Écrire sans la France

Print Friendly, PDF & Email

En marge du sommet de la Francophonie de Ouagadougou, l’écrivain Patrice Nganang se fait un malin plaisir de revenir sur la notion en affirmant la polyglosie comme possible position de l’écrivain africain dans le monde.

Tôt ou tard l’écrivain Africain d’expression française se rend compte qu’il doit lui aussi mener une fois de plus avec la France ce combat qui il y a cinquante ans aboutit à l’indépendance de son pays. C’est évident : la nécessité de cet éveil du combattant en lui est autant inscrite dans la langue qu’il utilise que dans l’expérience qui a forgé sa conscience, même si, pour reprendre les mots de Marx, sa rage, dans sa répétition d’une tragédie qui a déjà eu lieu, ne peut vraiment plus être que comique. Or si elle fait sourire, cette rage bien tardive, c’est sans doute parce qu’évident il est aussi, que dans tout combat, et encore plus dans celui que l’écrivain francophone mène avec la France, sorte de répétition lui aussi du combat de Caliban avec Prospero, les combattants sont entraînés dans un pas de deux étrange qui, s’il débouche à la fin sur le chant énergique, sur la parole forte et libérée de l’écrivain, au fond, sincèrement, ne le libère pas du tout. Elle fait sourire du même amusement qui accompagne tout visage regardant les photos des politiciens Africains assemblant aujourd’hui encore leurs sombres visages autour du président Français, toujours placé au centre de la ‘traditionnelle photo de famille’, au cours de ses consultations régulières avec ses anciens sujets coloniaux que sont les quotidiens sommets de la francophonie ; elle fait sourire du même amusement, oui, qui fait se rendre compte que les écrivains francophones qui sont les plus ancrés dans l’espace de production et de circulation de la littérature en France, les écrivains Antillais et Algériens, sont originaires de pays qui dans la sphère de l’ancien empire français ont, dans leurs mots ou en politique, avec Césaire ou à travers la guerre d’Algérie, le plus brandi l’étendard de l’indépendance, ont poussé au plus haut point le combat dont il s’agit ici.
Au fond si à la différence des politiciens, on ne peut pas dire aujourd’hui que les écrivains francophones ne se sont pas encore rendus compte que ce sont leurs potentialités, plus que leurs voix, qui parent la France de l’arrogance dont elle se pavane, il apparaît clairement qu’écrire sans la France se présente encore pour eux comme une bien dangereuse aventure. Et ce n’est surtout pas parce que les premiers pas de cette aventure sont déjà problématiques, inscrits qu’ils sont, autant dans la langue française, que dans un mouvement dialectique qui, comme la vague aux abords de la côte, sans cesse jette l’aventurier sur le sable dont il veut s’éloigner ; ce n’est pas non plus parce que, ployant sous la trahison de structures moribondes chez lui, l’écrivain francophone se retrouve nollens vollens aux portes des institutions littéraires parisiennes, en train de mendier une reconnaissance qu’il sait ne pouvoir trouver ailleurs, et encore moins dans son pays d’origine. L’exemple de la littérature américaine, dans son appropriation jadis de la langue anglaise pour dire une réalité de la violence et de la possession, et une expérience singulière de la liberté, tout comme l’exemple de la littérature latino-américaine, dans son invention syncrétique en espagnol, d’un style puisé autant dans les humeurs sombres du romantisme allemand que dans une énigmatique expérience de la solitude d’un continent, sont là, criards, pour nous dire que les questions de la ‘langue d’emprunt’ et des ‘structures de la dépendance’ ne deviennent des impasses véritables, et sérieuses vraiment, que lorsqu’elles inscrivent leur lâche trahison dans les profondeurs de l’imagination de l’écrivain, et lorsqu’elles deviennent des pesanteurs qui limitent la nécessaire immensité de sa vision de l’humain.
