Paradoxes du métissage culturel

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Pourquoi et comment la notion de métissage s’est-elle étendue du champ biologique à la sphère culturelle ? Que révèlent cette extension et le succès galopant de ce terme désormais à la mode ? Sociologue et anthropologue, auteur de Temps du métissage, Jacques Audinet décrypte les paradoxes et les enjeux de cette nouvelle valeur.

Étonnante l’extension récente du mot  » métissage  » et des mots qui lui sont associés,  » métis  » ou  » métissé  » ! En s’adjoignant l’adjectif  » culturel « , le métissage change de domaine, de portée et de connotation. Jusque-là, dans le langage courant comme dans les dictionnaires, le  » métissage  » s’appliquait à l’enfant né de parents d’origines ethniques différentes. Il avait donc trait à la génération et à partir de là aux formes sociales qui organisaient celle-ci. Il qualifiait la mise à part et les interdits qui, dans plusieurs sociétés, atteignaient les enfants métis et les groupes désignés comme métis. C’était le cas en particulier dans les sociétés issues de la colonisation européenne, notamment les premières en date, celle du Mexique et du Brésil, où le mot métis est apparu dans son usage moderne. Ainsi utilisé, il nomme des individus ou des groupes d’individus, nés de la rencontre de personnes de groupes reconnus comme différents du point de vue des origines ethniques. Il concerne des phénomènes individuels, aux marges des sociétés. Ce serait un domaine clairement désigné (celui de la génération), à connotation négative, avec une portée limitée à des itinéraires individuels ou des groupes restreints.
Métissage culturel : un fourre-tout pour l’humanité ?
Devenant culturel, le métissage se rapporte à autre chose et ouvre un domaine d’une tout autre ampleur, un domaine indéfini et impossible à circonscrire. Où commence et où s’arrête l’interpénétration des sociétés et des cultures ? Comment déterminer ce que serait une culture qui ne serait pas mêlée d’une façon ou d’une autre d’éléments exogènes ? Tout peut y entrer, non seulement les personnes, mais aussi les comportements, la cuisine et la mode, les arts et les rites, la littérature et les religions. Bref, tout ce qui constitue l’humanité peut être un jour qualifié de métissage culturel. Il suffit pour cela que l’on mette en exergue une origine double ou multiple. Il s’agirait donc d’un domaine en mouvement et d’une portée insaisissable, à connotation positive puisqu’il paraît traduire ce qui constitue l’expérience majeure de notre époque.
C’est à cette extension du mot métissage qu’il nous faut réfléchir, moins pour en éclairer les causes que pour en dégager la signification. En effet, les causes sont multiples : la mobilité des personnes et des groupes, la circulation de l’information et les modes nouveaux qu’elle revêt, l’ensemble des phénomènes évoqués sous le nom de mondialisation. Les êtres humains se rencontrent et se mélangent dans des proportions jamais atteintes. Leur simple mise en présence intensifie les phénomènes de mélange Mais cela ne justifie pas en soi l’emploi de l’expression  » métissage culturel « .
En effet, plusieurs autres expressions existent qui tentent de nommer et de spécifier ce phénomène, à commencer par toutes celles issues du mot  » culture  » : interculturel, multiculturel, pluriculturel, société plurielle, mixité. Toutes ces expressions ont l’avantage d’offrir des possibilités de conceptualisation et des instruments d’analyse des phénomènes, à la différence de l’expression  » métissage culturel  » qui demeure floue. On l’a répété, le  » métissage  » n’est pas un concept susceptible d’analyse par genre et différence spécifique. Il est grevé d’une lourde histoire, celle de la colonisation et lesté d’ambiguïté comme le note Nathalie Zemon Davis :  » J’utilise le mot métissage, tout en reconnaissant que ce mot, et avec lui celui d’hybridité, trouve leur source dans un monde dominé par la pensée raciste  » (in Le Monde, 19 juin 1995). Mais, ajoute-t-elle, il n’y a pas d’autre mot.
Une référence au corps et à la violence
Qu’apporte donc le mot métissage aux situations d’échanges culturels qui sont contemporaines ? Deux choses que le mot  » culture  » risque de laisser dans l’ombre : le métissage implique le corps et il porte la trace de la violence. L’expression  » métissage culturel  » apparaît alors paradoxale, à double titre. Il s’agit des  » cultures « , mais impossible de penser celles-ci sans référence au corps. Il s’agit de  » rencontre « , mais celle-ci est inséparable de la violence.
