L’idéal dans une bibliothèque ?

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 » Marseille est une ville de passionnés, le foot n’a rien à voir avec cette observation. «  J’y avais été invité à un débat sur  » la bibliothèque idéale  » au Parc des Expositions, pendant la dernière Fête du Livre. Un débat presque  » métaphysique « , c’est le moins que l’on puisse dire, auquel je n’ai rien compris, je ne crains pas de le dire, mais que j’ai adoré pour son caractère insolite. J’adore l’insolite, cela me repose parfois, surtout lorsque je n’ai rien à dire. On partait pourtant des réflexions d’Umberto Eco, qui lui-même prenait sa source chez Borges, le roi du labyrinthe. On avait à penser une bibliothèque idéale, sur quel modèle, je ne sais pas. Durant cette  » matinée des autres « , je me suis contenté de penser à la seule question qui m’a toujours intéressé quand j’entre dans une bibliothèque : comment faire pour voler un bouquin ?
Ma bibliothèque idéale, ce serait celle-là : où l’on met tout en œuvre pour que le contenu incite au vol. Paradoxe ? Nenni. Sans être Eco, ni Borges, je vais tenter d’argumenter mon hypothèse, pour parler comme un métaphysicien que je ne suis pas.

Je devais avoir onze ans quand j’ai mis les pieds pour la première fois dans une vraie bibliothèque au Togo. J’y accompagnais un ami que son papa avait inscrit, et qui s’adonnait à l’insu du pater au jeu du vol des bandes-dessinées. L’exercice était fascinant, vu la rigidité des couvertures des Lucky Luke et autres Blek le Roc. D’abord, l’attirail nécessaire, un boubou (équivalent du manteau en hiver, si l’on avait à s’exercer à Marseille), assez ample pour dissimuler le corps du délit. Puis d’autres astuces, assez précises, que je m’interdis de vous dévoiler, pour préserver le mystère des pratiques de ma corporation. Car, vous l’avez déjà compris, l’ami en question finit par me recruter. Oh, ne faites pas la fine bouche, celui, celle d’entre vous qui n’a jamais volé un bouquin est une paresseuse ou un vantard. Eco oublie (ou fait semblant d’oublier) de le dire dans sa conférence De bibliotheca (1), mais tout écrivain porte en lui les germes du pilleur de bouquins ! Comment en serait-il autrement ? Seulement voilà, voler comporte des risques, pas de l’ordre de ce que vous imaginez. À force de délester les rayonnages des bouquins que l’on désire s’approprier, on appauvrit la poule aux B.D. d’or. Alors, je me dis, si j’avais été malin, le jour où je cherchais un numéro rare de Tintin, j’eusse eu l’idée d’aller proposer à la directrice de la bibliothèque un plan serré en quatre points pour empêcher à jamais que des petits malins passent par derrière pour chiper les volumes que j’aimais.
Première proposition : transformer radicalement la fonction de la bibliothèque, en faire un lieu où le voleur se perd ! Je parle sous l’autorité doctorale du Professeur Eco, à l’époque je ne l’avais pas encore lu, mais qu’est-ce que nos idées se croisent parfois :  » l’on dit que l’un des buts de la bibliothèque est de permettre au public de lire les livres. Mais je crois que par la suite sont nées des bibliothèques dont la fonction était de ne pas faire lire, de cacher, de dissimuler le livre.  » (2) Les petites bibliothèques en cela sont désagréables, elles ne sont pas assez dissuasives puisqu’il leur manque d’être assez labyrinthiques et achalandées pour impressionner l’imagination du voleur de B.D.
Deuxième proposition : Surveiller davantage ceux qui portent boubous, puisque l’habit ne fait pas le lecteur. Bon, avec le recul, et après avoir observé des collègues exercer à travers le monde, de Ninive à Samos, en passant par Alexandrie, Chicago et Bamako, je reconnais qu’il y a d’autres techniques de vol sans l’usage du boubou, et je crois même, que cette proposition est contre-productive, puisqu’elle réduit les chances du vrai professionnel d’emporter des opus un peu plus imposants. À défaut de Voltaire, se contenter de Sulitzer ! Pitié !
Troisième proposition : Changer les horaires d’ouverture de la bibliothèque de façon à repérer les désœuvrés, terrible corporation au sein de laquelle on dénombre les analphabètes, les ennemis de la lecture, ceux qui font profession de voler les livres pour aller les brader aux bouquinistes. Un vrai voleur, un amoureux des livres collectionne, il ne revend jamais !  » Le pire ennemi de la bibliothèque est l’étudiant qui travaille ; son meilleur ami est l’érudit local, celui qui a une bibliothèque personnelle, qui n’a donc pas besoin de venir à la bibliothèque et qui, à sa mort, lègue tous ses livres  » (3)… volés !
Quatrième proposition, et non des moindres : récompenser certains voleurs, particulièrement ceux qui subtilisent les vieux livres – pas vieux dans le sens cunéiforme –, mais trop usagés, trop abîmés, et que les bibliothèques conservent parfois pour se donner un air de respectabilité. Et si le voleur de vieux bouquins participait finalement de la chaîne du financement du livre ? Alors, puisqu’il y a des députés qui doivent servir à quelque chose, pourquoi ne voteraient-ils pas une loi pour obliger les bibliothèques à offrir, de temps à autre, et à qui en ferait le vœu, les livres impossibles qu’elles ne devraient plus conserver dans leurs rayonnages ?
Ma bibliothèque idéale, donc : où l’on transforme le vol en phénomène qui incite à la réflexion sur un troc culturel possible.
Savez-vous ce qu’elle eût fait alors, après m’avoir écouté, Mme La Bibliothécaire ? Elle eût donné des consignes pour qu’on m’interdît à jamais la fréquentation de sa bibliothèque trop exiguë, même pas le quart de la dimension d’une brique de Babel.
Finalement question, à quoi sert une bibliothèque où l’on ne trouverait que des livres qui n’incitent pas au larcin ? Et je ne cite pas de noms, pour ne pas vexer X, Y, Z.
Je n’arrête plus, depuis, de penser à Marseille. Finalement, peut-être y reviendrais-je, à la rue Thubaneau, précisément. Pourquoi ? Parce que c’est de là qu’est partie l’histoire de La Marseillaise, pas la femme, la chanson, l’hymne, au refrain sanglant comme une machette de génocidaire.  » Aux armes, citoyens ! « .
On raconte qu’une guerre souterraine se joue dans le projet de construction de la nouvelle bibliothèque, un projet flanqué d’un nom bizarre comme une pirouette codée de barbouze : BMVR, Bibliothèque Municipale à Vocation Régionale ! J’aurais tant aimé assister à la pose de la marquise, à l’entrée de la bibliothèque. Il faut dire qu’on m’a tellement vanté la beauté de l’ouvrage ancien, qu’il était normal que j’en fasse une obsession. Tout m’échappe des arguments des uns et des autres, des prétendues combines immobilières qui voudraient, insensiblement, transformer le visage du quartier Belsunce tout autour de la BMVR. Brrrrrr !
La  » guerre  » prend souvent de ces biais, qu’au fond, il faut préventivement prôner la vigilance. Au cœur d’un des quartiers les plus animés de Marseille, que faudrait-il de stratégie et d’approche à l’équipe de la BMVR pour gagner le pari de la proximité ? Je pense à mon ami Boualem, à son indifférence réelle vis-à-vis de l’institution (4). Je n’ai pas su lui dire pourquoi la bataille pour s’approprier le livre est le meilleur apprentissage de la mémoire. Le Cymbalum (5), pièce mythique du 16e siècle s’il en fut, raconte comment Mercure, le dieu des Messagers et des Voleurs, envoyé sur Terre par Jupiter pour donner aux hommes le livre où tout est écrit, passé, présent, futur et vérités, se le fait subtiliser par deux docteurs,  » sorbonagres évidents « , pour reprendre le commentaire éclairé de Jacques Roubaud (6). Il est certain que la confiscation du livre est le reflet exact de la confiscation de la mémoire. D’où la nécessité pour Mercure d’avoir, soit appris le livre par cœur, soit de retrouver les docteurs à tout prix et rendre aux humains la maîtrise de leur destin. Et si le rôle de la bibliothèque était cela, tout bien considéré : suppléer Mercure dans sa tâche, et servir à la fois de lieu de conservation de nos mémoires et d’instrument de remémoration. Au dieu Theuth, inventeur entre autres arts de l’écriture, qui voulait persuader le roi d’Égypte Thamous de communiquer à ses sujets cette invention qui leur apportera mémoire et instruction, que répondit le souverain ?  » Cette connaissance aura pour résultat, chez ceux qui l’auront acquise, de rendre leurs âmes oublieuses, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire : mettant en effet leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, non du dedans et grâce à eux-mêmes qu’ils se remémoreront les choses. Ce n’est donc pas pour la mémoire, c’est pour la remémoration que tu as découvert un remède.  » (7)