Or le spectre de Senghor est là lui aussi, autant pour nous donner le visage le plus connu de ce bégaiement de l’imagination et de la vision des anciens colonisés agrippés au radeau France, que pour nous montrer cette structure de l’imagination-là dont, curieusement, même dans le plus profond de leurs invectives, dans le plus égaré de leur métaphysique, les écrivains d’expression française n’ont pas encore pu se libérer, car le vêtement curieux de l’académicien couvre encore de nombreuses générations d’Africains et d’Antillais, y compris ceux-là qui aujourd’hui dans leurs écrits prononcent les mots ‘immigration’, et même ‘rhizome’ et même ‘malinkisation’, comme pour dire ‘créolisation’, sans signaler la paternelle présence en eux du vieux concept senghorien du ‘métissage’. Heureusement là aussi, même si faisant face à Senghor, comme pour incessamment lui couper la parole, insolent jusqu’aux os, est le spectre de Fanon, moudjahidine le plus cinglant qui soit, ‘Arabe’, oui, possédé par les rumeurs des mille combats de nous les damnés, et dont l’acide des mots et le fini des formules et l’incroyable élan, surtout l’élan, court encore dans le texte et dans le discours et dans les veines de l’écrivain, comme étant la formule ou le verset ou le refrain qui assure au routinier démagogue qu’il est toujours un peu, quand il vient de nos contrées écrasées, les applaudissements de ses pairs.
C’est que, sans nul doute, l’expérience de Fanon tout comme sa pensée, ont le plus pactisé avec la possibilité d’écrire sans la France, cette possibilité qui comme une terrible et indomptable pulsation, secoue le ventre de tout Africain aujourd’hui encore ; Fanon dont le nom est devenu la signature, par-delà l’Afrique et l’Europe et l’Amérique, de millions de voix qui plus que son hymne de la violence, creusent aux racines de son invention du post-colon, pour y découvrir un humanisme pas du tout divorcé de l’origine : ici un patriotisme bruyant qui plombe un pays mais fabriquera demain sans aucun doute une génération d’écrivains ivoiriens bien moins dociles, et que les instances de la francophonie fêteront plus difficilement qu’un Ahmadou Kourouma ; là un nationalisme postdaté qui dicte encore aujourd’hui le choix d’un Boubacar Boris Diop, quand il décide, dans la lignée tracée longtemps par Ngugi wa Thiongo’o et autres, même si avec un argumentaire différent car se référant au choc tardif d’un génocide dans lequel trempa la France, d’écrire en wolof pour retrouver la communion perdue avec son peuple ; choix bien problématiques, tout de même, pas parce qu’avec Diop il veut fonder une littérature nationale moins sur la qualité des textes produits que sur l’usage d’une langue particulière, et surtout quand avec Ngugi il a déjà montré les limitations qu’il place devant les libertés de l’imagination, mais parce qu’il reste pris dans le pas de deux du combat qu’il refuse de voir, tant dans son élaboration il ferme les yeux sur le fait que c’est bien dans le confortable de son installation dans le socle de la littérature européenne qu’il trouve l’élan et même la légitimité de sa rupture, et surtout, les mots toujours infinis pour l’expliquer ; choix problématiques aussi parce qu’en se positionnant dans la seule diglossie héritière du combat de la libération coloniale (wolof contre français), il ancre dans ses mots africains la présence même de la tradition européenne dont il veut se libérer en changeant de langue d’expression : d’où sa nécessité, absurde vraiment, d’expliquer à l’avance, et même d’idéologiser, une évidence aussi tautologique qu’un écrivain wolof écrive en wolof !
Or nous met en garde Fanon, c’est bien plus facile de proclamer que l’on quitte l’Europe que de la quitter effectivement : car au fond, c’est bien dans la mobilité de la communauté des forces qui aujourd’hui prononcent le nom ‘Fanon’ comme un viatique ou comme un shiboleth, et beaucoup moins dans la geste fanonienne, nationaliste, où s’enracinent leurs références, qu’il faut rechercher les voies de l’imagination et les éclairs de vision qu’explore une littérature qui en Afrique ou ailleurs, des anciennes colonies françaises du moins, veut s’écrire sans la France. C’est que, si l’écrivain puise sa vision et son imagination autant dans son expérience personnelle que dans sa lecture de l’histoire, l’expérience tant linguistique que personnelle de la majorité des écrivains francophones est bien celle d’un déplacement, d’une extrême mobilité : un déplacement et une mobilité qui creusent beaucoup plus profondément que la traversée de l’Atlantique qui fonda les diasporas ou alors, plus proche, de la Méditerranée avec ses discours migrateurs ; déplacement qui est inscrit, au contraire, autant dans les lointaines migrations des populations qui ont placé dans le cœur de l’Afrique la naissance de notre commune humanité, que dans cette évidence qui fait du continent africain une terre de mille langues, de mille groupes, de mille nations, de cinquante pays et d’autant de passés, définissant ainsi nos aïeuls et nos parents comme des hommes à plusieurs histoires, passant avec aise de langues en langues, ces polyglottes que nous leurs fils sommes encore un peu, même si au fond, notre mobilité est bien autre, transversale là où la leur était plus ou moins latérale, et même si surtout, les terres et les langues que nous traversons dans nos déplacements sont bien différentes de celles qui couvraient leurs pieds de poussière.
