L’afro-brésilianité est une des multiples composantes de l’identité brésilienne. Ici, on ne parlera pas d’une mosaïque mais d’un kaléidoscope des cultures, où les itinéraires personnels qui se croisent renouvellent les métissages en perpétuel mouvement.
Les métissages sont des processus dynamiques qui parcourent l’identité brésilienne, ils y sont envisagés comme des énergies qui participent à la vie de chacun depuis longtemps et sous diverses formes. L’immense faculté brésilienne à mélanger tout et n’importe quoi avec une grâce inégalable est peut-être l’un de ses plus grands talents, sa deuxième » contribution à la civilisation » après la cordialité. L’afro-brésilianité est l’une des composantes de cette identité. Toute l’histoire de l’art brésilien en est témoin et l’actualité artistique en montre la vitalité et sa visibilité. Même si Jean-François Véran pose très justement la question : » L’afro-brésilianité triomphante s’est circonscrite à une expression culturelle : n’est-ce pas précisément la place traditionnellement consentie aux Noirs ? « .
En février 1922, le mouvement moderniste va frapper un grand coup au théâtre municipal de Sao Paulo avec la Semaine d’art moderne. Dans son discours d’ouverture, le romancier Graça Aranha annonce solennellement » la naissance émouvante de l’art au Brésil « . Cette manifestation pluridisciplinaire accueille entre autres dans le domaine des arts plastiques, les uvres de Malfatti, Brecheret et Di Cavalcanti, nommé le » peintre des mulâtres » qui réalisa en 1920 Cabeça de mulata. Ce mouvement est profondément lié aux avant-gardes européennes même si sa volonté est de fonder les bases d’un art brésilien débarrassé des académismes. L’engouement européen de cette époque pour l’art nègre va décomplexer les artistes pour représenter un Brésil métis et puiser dans un art populaire parcouru d’influences africaines et amérindiennes les caractéristiques de l’art national. Il ne s’agit pas tant de créer un style brésilien que de créer » à la brésilienne « .
Dans son manifeste Pau Brasil, suivi en 1928 du très provocateur manifeste Antropophage, Oswald de Andrade ouvre une nouvelle voie dont les axes les plus importants sont l’alliance du » primitivisme local » et de la modernité et l' » inclusion de l’autre « . On imagine bien qui est l’Autre dans cette affaire. En 1923, Tarsila do Amaral (1886-1973) va peindre A Negra, une image puissante qui en finit avec les exotismes sucrés.
Ce n’est pas un hasard si on retrouve cette image au premier étage du Museu Afrobrasil, qui a ouvert d’ouvrir ses portes il y a quelques mois à Sao Paulo, sous la direction d’Emanoel Araùjo. La création de ce musée répare une lacune incompréhensible en donnant une véritable visibilité à l’afro-brésilianité. Le programme de ce lieu n’est pas présenté comme un ghetto de l’identité afro mais comme un espace de réflexion pour tous sur l’une des composantes de l’identité brésilienne. Le Museu Afrobrasil entend réunir histoire, mémoire, culture et contemporanéité, dans le but de reconstruire une image positive d’une population exclue, de créer un lieu de référence de la mémoire noire et d’être un instrument pour concrétiser l’utopie multiculturelle et multiraciale. La collection permanente du musée s’est constituée à partir d’une donation de plus de 1 000 uvres, issue de l’immense collection d’Emanoel Araùjo. On y voit des pièces de Mestre Didi, Rubem Valentim, Ronaldo Rêgo, Colin Chase, Edival Ramosa, des photos de Pierre Verger, Madalena Schwartz, Eustaquio Neves, Januario Garcia, les petits flacons remplis de fleurs en tissus et de photographies de Rosana Paulina. Le tout dans une présentation qui se veut à la fois rigoureuse et poétique.
