes d’un Petit Pays, et qui s’enchantent de la fougue sexuelle d’une K-Tino qu’ils dansent tous les samedis dans des discothèques ?
Censure et autocensure
Il faut reconnaître que, autant que la préciosité, l’autocensure est une des gangrènes qui ruine la littérature camerounaise. Un jour cependant, on saura mesurer la dimension du désastre causé à cette littérature par un Gervais Mendo Ze, qui de la cathédrale de la télévision d’Etat, décide des frontières de la moralité sur la sphère publique, et dont l’œuvre, La forêt illuminée, est inscrite en exemple dans les programmes scolaires, alors que ceux des classiques de notre littérature, par exemple Mongo Beti, Réné Philombe, Calixthe Beyala, etc. n’y sont pas, essaimant ainsi la médiocrité dans la tête des lycéens, nos futurs écrivains. Même si aucune littérature n’a besoin de poètes maudits pour marquer sa désinvolture, devant l’effrayante pâleur de nombre de vers de nos jeunes poètes, une question demeure lancinante : la poésie camerounaise des années de braise et d’après est-elle coupée de sa source fondamentalement convulsive, c’est-à-dire subversive ? Il y a certainement nécessité de pédagogie ici, car même si elle est toujours assise dans des évidences que ne révéleront que les historiens plus tard, aucune littérature ne naît d’une génération spontanée. Et la génération dont il s’agit ici, qui au Cameroun, dans les écoles, est formée jusqu’aux os à la négritude d’Aimé Césaire (trois livres au programme, Le Cahier d’un retour au pays natal, Une tempête, La tragédie du roi Christophe) n’a souvent retenu du poète au cri fondamental que la relation intime de la poésie avec le dictionnaire Larousse, qui devient ici très vite une manie  » gromologique  » (5) et, disons-le, un piège, celui du vide de sens. Ce n’est pas tout : le fait que les quelques centres de lecture à Yaoundé, Douala, Dshang, etc. soient des bibliothèques de Centres culturels français, allemand, anglais, qui, elles, n’offrent souvent à leurs lecteurs que des bouquins camerounais passés au tamis de la politique étatique, et qui d’ailleurs n’offrent surtout que des bouquins des pays qu’ils représentent, c’est-à-dire en définitive coupés de la respiration poussiéreuse de cette vie qui rythme la parole de tout écrivain de chez nous, devient bien problématique dans un pays qui n’a pas de Bibliothèque nationale, et dont le Centre culturel, à Yaoundé, n’a d’honneur à montrer que le vide de ses planches longtemps taries d’inspiration.
Nécessité d’un débat littéraire
Le poète camerounais d’aujourd’hui ne peut plus écrire comme si avant lui de nombreux poètes de chez lui n’avaient pas déjà écrit des vers, et surtout, comme si autour de lui, des dizaines de journaux ne définissent pas déjà la sphère publique en laquelle sa parole peut prendre sa place. La référence à ses paires, et par ricochet, à une certaine tradition poétique (pas seulement la tradition des joueurs de mvet et autres troubadours traditionnels), est cardinale. C’est ici certainement que la présence et l’action autour du journal Patrimoine sont exemplaires, car elle ne rend pas seulement possible la publication de textes d’auteurs qui souvent n’avaient qu’encore des manuscrits en leurs sacs, par exemple Anne Cillon Perri (Naa Pierre Collin), Jean Claude Awono, Guy Merlin Nana Tadoun, elle permet à d’autres déjà publiés tel Marie Claire Dati Sabze, de participer au débat littéraire. Elle permet également aux écrivains de se rencontrer quotidiennement pour discuter de leurs textes, élaborant ainsi à nouveau les bases d’une institution et d’une critique littéraire endogènes, là où l’ancienne Association des poètes et écrivains camerounais, l’APEC, a sombré dans le silence bien avant la mort de son créateur, Réné Philombe, et là où, avec la mort depuis longtemps des revues comme Abbia, Ozila, la recension critique la plus banale (6) a cédé le pas aux seuls articles académiques et communications de colloques. Suivant les traces du Cercle des littératures de l’université de Yaoundé, la Ronde des poètes, au quartier Bastos, nous rappelle aujourd’hui encore, que beaucoup de traditions littéraires, prenons par exemple le groupe 47 en Allemagne, sont nées et ont mûri dans les détritus de pays se cherchant, en des rencontres informelles de jeunes partageant des rages ou des joies complémentaires, sur des chaises de fortune. Et pas seulement dans des cénacles et des académies ! Ici aussi, il faut que cette geste humble soit suivie par le courage de jeunes éditeurs comme Joseph Fumtim de Interlignes & Agbetsi/Plumes sous le soleil, qui répondent à ce balbutiement d’une parole qui veut s’arracher au silence, en publiant quelques œuvres, l’exemplaire Ecchymoses de Fernand Nathan Evina, Pour chanter tes siècles de pain sans sel de Ebenezer Tedjouong Talla, là où des poètes au talent récalcitrant comme Marcel Kemajou Njanke, même ancrés dans le terroir, se trouvent parfois obligés de publier à l’étranger, et ce aussi, à une heure où comme on nous dit toujours,  » la poésie ne se vend plus « . Ne faut-il toujours que l’énergie de quelques-uns qui n’ont pas encore cessé de rêver pour que la parole poétique éclose enfin ? Chanson du Nord que la géographie littéraire du Cameroun n’a pas vraiment explorée, Le Sahel, ses femmes et ses puits de Kolyang Dina Taiwe est là pour nous rappeler que les éditions Clé, cette maison de tradition, publient encore des poèmes, comme une vieille femme qui se rappelle en passant son tout premier amant.
Les nouvelles possibilités d’internet
Question toute aussi importante pourtant : les auteurs camerounais, et surtout les jeunes poètes camerounais, n’ont-ils découvert la profondeur de liberté que leur procure par exemple internet, ce médium de la liberté radicale, que pour ouvrir leurs boîtes à courriels et surfer dans des cybercafés sur des sites inutiles ? Mais ici, l’exemple de Nguepe Taba II dont le recueil Ainsi parlaient les sages a été publié par publibook.com, et d’Alain Serge Dzotap qui a publié une sélection de la poésie camerounaise, des classiques aux enfants de dix à treize ans sur le site http//members.lycos.fr/mur4/cameroun4/listecameroun4.htm, est aussi innovateur qu’il est singulier dans toute notre littérature, encore coincée dans la croyance têtue au seul livre rédempteur de la poésie. Or échapper au silence qui, avec la crise profonde du livre chez nous, guette même les auteurs les plus talentueux des années 1990 et d’après, nécessite une vision bien différente des instruments de l’écriture. Là où les maisons d’édition se cassent les dents sur la poésie, la révolution d’internet ouvre des portes insoupçonnables, continuant une libération de la parole que la floraison des journaux avait déjà défrichée il y a dix ans. Il arrive parfois aussi que ce ne soit pas seulement le livre, mais la parole poétique elle-même qui soit dépassée, pour ne laisser place qu’à l’image, et même, à la brutalité du réel moulé dans une seule volonté.
Ici c’est le poète peintre Hervé Yamguem qu’il faut saluer, lui dont le recueil de poésie Le temps de la saison verte montre une maturité et une économie du mot incomparables, dans un univers où les poètes ne bavardent dans leurs vers qu’autant qu’ils se taisent tragiquement sur l’essentiel de leur vie. Yamguem ouvre notre imagination, par ses mots, à un univers qui très rapidement se révèle beaucoup plus immense que ne peut dire la seule poésie : la folle exubérance de la vie chez nous. C’est cet univers que récupère successivement la geste du peintre, la pose du photographe, la danse de l’installateur, toutes silencieuses, pour recomposer le chaos dans son quartier, New Bell, afin de l’exorciser pour toujours, accomplissant ainsi le vœu de maint poète de notre génération, si bien exprimé par le Nigérian Ben Okri :  » Le chaos est riche en possibilités « .

1. Ici, le silence du poète assis dans l’appareil de l’Etat devient complice de crime, car assoupi, il se tait par exemple sur le génocide perpétré de 1956 à 1970 sur les peuples bamiléké et bassa, et dont la dimension tragique est encore présente aujourd’hui dans le silence profond de nombre de nos parents.
2. Habiba, Helon : Waiting for an Angel, Norton Editions : New York, 2004, p. 194-195.
3. Ce sursaut inclut bien évidemment l’exil,  » l’exit option  » dont parle Jean-François Bayart dans son analyse de la  » politique du ventre  » de nos Etats, et qui, pour notre littérature, se révèle être finalement le fer qui lime le talent des écrivains.
4. Pour une étude des chansons du maquis nationaliste dans la Sanaga-Maritime, voir : Achille Mbembe :  » Le pouvoir des morts et le langage des vivants : Les errances de la mémoire nationaliste au Cameroun « , in : Bayart, J.-F. ; Mbembe, A. ; Toulador, C. : Le politique par le bas en Afrique noire. Contributions à une problématique de la démocratie, Paris : Karthala 1992, p. 183-229.
5. Expression camerounaise qui désigne l’utilisation de mots peu courants dans l’expression.
6. Il est toujours heureux de se rendre compte que des journaux comme Le Messager ou Mutations ont en leurs pages la note de lecture du recueil de poèmes d’un auteur du pays, mais souvent, par paresse, disons-le, nos journalistes préfèrent recopier les notes de lecture de livres d’écrivains français telle qu’ils les reçoivent dans des dépêches de presse !
///Article N° : 3511

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