Ainsi, le métissage rappelle dans la culture la dimension du corps : toute culture, y compris dans ses productions imaginaires et intellectuelles, s’enracine dans un territoire physique, dans des êtres vivants qui sont des corps parlants, et dans les relations qui se nouent entre eux. Nommer une culture consiste à évoquer tout ce qui dans l’identité humaine d’un individu ou d’un groupe le constitue, c’est-à-dire autant les aspects de son être physique et physiologique que les aspects intellectuels ou imaginaires. Une culture, ce sont des rites, des comportements, autant que des représentations et des normes. Mais le risque est précisément d’enfermer de tels éléments dans un ensemble donné, de constituer les cultures en systèmes clos et exclusifs les uns des autres. On se dirige alors vers les collusions de la culture avec le biologique, le social et le politique, qui font qu’au nom de l’ethnicité, un groupe donné justifiera sa domination et exclura les autres. C’est le danger de tous les culturalismes et le risque que cachent les appels à l’identité culturelle.
Or le métissage vient casser cela. Puisque l’enfant qui naît  » métis  » émarge à plusieurs identités, souvent étrangères l’un à l’autre, voire ennemies. Ce fut le cas lors de la colonisation du Mexique par les Espagnols, puisque le peuplement se fit par les nouvelles générations  » métisses  » nées de père espagnol et de mère indienne dans les conditions de la plus atroce des défaites. Or, le Mexique fait de son métissage une fierté – selon la parole d’un Mexicain :  » Nos grands-mères ont souffert, mais nous, nous sommes vivants « . Dès lors, impossible pour un groupe donné de se vouloir exclusif au nom de sa culture, puisque se poursuivent en son sein les processus où il a pris son origine ou qui le renouvellent.
De même, la rencontre des cultures n’est pas une opération aseptique, limitée aux échanges intellectuels ou économiques. Les groupes humains présents sur un même territoire se rencontrent. Ils se mêlent, mêlent les langues, les coutumes, les symboles et les corps. Ils engendrent des enfants qui seront différents de leurs origines. Seule une violence imposée, celle des apartheids, peut empêcher un tel processus. Le métissage met en jeu la totalité de ce qui constitue l’humain, les corps, les désirs et les rêves. Un tel processus peut être dénié ou masqué, il n’en demeure pas moins à l’œuvre et s’avère indispensable à la survie des groupes humains. Comme le dit le biologiste Jacques Ruffié :  » Presque toutes les populations qui nous entourent sont le résultat de multiples croisements. Nous sommes tous les métis de quelqu’un « . (Jacques Ruffié, De la biologie à la culture, Paris, 1976, p. 414).
 » Nous sommes tous les métis de quelqu’un « 
En ce sens, le métissage indique l’ouverture à l’autre et le dépassement des enfermements des cultures supposées pures. Impossible de se penser en termes d’opposition, d’exclusion ou de domination d’une culture sur un autre. Le métissage postule l’égalité des cultures. Toutes existent et ont valeur puisqu’elles sont des voies d’humanité. Il invite à la reconnaissance de la différence et de la diversité. Tel est bien son attrait dans le brassage culturel qui est celui de nos sociétés. Le métissage culturel semble offrir une voie qui, au-delà des ségrégations, au-delà des coexistences plus ou moins pacifiques, valorise et considère comme une richesse ce qui jusqu’à présent s’opposait et était source de conflit.
Est-ce à dire que tout conflit aurait disparu et que désormais par la magie d’une expression s’effacerait la violence inhérente aux relations interhumaines ? Si l’expression  » métissage culturel  » peut parfois sembler exorciser toute violence en offrant une image idéalisée de la rencontre interhumaine, le mot  » métissage  » suffit à rappeler que celle-ci est toujours potentiellement porteuse de violence et de forces de destruction.
La violence naît de la différence qui apparaît comme menaçante. Or, la commune humanité est faite de différences multiples, parmi celles-ci des dissymétries insurmontables : l’âge, le sexe et l’origine ethnique. Naître en Asie, en Amérique ou en Europe entraîne la différence des langues, des couleurs de peaux, des modes de vie. Dans la plupart des enquêtes concernant l’émigration, les mêmes points d’achoppement reviennent sans cesse : la tradition et l’autorité, les relations entre les sexes et le mariage, les rites, la cuisine ou la religion. Autant de points qui concernent le corps. La coutume, la loi, le droit même, transforment en inégalités ces dissymétries et inscrivent dans les comportements et les textes la supériorité de tel groupe sur tel autre, de tel individu sur tel autre.
Traverser la violence
Tel est le mécanisme qui engendre la violence. Celle-ci peut être affichée et explicite, ou masquée sous les voiles de l’exotisme ou sous l’évocation de la grande communion humaine universelle. Un certain discours de la mondialisation et du mélange des cultures gomme ainsi les aspérités de la rencontre interhumaine. Mais la violence latente n’en est pas supprimée pour autant. Non seulement du fait de l’histoire dont le présent est le produit et qui fait que l’intensification des échanges dus à la mondialisation s’inscrit dans la continuité de la colonisation et des terribles violences qui ont accompagné celle-ci, mais aussi du fait que toute rencontre se doit de traverser et d’exorciser les menaces dont elle est porteuse.