1. Umberto Eco, De bibliotheca, conférence prononcée le 10 mars 1981 pour célébrer le 25e anniversaire de l’installation de la Bibliothèque Communale de Milan dans le Palais Sormani. Traduit de l’italien par Éliane Deschamps-Pria, Éditions L’Échoppe, 1986.
2. Umberto Eco, op. cit., p. 15.
3. Umberto Eco, ibid., p. 19.
4. Extrait de dialogue avec mon ami Boualem :
 » Alors, Boualem, quand elle sera construite, la biblio, iras-tu faire un saut de temps à autre ?
– T’es fou’quoi ? Ils y mettront même pas des bouquins en Arabe.
– Tu liras en Tchèque alors ! D’ailleurs, je crois que tu te trompes, la bibliothèque n’est pas un lieu communautaire. C’est Babel. Tu sais, Babel ?
– Oh ça va, tu me prends pour un taré ou quoi ?  »
5. Bonaventure Des Périers, Cymbalum Mundi, éd. Peter H. Nurse, Éd. de l’Université de Manchester, 1967 ; Droz, 1983.
6. Jacques Roubaud, Impressions de France. Incursions dans la littérature du premier XVIe siècle (1500-1550), Hatier, Paris, 1991, p. 126.
7. Platon, Phèdre, 274-275. Traduction L. Robin, Paris, Les Belles Lettres, 1993.
///Article N° : 3678

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