Écrivaines du multiculturel

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Métisses toutes les trois, Leone Ross, Zadie Smith et Ranya ElRamly explorent, chacune à leur façon et sur des tons radicalement différents, les méandres de la société dite multiculturelle et de la relation dont elles sont toutes issues : le couple mixte.

 » Je suis Anglaise, Jamaïquaine, métisse, femme et bisexuelle – je suis tout cela. Mais ça fait trop de cases pour le monde de l’édition qui ne sait plus où me classer. Pour ce monde-là, je suis avant tout une Noire. Ils ont besoin d’un Nègre de service à la fois, et ce n’est pas moi.  » Le constat de Leone Ross, écrivaine anglo-jamaïquaine, est amer.  » Trop d’écrivains talentueux sont catalogués comme cela, et oubliés ensuite « , déplore Ross, auteur de deux remarquables romans : Le Sang est toujours rouge et Le Rire orange, publiés en Angleterre en 1997 et 1999 et traduits en France chez Actes Sud.
Dans ces textes, Leone Ross traite constamment des relations raciales, de la force des préjugés qui minent les couples mixtes. Elle en est elle-même issue : née en Angleterre  » d’une mère jamaïquaine et d’un père écossais « , comme le précise la quatrième de couverture de son roman, elle quitte Londres à l’âge de six ans pour s’installer avec sa mère en Jamaïque. Elle en garde un souvenir contradictoire :  » En Jamaïque, je faisais partie d’une majorité. Et c’est très important d’avoir pu avoir ce sentiment d’appartenance à une majorité quand on vit par la suite une situation de minorité ailleurs. En Jamaïque, tout le monde était Noir : les médecins comme les voleurs. Je n’étais pas cantonnée à une place précise de la société.  »
Mais, tout de suite après, elle précise :  » La société jamaïquaine, comme toutes les sociétés qui ont connu l’esclavage, a un rapport très difficile et hiérarchisée avec les différents tons de la couleur de la peau. Étant plutôt claire de peau, on me considérait comme plus belle que d’autres, et plus encline à bien réussir ma vie.  »
Leone Ross, la métisse qui ne veut pas sauver le monde
Les personnages de Ross n’échappent pas non plus à la couleur de leur peau, quoi qu’ils fassent. Dans Le Rire orange, Tony, le personnage principal, confronté au racisme criant du Sud des États-Unis, en devient fou. Dans Le Sang est toujours rouge, les préjugés fusent avec une violence telle qu’ils remettent en cause des histoires d’amour solidement construites. La société anglaise que Ross dépeint est cloisonnée à l’extrême.
N’est-elle pas un peu radicale ? Quand on lui pose la question, Ross répond en forme d’anecdote :  » Un soir, j’attendais le bus avec mon ami de l’époque, Noir. On s’embrassait et je voyais les passants, Noirs comme Blancs, nous dévisager avec désapprobation. Ils me prenaient pour une Blanche – et les uns comme les autres, ça leur posait un problème de me voir embrasser un Noir.  »
Elle rajoute, sans ciller :  » Je pense qu’on ne peut pas s’engager dans une relation mixte, même à notre époque, sans être conscient des choses que cela bouscule dans la société.  »
Blanche pour les uns, Noire pour les autres, Ross porte son métissage comme un poids et comme une ouverture. Comme une liberté de se définir et comme une mission pesante :  » Certains pensent que les enfants métis seront le début d’un formidable mouvement, d’une ère nouvelle. Mais moi je me dis : pourquoi devrais-je vous sauver ? Pourquoi devrais-je sauver le monde ?  »
Zadie Smith, la  » Négresse de service  » à la langue bien pendue