Les débuts du projet sont très prometteurs. La première exposition temporaire présentée au MA, intitulée Brasileiro, Brasileiros, et mise en dialogue avec l’exposition permanente, réunit plus de 600 uvres de Pernambuco, de Bahia, de Rio et de Sao Paulo autour de la figure de l’Indien et de sa réappropriation, sa resignification dans la culture et la mythologie afro-brésilienne sous la forme du Caboclo. Par un processus de métissage, l’Indien va devenir l’une des figures du panthéon du candomblé et donner naissance à de multiples représentations artistiques, teintées de baroque portugais. Emanoel Araùjo conclue la présentation de l’exposition par ces mots : » C’est un voyage (
) pour montrer que sous le même drapeau vert et jaune, s’abrite un Brésil ‘de muitos brasileiros’. »
Cette réalité métisse du Brésil est illustrée par plusieurs expositions récentes à Sao Paulo. Une biennale internationale se regardera différemment ici, tant le contexte agit sur notre manière de voir. En effet, la tendance contemporaine au mélange des références culturelles, des techniques, de la modernité, de l’archaïsme ou des arts populaires semble curieusement prendre tout son sens à la Biennale de Sao Paulo. L’uvre du brésilien Milton Marques qui mélange bricolage minimaliste et technologie vidéo avec une grande pertinence, montre bien que le concept de métissage doit aussi se comprendre comme un talent de vie, une manière de penser, d’agir et de créer.
L’exposition Povos de Sao Paulo, présentée à l’occasion des 450 ans de la ville à l’Instituto Tomie Ohtake propose une suite de portraits sous forme de photographies et de vidéo-chroniques. Coordonné par Iata Cannabrava, Jurandir Müller et Rachel Monteiro, ce projet montre les gens de Sao Paulo dans leur diversité : pas moins de 70 nationalités d’origine et tous les métissages que les croisements d’itinéraires personnels peuvent créer. Cette exposition montre bien que la question de l’afro-brésilianité, qui y a sa place, est prise dans des mouvements très amples et très complexes, incluant aujourd’hui l’Europe, les Orients, les Amériques.
Une visite à la Pinacoteca laisse cette même sensation kaléidoscopique. L’un des passages du manifeste Pau Brasil se résume à cette répétition : » Itinéraires. Itinéraires. Itinéraires. Itinéraires. Itinéraires. Itinéraires. Itinéraires. » Les itinéraires ont beaucoup plus de chance de se croiser que les identités. Le 18 décembre dernier, un groupe d’Indiens Timbira était invité à présenter un CD de chants traditionnels à la Pinacoteca de Sao Paulo. Une femme timbira visite les expositions temporaires présentées dans les différents espaces, couverte de peintures corporelles, ne portant qu’un pagne et son petit sac à main imitation de marque. Elle traverse au pas de charge Laboratorio do Mundo-Ideas e Saberes do seculo 18, ensemble d’instruments scientifiques du XVIIIe siècle, objets de la pensée rationnelle de l’Occident. Dans l’exposition du photographe Iata Cannabrava sur les gens des favelas, elle s’arrête devant une photo de deux jeunes filles métisses trop tôt enceintes, dont les ventres abritent vaille que vaille d’autres métissages. Elle s’attarde dans l’exposition d’un autre photographe, Adenor Gondim, dont le regard nous plonge avec une intimité chaleureuse dans les candomblés de Bahia loin de tous les clichés tapageurs, loin des mystères de pacotille. Le poète portugais Fernando Pessoa disait : » Quel que soit le secret du mystère des choses, il est sans aucun doute fort complexe, ou, s’il est simple, c’est d’une simplicité qu’aucune de nos facultés ne peut percevoir. » Par instant, le regard d’Adenor Gondim nous donne l’illusion de toucher à cette simplicité qui donne accès à l’Autre.