L’inscription d’une imagination et d’une vision dans les frontières d’une seule terre, fût-elle même un empire, est toujours rétrécissement, et nul autre que l’écrivain Africain ne devrait le ressentir dans son imagination et dans sa chair, lui qui dès le départ a consacré les meilleures de ses lettres, la meilleure de son intelligence, le plus poignant de sa plume, à sonder son déchirement entre ‘ce cœur qui lui vient du Sénégal’ et la langue française, pour établir la départition sanglante et douloureuse de sa chair en mondes antithétiques ; cet écrivain qui aujourd’hui encore, toutes les fois, à Ouagadougou sera pressé de répondre à cette vieille question de l’importance pour lui de la langue française, de la culture française, comme si c’était le dernier gage de fidélité à un club restreint, gage à répéter sans cesse sous peine d’exclusion définitive ; lui qui, depuis ses premières publications, n’a cessé de pleurer l’emprisonnement de sa conscience originale, dans une promesse de liberté payée au prix de son assouvissement de fait, et qui se retrouve curieusement aujourd’hui à défendre du sommet un château de cartes nommé ‘francophonie’, à la place de ceux-là qui auraient dû en être les véritables avocats : les Français eux-mêmes, qui curieusement ne trouvent pas en leur terre de lieu, ni pour son expérience, ni pour son imagination, et par exemple, comment le croire, n’ont jusqu’ici trouvé qu’un seul ou deux de ses romans digne du Goncourt ! Absurde il est en effet, qu’en même temps que la France entasse les fils de l’immigration dans des charters, qu’en même temps qu’elle plombe le pays d’origine de l’écrivain pour du pétrole, qu’en même temps qu’elle recolonise sa terre, ce soit lui, l’Africain ayant une tête sur des épaules et une imagination dans cette tête, qui trouve encore sa voix la plus forte pour défendre la francophonie, et que d’ailleurs des écrivains africains ayant le plus pignon sur rue en France, Calixthe Beyala (mais ses frasques sont beaucoup plus graves encore !), ou alors Henri Lopes, puissent trouver des mots pour défendre et prétendre diriger ce machin !
C’est que, écrire sans la France, c’est avant tout écrire par-delà la francophonie : c’est donc, retrouver la mobilité latérale de nos aïeuls et de nos aînés qui de pays en pays, de terre en terre, et surtout de langue en langue se déplaçaient, sans profession de foi préliminaire, au gré de l’interlocuteur, au gré de la terre sur laquelle se posaient leurs pieds, et avec la même dextérité s’exprimaient en medumba et en bassa autant qu’en douala : bref, ne vivaient pas la multitude de leurs langues comme une damnation, tel que le veut un Gaston-Paul Effa, dans la lignée des argumentations purement coloniales, mais certainement comme une évidence. En littérature africaine, seul Aniceti Kitereza a jadis inscrit cette mobilité à l’intérieur des langues africaines dans son œuvre, lui qui a écrit son chef-d’œuvre Mr. Myombekere and his Wife Bugonoka, their Son Ntulanalwo and Daughter Bulihwali d’abord en kikerewe, avant de le traduire lui-même en swahili, ce chef-d’œuvre de la littérature africaine qui sera traduite en allemand puis en anglais, et dans sa traduction française chez l’Harmattan ; prenons également l’aventure de Moses Isegawa dont l’œuvre à succès, Abyssinian chronicles sera publiée en néerlandais avant de l’être en anglais, sur les traces de Amma Darko pour qui ce sera de l’allemand à l’anglais. À travers ces exemples cependant, nous voulons parler aussi de l’évidente mobilité des écrivains africains qui fait un Ngugi écrire aujourd’hui ses textes en kikuyu et en même temps enseigner aux Etats-Unis, mobilité qui certainement fait un Boubacar Boris Diop écrire les siens en wolof, et en même temps, avec une évidente facilité, défendre ses positions dans des revues suisses ou françaises : en français. C’est que plonger dans l’aise de ce déplacement, de cette mobilité des écrivains africains, c’est sans doute retrouver cette polyglosie de nos aînés, polyglosie intime encore à bien des Africains aujourd’hui, et