Zadie Smith est anglo-jamaïquaine, elle aussi. C’est elle que Ross nomme si gentiment  » la Négresse de service  » du monde littéraire anglais. Smith a rencontré un succès fulgurant avec son premier roman, Sourires de loup, publié en Angleterre en 2000 et traduit aussitôt en plusieurs langues. En 2002, le livre a même donné lieu à une série télévisée, diffusée dans six pays. Ce pavé de plus de 700 pages dépeint la société anglaise avec un humour loufoque, en brosse une satire qui use et abuse de l’ironie, sans jamais tomber dans l’amertume. C’est certainement à ce ton qui ne cède pas au dramatique – même si matière il y aurait ! – qui le livre doit son succès. Comment résister à cette scène où le jeune Millat, dont les parents sont originaires du Bangladesh, fait une démonstration de la musique qu’il aime à l’institutrice, en plein délire multiculturel ( » Nous avons toujours quelque chose à apprendre de la culture des autres, n’est-ce pas ? – Oui, Miss ! « ) :  » Bo-orn to run… Bruce Springsteen, Miss ! « . Puis, sous le regard insistant de la maîtresse ( » …rien d’autre ? Quelque chose que tu as l’habitude d’écouter chez toi, par exemple ? « ) :  » Thriiiii-ller ! Thriiiiii-ller night ! Michael Jackson, Miss !  »
Tout le monde en prend pour son grade : les immigrés qui se veulent plus Anglais que les Anglais, les petits bourgeois bien-pensants, les illuminés du multiculturel et les jeunes de banlieue qui s’en vont chercher une identité originelle dans des bouquins d’ethnologie écrits par des Occidentaux.
Les angoisses du métissage
Mais la dérision n’est qu’une façon plus aisée de plonger au plus profond des angoisses que suscite le métissage :
 » L’immigrant ne peut que rire des peurs du nationaliste (l’envahissement, la contamination, les croisements de races) car ce ne sont là que broutilles, clopinettes, en comparaison des terreurs de l’immigrant : division, résorption, décomposition, disparition pure et simple. Même la toute flegmatique Alsana Iqbal se réveillait parfois, trempée de sueur, après avoir été poursuivie toute la nuit par des visions de Millat (génétiquement B.B., B. signifiant Bengali) épousant une fille du nom de Sarah (aa, ‘a’signifiant aryen), avec pour fruit de cette union un enfant appelé Michael (Ba), qui à son tour, épouserait une Lucy (aa), condamnant Alsana à une ribambelle d’arrière-petits-enfants méconnaissables (Aaaaaaa !), toute ascendance bengali définitivement diluée, le génotype complètement masqué par le phénotype.  »
Le personnage d’Irie Jones, fille d’une Jamaïquaine et d’un Anglais, devient le miroir de toutes ces angoisses. Soucieuse de découvrir ses racines jamaïquaines, elle se heurte aux réticences de sa mère qui ne voit rien de sain à aller fouiller l’histoire familiale, faite de viols et de bâtards issus de relations tumultueuses. Quand elle se lie d’amitié avec les Chalfen, famille anglaise  » plus anglaise que nature  » et dont elle admire ce qu’elle nomme leur  » intégrité « , Irie n’en parle pas à ses parents, se sentant vaguement coupable de vouloir à ce point s’identifier à des personnes qui par ailleurs trouvent  » les étrangers basanés tellement stimulants « .
Comble de l’ironie, Irie deviendra l’assistante du père de famille Chalfen, un éminent chercheur en génétique qui rêve d’accéder à la gloire avec sa  » Souris du Futur « , un minuscule rongeur dont les gènes ont été manipulés pour prolonger sa durée de vie, toute programmée pour produire différentes hormones. Tout cela  » ouvre la voie à une nouvelle ère de l’histoire de l’humanité, où nous ne serons plus les jouets du hasard mais où nous pourrons décider de notre destin.  » Une nouvelle ère où les hasards du métissage n’auraient plus cours ? Smith laisse la question en suspens : la souris s’échappe, en ultime pied de nez à tous ceux qui pensaient pouvoir maîtriser les surprises de l’existence.
Ranya ElRamly, ou les chemins de la poésie
Ranya ElRamly emprunte, elle, un tout autre chemin. De son père égyptien, elle a hérité son nom à consonance arabe, de sa mère finlandaise, la langue finnoise qu’elle manie avec une poésie rare. Son premier roman, Auringon asema (La position du soleil), publié en 2002, est un des premiers romans finlandais à aborder le thème du métissage. ElRamly y raconte la rencontre de ses parents, les tensions d’un couple mixte, l’amour aussi, les souvenirs de l’enfant qui cherche sa place pour apprendre à dire  » je  » entre deux adultes que tout semble séparer.