Si à Sao Paulo, on crée un musée, à Salvador c’est toute l’âme de la ville qui est investie par une Afrique, souvent fantasmée, réinventée. Ici, l’Afrique n’est pas une terre, n’est pas matérielle, c’est une vibration qui traverse l’océan, irrigue la ville, parcourt les corps. Lorsqu’on interroge Caetano Dias sur sa ville, il répond tranquillement, en connaisseur : » Dieu a posé le doigt ici pour perdre le sens « . C’est sans doute de cette perte de sens, de confusion apparente que vient en grande partie cette capacité incroyable à faire coexister et au plus haut point d’intensité les extrêmes : la plus grande liberté et le conservatisme le plus réactionnaire, la sensualité et la spiritualité, l’anticléricalisme et la religiosité, la douceur et la violence, l’archaïsme et la modernité, l’ordre et le désordre, surtout le désordre. C’est ce que l’on retrouve au cur du processus créatif de Caetano Dias. Sobre Virgem, sa dernière installation, récemment exposée au MAMB, réunit dans un espace obscur 24 figures identiques de Santa Barbara en résine, traitées dans le style populaire. Santa Barbara est associée à Yansan, divinité de la tempête dans le candomblé. Chaque statue, criblée d’une constellation de trous comme si elle avait été mitraillée, est éclairée de l’intérieur. Des gerbes de lumière irradient des figures rouges de Santa Barbara. De leur martyr naît une sainteté électrique, parasitée par des enregistrements de paroles de folles et de prostituées diffusés en boucle. Une transe immobile dans un terriero de lumière, une extase paisible et rouge, dans un bordel psychiatrique baroque.
C’est aussi à Salvador que Mario Cravo Neto trouve l’ancrage de son uvre photographique, où la tension dramatique se perd parfois dans un esthétisme exagéré. Images puissantes du monde afro-brésilien : un visage cadré très serré, les mains en forme de jumelles devant les yeux et au creux de chacune d’elles, deux oisillons. Autre visage, celui d’un enfant, devant lequel se détache le coup d’une oie très blanche dont l’il se place à l’endroit exact de l’il du modèle. Images que l’on retrouve dans son très bel ouvrage Laroyé.
Tout autre démarche, autre position ancrée dans la réalité pour Alberto Pita, aujourd’hui directeur du Cortejo Afro, créateur des costumes d’Oludum depuis 15 ans. S’il n’expose pas dans les musées ou les galeries d’art, c’est que ses uvres circulent sur les corps des danseurs et des danseuses, sur les pochettes des CD, sur tout ce qui est au cur de la vie. Son récent projet pour les maillots des footballeurs du Sportivo da Bahia a été rejeté, ayant été jugé trop afro et peu conforme. C’est depuis l’Institu Oya à Piraja où il a créé des ateliers pour la communauté, qu’Alberto Pita défend un art vivant et collectif avec une énergie qui disqualifie tous les discours des analystes qui voient une folklorisation douteuse dans les manifestations culturelles de Bahia.
Envisager le Brésil comme une mosaïque aussi bigarrée soit-elle, serait encore une vision de carreleur, selon la distinction qu’établit Sergio Buarque dans Racines du Brésil, entre carreleur et semeur. L’image du kaléidoscope serait plus juste car plus mouvante, changeante, vertigineuse, plus feu d’artificielle et correspondrait mieux à la réalité. Si le Brésil semble si à son aise dans cette affaire de métissage sans en ignorer la complexité, il faut peut-être avancer imprudemment trois raisons que l’on retrouve déjà signalées dans le manifeste Pau Brasil : un vaste territoire ( » se baguenauder sur la mappemonde du Brésil « ), une pensée fluide ( » nous n’avons jamais admis la naissance de la logique chez nous « ) et, pourquoi pas, cette inaptitude au pessimisme ( » avant que les Portugais n’eussent découvert le Brésil, le Brésil avait découvert le bonheur « ). Si le métissage échappe aux analyses (à moins que ce soient nos outils d’analyse qui ne peuvent contenir cette réalité), c’est peut-être la preuve que quelque chose de vivant, d’imprudent, d’incontrôlable et d’ouvert se déroule là aujourd’hui et peut-être aussi ce sont les artistes qui, dans la mesure où ils sont vivants, imprudents, incontrôlables et ouverts, peuvent le mieux en rendre compte, trouver des représentations ou simplement en faire l’expérience.
Artiste plasticien né en 1957, Emmanuel Fillot est représenté par la galerie Lélia Mordoch à Paris. Il enseigne la culture de l’art et la poétique de l’objet à Strate College Designers, école supérieur de design, en France.///Article N° : 3734