qui à la maison parlent le medumba, par exemple, à l’école le français ou l’anglais, et dans la rue le pidgin-english ; cette polyglosie qui est si fondamentale aujourd’hui, dans notre monde que l’on sait globalisé, et en lequel ils parleraient allemand ou alors russe sans avoir à se rétracter dans quelque position de principe. Que l’expérience vécue et quotidienne de ce déplacement puisse être le ferment d’une littérature sans la France est évident, car déjà dans la colonie elle a plusieurs fois assuré la diversion dans le dos du colon, d’un propos qu’autrement ce dernier aurait capturé ; que son expérience soit perdue dans la littérature francophone jusqu’aujourd’hui n’est pas étonnant, la littérature dont il s’agit étant encore figée dans le pas de deux du combat, pas de deux qui a fondé sa naissance et sa nécessité dans la seule et tragique diglossie, et qu’elle n’arrive pas encore à dépasser malgré l’insistance têtue de son expérience plurielle et même du quotidien des pays dont elle parle ; que cette polyglosie soit cependant le ferment d’une nouvelle génération d’écrivains, et par-là, d’une écriture qui s’ouvrirait sans aucuns complexes aux mille diversités de son monde et du monde, est certainement l’espoir, car porteur de la promesse d’une liberté retrouvée en passant.
En passant ? Que par exemple de plus en plus d’œuvres d’auteurs africains d’expression française soient enseignées dans des universités américaines, et que certaines soient traduites et présentes en librairie aux Etats-Unis, est certainement lié à l’éveil de la conscience américaine à la pluralité des cultures post-coloniales ; que de plus en plus de critiques africains d’expression française trouvent une assise institutionnelle avec des chaires d’études francophones dans des universités américaines ou canadiennes renouvellera certainement la lecture des textes des auteurs de nos contrées ; que de plus en plus d’écrivains d’expression française, eux aussi, Edouard Glissant, ou alors Maryse Condé, Assia Djebar, Emmanuel Dongala, Alain Mabanckou, Pius Ngandu, Jean Godefroy Bidima, sans parler de l’auteur de ces lignes, se retrouvent en des universités américaines dans des positions permanentes en lesquels ils peuvent définir le sens de la lecture des oeuvres, produire à tête reposée des textes de fiction ou autres, avec le soutien d’institutions bienveillantes, aura tout aussi des conséquences sur la littérature dont il s’agit ici, tant il est vrai que la sphère universitaire américaine avec sa pluralité de campus, est un vivier à conquérir pour toute littérature jeune, et pourra être la marche nécessaire dans l’avancée décidée de la littérature africaine d’expression française vers un renouvellement de sa voix. Et ici bien sûr, il va sans dire que la question de la France comme point de référence, et surtout de la langue française comme instrument de travail, devient d’autant plus relative que lointaine, trop lointaine, pour exprimer les soubresauts d’une vision et les fluidités d’une imagination qui n’est pas française, ou même d’une réflexion avant tout africaine, c’est-à-dire humaine : un écrivain polyglotte comme le Congolais V.Y. Mudimbe, qu’on dit encore francophone, et dont l’œuvre philosophique majeure, The Invention of Africa a pourtant été publiée en anglais, et n’est même pas encore disponible en français, est exemplaire ici de la mobilité autant institutionnelle que linguistique, à l’extérieur et loin de la France, aujourd’hui, des auteurs africains, mobilité qui part de l’évidence du côté absurde qu’il y aura toujours pour un qui n’est pas français, de défendre la francophonie ailleurs que dans l’espace dit francophone, disons, à Ouagadougou par exemple, sans courir le risque de se donner le visage du ridicule, car en fin de compte, peut-être comme Vladimir Nabokov, cet autre polyglotte qui cessa un moment d’être russe, verrons-nous bientôt venir ce jour où des écrivains africains cesseront vraiment d’être francophones.

///Article N° : 3610

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire