» Mon identité est un voyage personnel « 

Entretien d'Ayoko Mensah avec Seydou Boro

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Il compte parmi les artistes africains les plus novateurs et reconnus. Danseur et chorégraphe d’exception mais aussi réalisateur, dramaturge, acteur et musicien, Seydou Boro* affirme un singulier parcours transversal. Cofondateur de la compagnie ‘Salia Nï Seydou’, il vient de créer un surprenant solo dans lequel il se met à nu. Rencontre avec un homme au carrefour des arts et des continents, qui refuse de se laisser enfermer…

Les professionnels et les journalistes présentent souvent votre danse comme métissée, fusion de gestuelles africaines et d’un vocabulaire occidental contemporain. Que pensez-vous de cette définition ?
Je ne sais pas ce qu’est la danse. Je pense qu’elle commence à exister quand on décide personnellement de ce qu’elle peut être. Danse contemporaine ou traditionnelle, je ne veux plus entendre parler de ce débat. J’ai une autre vision du monde, qui vient de mon métier.
Le métissage est-il pour vous une étiquette de plus ?
Pourquoi vouloir toujours chercher à se définir ? A ramener ce que l’on est à une identité, une origine ? Je suis burkinabé, plus précisément samo. Mais mon parcours dépasse largement mon pays. Mon identité est un voyage personnel.
Le métissage vient du cheminement et de l’appauvrissement de l’art. L’art a besoin d’autres matières pour se nourrir. Le créateur doit aller voir ailleurs sinon il meurt. C’est l’histoire de tout parcours artistique. On grimpe une montagne, on arrive au sommet. Puis il faut trouver une autre montagne à escalader, sinon on tombe dans le vide.
Mathilde Monnier le dit dans mon film ‘La Rencontre’* : elle avait envie d’aller voir ailleurs.
En ce sens, le métissage est un point clé de la création.
Comment s’est passé votre rencontre avec la chorégraphe française Mathilde Monnier ? La première fois que vous l’avez rencontrée, c’était à Ouagadougou, en 1992. Elle était venue animer un stage de danse contemporaine au Centre culturel français…
Ça a été un choc. Quand deux entités se rencontrent, ça produit des étincelles qui deviennent un moteur pour la création. D’elles dépend le point d’explosion de la rencontre. Si celle-ci se produit, une nécessité jaillit sur le plateau. Sinon tout cela devient mensonge.
Il y a des rencontres sincères et d’autres dans l’air du temps. S’il n’y a pas de nécessité, cela ne vaut pas la peine. C’est le corps qui t’indique si la matière est vraie. Il agit comme un métronome. Il faut l’écouter, c’est tout.
C’est exactement ce qui se passe lorsqu’on propose un mouvement aux danseurs. Ils y ajoutent quelque chose pour trouver leur vérité. Le corps a ses vérités et ses ambiguïtés. Si on l’observe bien, on peut les déceler. Il parle plus fort que les mots. Il est plus dense. Il résonne très fort en moi.
Avec Mathilde, au départ, ça a été un combat. Constamment. Non seulement, elle nous demandait des choses impensables, pour nous, comme danser en silence, mais il y avait aussi la parole qui joue un grand rôle sur le corps. Souvent, ce dernier réagit non pas à ce qu’il fait mais à ce qu’il entend. Les mots peuvent m’arrêter, me bloquer. Leur langage me semble plus violent que celui du corps. Un mot, c’est comme une flèche alors que le processus du corps est plus long. Il prend racine puis se développe. La parole a une force qui peut amener au clash.
En quoi cette rencontre vous a-t-elle transformé ?
Une transformation a eu lieu dans les deux sens. Salia* et moi, nous avons changé notre regard sur la danse. Cette rencontre nous a donné plus de liberté : le désir de ne plus se mettre de barrières, de limites dans la création. L’envie de se servir de toutes les formes pour aller plus loin. C’est un processus impalpable, inconscient… qui se déploie dans le temps. On ne peut pas savoir d’où part une transformation et où elle s’arrête. C’est lorsqu’on y réfléchit, que l’on tente de la mesurer, que l’on perçoit des étapes. Je me suis d’ailleurs posé la question : jusqu’où une rencontre peut-elle permettre d’aller ?
Et Mathilde Monnier, en quoi a-t-elle changé ?
Il faudrait lui demander… Mais, une chose est sûre, elle a changé.
Etre amené à changer serait-il, selon vous, indissociable de toute vraie rencontre ?
Je le pense. Comment pourrait-il en être autrement ? Dans le monde artistique comme dans les autres domaines. Il n’y a pas de réelles différences. Comme il n’y a pas, selon moi, de questions d’identité propres aux métis. Tout le monde est dans le même questionnement. Tout le monde se cherche.
Vous venez de créer et de présenter un solo iconoclaste intitulé  » C’est-à-dire  » (3) dans lequel, dirions-nous, vous mettez sciemment les pieds dans le plat des questions identitaires…
Oui, c’est ça ! Volontairement ! J’ai failli arrêter la danse. Je me sentais prisonnier. Je me disais que si ce qu’on appelle ‘la danse contemporaine africaine’ne parvenait pas à sortir du carcan dans lequel elle est, si elle n’arrivait pas à bondir là où on ne l’attend pas, alors elle allait mourir. J’avais besoin de retrouver une nécessité, un engagement. J’ai créé ‘C’est-à-dire’pour cela : faire péter les carcans, tout exploser… Après on verra ce qui peut en sortir. Mais il faut arrêter d’être canalisé. L’important, c’est ce qui se passe sur le plateau.
 » C’est-à-dire « , se situe au carrefour de la danse et du théâtre. Vous y parlez beaucoup. D’un tas de sujets : de vous, du monde de la danse, des Africains, des Européens, de Mathilde Monnier, de la mort d’un enfant… Il est vrai que vous êtes comédien de formation et aujourd’hui encore acteur…
Il n’y a pas de frontière entre le langage et le geste. Par ma formation, j’y suis sensible et j’aime explorer cette relation. Il m’arrive d’ailleurs de travailler avec des comédiens (4) et je trouve cela très intéressant. Dans ‘C’est-à-dire’, ce sont les mots qui dansent. Un mot qui danse influe sur le corps du comédien.
Avec ce solo, j’ai voulu opérer une rupture, dire certaines choses, parler de moi car j’avais l’impression d’être prisonnier d’une image. J’ai fermé une boucle pour pouvoir passer à autre chose. Aujourd’hui, j’ai envie d’aller ailleurs, de créer une pièce chorégraphique pour enfants. L’important pour moi est de rester engagé. Ma vie est sans doute utopique mais l’essentiel est de faire ce que l’on sent nécessaire.

