Bicentenaire

De Lyonel Trouillot

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Pour Marie-Enédine

On peut considérer tout d’abord que Bicentenaire est un roman de l’urgence et du témoignage. Il faut ressasser encore cette image de Port-au-Prince comme un tas d’immondices et un espace de la décrépitude morale qui interdit de penser autrement qu’avec les termes rudimentaires de la survie. La visée serait l’efficacité : que les lecteurs s’approprient, encore, que ce qui se passe là-bas, de l’autre côté de la mer, soit bien compris. Que d’une certaine façon, les lecteurs -ceux d’ici, ceux de là-bas, aussi bien- s’accommodent de ce regard qui serait en fait un regard dirigé vers l’absence du regard. Mais l’écriture entretient avec le regard un rapport paradoxal : l’un est l’autre se renvoient mutuellement leur incomplétude. La compréhension, le spectacle s’arasent mutuellement dans leurs frottements, tant que l’on ne sait ni qui parle, ni d’où s’origine le regard. Le véritable travail du romancier n’est pas ainsi de donner des raisons, presque toujours univoques et par là, sommaires, mais de donner à entendre – un entendre qui dans le livre est encore un voir – des voix :  » on entendra ici plus de voix que de causes « , prévient le narrateur, dans les premiers mots du roman. Mais c’est aussi le montage de ces voix qui détache l’écriture d’une esthétisation de la misère et lui confère une dignité politique pleinement revendiquée par l’auteur, et pourtant si peu héroïsée dans le texte.
C’est pourquoi considérer le roman de Lyonel Trouillot seulement sous l’angle du témoignage urgent et à répandre, serait faire peu de cas d’une part de l’activité littéraire de l’auteur, mais aussi de toute l’histoire de la littérature haïtienne. Cette désespérance dont nous parle Bicentenaire n’est en effet pas nouvelle. La ville qu’évoque Trouillot, d’autres, avant lui, l’avait baptisée  » Port-aux-crimes « ,  » Salbonda « ,  » Port-aux-crasses « ., et un auteur, encore trop méconnu, Roy, l’avait même décrite envahie par des chiens. Il existe tout un lexique dépréciatif pour désigner Port-au-Prince, cette ville que le Roumel de Compère général soleil, de Jacques Stephen Alexis, observait depuis le bateau qui l’enlevait à l’île :  » Du haut du bastingage, la terre natale avait cette couleur de sang et de fiel mélangés. Port-au-Prince était couvert de croûtes de misère. Le Bois de Chêne comme une larme coulait à travers la ville « . Il n’existe pas vraiment de roman heureux sur Port-au-Prince et Dieu est mort dans cette ville, il y a déjà un certain temps. Régulièrement des écrivains remettent ce meurtre en scène. Trouillot lui-même, dans ses textes précédents, dans sa poésie, a fait la part de cette misère. La ville est depuis longtemps perçue par ses personnages comme  » … un grand cercle d’humains autour d’un monticule d’immondices  » (Rue des pas perdus). La description de Port-au-Prince s’achève souvent dans une cérémonie funèbre.
Les écrivains d’Haïti n’ont pourtant de cesse de réclamer pour leur pays cette part d’un réel démocratique qui passe par la constitution d’un État de droit. On peut se souvenir ici de ce qu’écrit Levinas, dans Liberté et commandement :  » Concevoir et réaliser l’ordre humain, c’est instituer un État juste, qui est, par conséquent, la possibilité de surmonter les obstacles qui menacent la liberté. C’est le seul moyen de la préserver de la tyrannie. On a beau railler cette préoccupation de rendre permanents nos instants privilégiés, de manifester à leur égard, des soucis de propriétaire ; c’est la seule possibilité de ne pas abdiquer « . Les écrivains haïtiens, on le sait, n’ont pas abdiqué. Mais Haïti n’aura guère connu de tels instants, sans qu’ils ne devinssent immédiatement ceux de la dépossession. Il faut être bien naïf –d’une naïveté qui confine à la veulerie- pour continuer à se demander pourquoi un si petit pays a produit autant d’écrivains : tout l’effort des écrivains d’Haïti, depuis Bergeaud et Delorme, est précisément de parvenir à faire entendre ces voix multiples qui tentent de nommer le désastre et la dépossession, cette présence insistante de ce qui vient sans cesse à manquer.
C’est pourquoi il paraît bien simplifié de contenir ce roman dans le cercle de l’urgence. Certes, pour qui a suivi les événements qui se sont déroulés en Haïti ces derniers mois, l’histoire racontée a sans doute une dimension référentielle : un dimanche matin, Lucien, un étudiant qui comme tant d’autres Haïtiens, fait chaque jour reculer les limites de la survie, quitte sa chambre. Il laisse son frère, plus jeune que lui, et qui est déjà un gangster, et se rend à une marche de protestation en direction du Palais national. Il y a des étapes sur ce chemin : une épicerie, où il achète des cigarettes, puis chez un médecin, pour recevoir le paiement des cours particuliers qu’il donne à son fils. Puis le défilé, où il rencontre ses camarades et se retrouve sous les objectifs des caméras des journalistes. Une première charge des policiers l’oblige à se cacher. La manifestation reprend force et se rapproche du palais. Un gang de chimères –celui de son frère Ezechiel, alias Little Joe, attaque alors la manifestation. Little Joe vide le chargeur de son pistolet. Une balle atteint Lucien, et le tue.
Mais le récit de cette banalité tragique prend un relief particulier dans l’écriture de Lyonel Trouillot. D’abord, parce que cette histoire est racontée à partir des monologues de Lucien, monologues aux phrases amples, qui viennent comme entourer l’histoire, les sentiments, les peurs, la distance entre soi et les autres, soi et soi, dans un enroulement en spirale, une spirale qui fait entrer dans son développement les autres paroles. Il y a une efficacité du discours indirect libre chez Trouillot, qui rend possible la reprise des paroles des autres, la compréhension de celles-ci, leur relance dans le circuit des échanges, même si ceux-ci sont si contraints dans la situation haïtienne. On se souvient de ces mots de Thérèse en mille morceaux :  » A défaut d’une parole droite, j’écris pour rassembler mes voix « . C’est bien le sentiment d’appartenance dans ce rapport à l’autre qui est en jeu dans Bicentenaire.
Alors que les discours sont volatiles, n’ont pas vraiment prise, ne s’écoutent pas, cette stratégie d’écriture décrit un premier espace commun, ce contexte qui fait tellement défaut dans la parole haïtienne. Lyonel Trouillot l’a souvent répété : le véritable enjeu est de parvenir à décrire un projet commun, pour un contrat social digne de ce nom. Tenter d’établir un diagnostic, c’est déjà se projeter sur le possible d’une élaboration. Or le roman participe de ce projet de comprendre mais encore d’interroger quelques indices, à la fois flagrants et latents.
Dans Bicentenaire, il y a une grande absence, celle qui est évoquée précisément dans le titre. C’est assez exceptionnel pour être rappelé : un des lieux communs présents dans les romans haïtiens est l’évocation des origines, de la guerre de libération et d’indépendance. Or, Bicentenaire n’en dit rien. Cette libération est avant tout une absence, un grand silence. L’essentiel tient dans le présent. Si l’un des manifestants affirme en hurlant :  » mais c’est l’année du Bicentenaire, tonnerre ! Il y a un pays à construire ! « , le lecteur reçoit cette déclaration comme une contre vérité. Il y a d’abord des discours à déconstruire, des modalités de vie à définir, car le pays, lui, est là, depuis deux cents ans, précédant tout engagement, le transformant en velléité, quand ce n’est pas en instrument de mort.
Depuis Les Enfants des Héros, on sait que les pères ont failli, et qu’il faut les écarter pour que les individus puissent, un instant, avoir l’espoir d’une prise de parole. Il reste les mères, et celle des deux garçons est aveugle. Elle vaticine :  » Ernestine Sainte-Hilaire, moi Noire, qui regarde le temps qui passe sans le voir … qui ai enseigné à mes fils qu’on ne parle pas pour ne rien dire …je vous le dis, méfiez-vous de l’eau qui dort… je vous le dis, prenez le temps de parler aux mystères…moi, Noire, qui ai élevé mes fils dans la droiture… « . Mais cette parole, force est de le constater, n’a plus de prise.
C’est bien la parole du narrateur qui est essentielle, et non plus ces arrières mondes qui offrent si peu d’ancrage. Parmi ces arrières mondes, le vaudou, lui même réduit à quelques colifichets que porte Ezéchiel-Little Joe, qui, enfant, détruisait les couleuvres, ces manifestations du loa Damballah. C’est bien le parti pris littéraire, à la fois affiché et dénoncé dans les propos liminaires qui pourraient orienter la lecture.  » Tout ici ne renvoie qu’à l’incommunicable, au silence que cachent le bruit et la fureur « . C’est ainsi que les points de vue des personnages sont relayés à partir de la place du narrateur, définie depuis la note liminaire, et qui commence par une désignation du lecteur, qui n’est pas pour autant une interpellation. D’une certaine façon, les lecteurs, ou plutôt  » certains lecteurs « , se retrouvent intégrés dans l’économie narrative. La question centrale est bien celle-ci : ne pas seulement partir d’une vision préalable d’Haïti, si faussée depuis deux siècles – et sans doute depuis plus longtemps encore- pour dire un espace déjà stéréotypé, mais bien arriver dans l’écoute de cette irréductible altérité, par où c’est le regard de soi-même comme un autre qui est lui-même remis en jeu. La question du hors champ est ainsi posée assez radicalement : le visible doit-il nécessairement annuler ce qui ne l’est pas ? Et dans ce hors champ, comment à la fois prendre en compte celui de l’intériorité, mais aussi celui de la relation à l’autre ? Tout l’épisode de la relation à l’Etrangère, cette journaliste qui vient confirmer ses représentations a priori d’Haïti, et que Lucien parvient à déplacer, à se tourner vers lui, à se détacher de la mise en spectacle conformiste, est particulièrement signifiant à cet égard, comme le sont aussi, dans la dimension interne à Haïti, les rencontres et les conversations avec le médecin, son épouse, et le garçon. La scène du café, le matin de la manifestation met en récit ces scintillements du hors champ social et du désir, perçu et reçu, malgré la retenue et la réticence.