Il ne suffit pas de récuser la violence, ni de la dénoncer au nom de l’opposition au  » racisme « . Au-delà, il devient nécessaire de la conjurer et de la traverser. C’est dire que l’on ne peut faire l’économie du politique où, précisément, la loi se substitue à la coutume et l’égalité des citoyens est proclamée à l’encontre des inégalités reçues de la tradition. On tient même là un critère permettant d’évaluer les systèmes législatifs. Dans quelle mesure un système politique permet-il aux membres d’une société donnée d’affirmer à la fois leur unité et leurs différences ?
Le métissage culturel ne saurait servir d’alibi. En effet, l’évocation de celui-ci peut parfois laisser croire que la rencontre interhumaine est aisée pour peu qu’on accepte le mélange qui en résulte. Et il est notable que le métissage culturel est souvent évoqué à propos du domaine de l’art : musique, danse, mode, arts plastiques, etc. L’art, en effet, est le domaine où s’exprime le mouvement même de l’humanité. Il touche, au-delà des organisations et systèmes politiques, à ce sans quoi il n’y aurait pas de commune existence. Il fait surgir dans le monotone et la rigueur du quotidien l’espace vers lequel tous tendent. Il crée la rupture, la déchirure dans le reçu et la conformité. Il est dès lors significatif qu’au temps de la mondialisation, l’art se poste aux frontières, annonce la rencontre, bouscule les séparations, transgresse les lignes de partage, mêle les extrêmes et annonce un ailleurs porté par le désir et le rêve. Il invite à traverser la violence pour faire advenir les possibles d’une commune humanité. Il dévoile la tension jamais achevée entre l’ici et le maintenant et le mouvement qui porte en avant.
Le devenir métis
Le métissage annonce ce mouvement en avant. C’est l’enfant qui est métis. Sa propre survie l’oblige à affronter et résoudre les enjeux qui séparaient ses parents. Dans sa propre identité, il porte la trace de la cassure puisqu’il n’est ni d’un groupe ni de l’autre, rejeté des deux côtés, tout en relevant des deux groupes. Au cours de l’histoire, les groupes métis ont ainsi été à la fois stigmatisés et valorisés. C’est pourquoi l’existence du métis bouscule : il n’entre pas dans les catégories reçues de l’identité. Et ce qu’il présente n’est pas négociable puisqu’il s’agit du corps. Il indique un espace, un entre-deux et un mélange, une nouveauté que l’on ne peut pleinement nommer, sinon par ses origines desquelles précisément il se départit. Il transgresse les catégories reçues et les frontières établies entre les groupes qui sont précisément gage d’identité et donc de paix.
En devenant culturel, le métissage semble effacer les frontières et les séparations et par là même supprimer la transgression. La valorisation du métissage culturel est liée au brassage des cultures qui s’opère par les mouvements de population, la communication entre groupes. Si dans le passé un tel brassage s’est fait dans la violence explicite, peut-on espérer que le passage du politique au culturel en atténue la rigueur ? L’accélération des évènements au cours des dernières décennies pourrait en laisser l’illusion. Ce serait simplement oublier les conditions dans lesquelles s’opère un tel mouvement et l’hégémonie de fait du modèle socio-économique et technologique qui tend à dominer le monde. Le brassage y apparaît comme une valeur parce qu’il comble un rêve : celui de la rencontre interhumaine enfin réalisée. C’est le leitmotiv aussi bien de la publicité que de la politique. Dès lors, les frontières ne sont plus un obstacle mais un lieu d’échange, elles doivent être dépassées et franchies. Le brassage, le mélange avec l’autre, jusque-là interdit, devient une valeur reconnue, au point parfois d’engendrer de nouvelles intolérances. Mais les frontières renaissent et l’inégalité sans cesse resurgit. Qu’il s’agisse des individus, qu’il s’agisse des groupes ou des cultures, le désir de l’autre, de la rencontre, les portent en avant, tandis que s’imposent sans cesse de nouvelles différences chargées de risques de violence. Les êtres humains n’auront jamais terminé de se mêler et de se définir, reprenant sans cesse le tissage de leur identité et de la nouveauté. Le métissage raye l’histoire de la trace douloureuse de cette entreprise. Se faisant  » culturel « , est-il possible aujourd’hui qu’il en inverse le sens ?

Professeur émérite des universités, à l’université de Metz et à l’Institut catholique de Paris, Jacques Audinet a enseigné aux Etats-Unis, au Canada et dans divers pays d’Amérique latine. Il travaille en relation avec le Mexican American Cultural Center de San Antonio, au Texas. Le temps du métissage (Éditions de l’Atelier, Paris, 1999) a été traduit en américain sous le titre de The human face of globalization, from multiculturalism to Mestizaje (Rowman & Littlefield, 2004).///Article N° : 3712

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