ElRamly aborde le sujet par des sensations et des détails d’une simplicité désarmante, s’accrochant, comme un enfant, à des éléments concrets – comme la manière d’éplucher une orange :  » Lorsque j’étais à table et que j’épluchais une orange, je savais que je pouvais faire quatre incisions dans l’écorce, ce qui permettait à cette dernière de se détacher facilement ; c’est comme ça que faisait ma mère. Mais je savais aussi qu’il m’était possible de couper l’écorce en en faisant une longue spirale que je pouvais enrouler autour de mon poignet comme un bracelet ; c’est comme ça que faisait mon père. Il est possible d’éplucher une orange de deux manières, mais moi je ne peux pas l’éplucher des deux manières, en tout cas pas la même orange, c’est absolument impossible.  »
L’orange devient une véritable métaphore de cette double appartenance qu’elle peine à résoudre. Entre ce qui est à la mère et ce qui est au père, comment construire sa vie sans avoir l’impression de choisir son camp ? Comment accepter de vivre avec cette constante multiplicité de références, alors que les autres n’en ont qu’une ?
Métisse malgré soi
Si le roman d’ElRamly est avant tout le récit d’une maturation, de la construction d’un individu, il a été en Finlande reçu comme un  » roman du multiculturel « . Les critiques et les lecteurs avaient tendance à y voir le début d’un nouveau genre auquel la scène littéraire finlandaise avait jusque-là échappé : le roman de l’immigration. Pourtant, le parcours d’ElRamly n’a pas grand-chose en commun avec celui des quelques petites communautés immigrées de Finlande : née en Inde, elle a vécu son enfance en Libye et en Egypte et s’est installée en Finlande à l’adolescence avec sa mère et sa sœur, suite à la séparation de ses parents.
Alors, quand certains critiques la questionnent sur les influences de la poésie arabe dans son écriture, ElRamly sourit. Ces références lui sont passablement étrangères. Elle rappelle volontiers que sa sœur actrice, qui porte le prénom on ne peut plus finlandais de Kaisa, n’a jamais été questionnée sur les influences orientales de son jeu. Elle se révolte quand un critique qualifie son roman de  » postcolonial  » – elle se définit avant tout Finlandaise, tout en regrettant d’avoir eu à trancher, tout en enviant la légèreté de sa sœur lorsqu’elle évoque la question des origines.
C’est finalement cette ambiguïté des sentiments, cette ambivalence des attaches qui semblent relier ces trois romans, pourtant si différents, oscillant entre violence, humour et poésie. Le sentiment sournois d’avoir à choisir, alors qu’il est impossible de choisir, la culpabilité qui pointe son nez dès que l’auteur, dans ce jeu d’équilibriste, penche d’un côté plus que de l’autre, comme si choisir revenait à tomber dans le vide. L’angoisse de se voir coller plus d’étiquettes qu’on ne le voudrait, de ne pouvoir émerger comme individu par delà tous les fantasmes que l’on polarise malgré soi. Pourtant, si cette position  » d’étrangère pour toujours  » est parfois une souffrance, elle a aussi donné à ces trois jeunes femmes la capacité de regarder autrement. Et c’est bien cela qui en fait des écrivains exceptionnels.

Sourires de loup, de Zadie Smith. Traduit de l’anglais par Claude Demanuelli. Ed. Gallimard, 2001. (existe aussi en format poche chez Folio).
Le Rire orange, de Leone Ross. Traduit de l’anglais par Pierre Furlan. Ed. Actes Sud, 2001.
Le Sang est toujours rouge, de Leone Ross. Traduit de l’anglais par Pierre Furlan, avec la collaboration de Lyonel Trouillot. Ed. Actes Sud, 2003.
Auringon asema, de Ranya ElRamly, Otava, 2002.
Extrait de Auringon asema (en anglais) : http://dbgw.finlit.fi/fili/bff/402/elramly.htm Le roman est traduit en anglais et en allemand.

Traductrice et journaliste indépendante d’origine finlandaise, Taina Tervonen travaille pour divers titres français et finlandais, sur des sujets de société et de culture. Elle collabore à la rubrique littéraire d’Africultures depuis 1997.///Article N° : 3739

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