Dans le même mouvement, le roman de Trouillot remet en jeu une partie des thèmes récurrents du roman haïtien, et tisse une intertextualité critique, en particulier avec Compère général soleil de Jacques Stephen Alexis. Ainsi, pour reprendre les deux derniers exemples, la dimension exotique et tropicale de l’haïtianité de ce roman, amplement tournée vers le lecteur occidental, est violemment prise à partie par le personnage de Lucien, lors de sa rencontre avec l’Étrangère. A l’inverse, le discours quelque peu homophobe et véhiculant une représentation complètement dégradée des femmes de la bourgeoisie haïtienne est cette fois nuancé, voire critiqué : alors que ces femmes dans le roman de Jacques Stephen Alexis étaient représentées comme des monstres pervers, le personnage de Lucien tente de les observer dans leur humanité. Mais aussi, le personnage n’est plus le même : Hilarius Hilarion était un personnage lui-même déplacé hors de l’humanité. Lucien est un étudiant, qui travaille le tissu social. Pour son frère, en revanche, l’humanité elle même est remise en question.
Dans cette insistance à prendre en charge aussi ce qui relève du hors champ, cet incommunicable mentionné dans les premiers mots du roman, la part du symbolique appelle également l’attention. On retrouve ainsi les éléments centraux du chromatisme haïtien, le bleu et le rouge. La bigote épouse d’Antoine, le commerçant, apparaît  » dans son accoutrement de pensionnaire d’orphelinat, toute de bleue vêtue, bas bleus, robe bleue et chapeau bleu, le gros petit chaperon bleu « . Ezechiel – Little Joe, lui,  » rit rouge comme le sang « . L’emblème fondateur d’Haïti s’effiloche dans la religiosité absconse et la violence sans rémission, fratricide. Cette dimension symbolique est évidemment prolongée par l’intertexte avec le livre prophétique d’Ezéchiel. Tout le roman de Trouillot décrit cet espace de désolation à la fois exemplaire et repoussant, parallèle à cette charge hallucinée du livre du prophète : 5-14 :  » Et je ferai de toi une désolation, une infamie parmi les nations qui t’entourent, aux yeux de tous les passants. Tu seras une infamie et un objet de honte, un exemple et un sujet d’horreur, pour les nations qui t’entourent, lorsque j’exécuterai sur toi mes jugements avec colère et fureur, avec de rudes châtiments.  »
Ou plus précisément, cette charge, portée par un personnage négatif qui trouve son bonheur dans le moment où il participe au massacre, le narrateur en fait le cœur de ces dispositifs symboliques par lesquels est apprécié l’autre. C’est peut dire que pour nombre d’auteurs, dont Trouillot, Haïti se voit assigné dans cette position de repoussoir, et soit donc rejeté en deçà des marges de l’acceptable, et que tout est fait, semble-t-il, pour que de cette position, le pays, ses cultures, et d’abord ses habitants, n’en puissent bouger. Dans la mesure où la prégnance des livres apocalyptiques est massive dans les rituels religieux en Haïti, une telle proposition mérite d’être relevée. L’auteur ici touche sans doute le point de fuite à partir duquel la plupart des regards se lèvent sur son pays, dessinant ici une spirale dégradante, qui n’en finit pas de dévisser la réalité haïtienne de ses êtres survivants et de leur histoire.
Mais, on en aura eu l’intuition : cela se passe dans l’incommunicable, dans le ténu des mots et des phrases. Il aura été essentiel justement de remonter une autre spirale, celle du temps et des êtres, et de résister à l’émiettement, en n’oblitérant pas, à la manière souveraine de ceux qui portent en eux la certitude de la conviction, les paroles des autres, fussent-elles plongées dans la fange. Cette spirale se développe dans l’effort d’écouter ce qui chez l’autre, fait (le) mal. C’est ce projet, levinassien entre tous, que reprend à son compte Trouillot, pour permettre au lecteur d’accéder à une réelle perspective commune de citoyenneté :  » Aller vers l’Autre, peut-on lire dans Altérité et transcendance, là où il est véritablement autre, dans la contradiction radicale de son altérité, d’où pour une âme insuffisamment mûre, la haine coule naturellement ou se déduit selon une logique infaillible « .

Bicentenaire, de Lyonel Trouillot, Actes Sud, 2004.
Yves Chemla et Lyonel Trouillot étaient récemment sur France Culture à l’occasion de la sortie du livre ; l’émission est à écouter sur le site de radio France ///Article N° : 3563

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