* Né à Ouagadougou, Burkina Faso, en 1968, Seydou Boro s’est formé au théâtre et à la danse au sein de la compagnie burkinabé Feeren avant d’être engagé en 1993 par la chorégraphe française Mathilde Monnier. En 1995, il fonde en France, avec Salia Sanou, la compagnie ‘Salia Nï Seydou’dont les créations connaissent un succès mondial.
(1) ‘La Rencontre’. Film documentaire réalisé par Seydou Boro, 2000 (productions Les Films Pénélope).
(2) Salia Sanou. Danseur-chorégraphe burkinabé, il a rencontré Mathilde Monnier en même temps que Seydou Boro. Tous deux ont ensuite été engagés dans sa compagnie au Centre chorégraphique de Montpellier. C’est là qu’ils créeront ensemble la compagnie Salia Nï Seydou.
(3) Au dernier festival Dialogues de Corps, à Ouagadougou, en décembre dernier puis en février 2005 au Théâtre de la Cité internationale à Paris dans le cadre de  » Presqu’îles de danse « . Ce solo continuera d’être présenté en Europe et, espérons-le, en Afrique tout au long de 2005 (voir site à préciser)
(4) Atelier d’expression corporelle, destiné aux comédiens et metteurs en scène participant à la dernière édition des Récréatrales à Ouagadougou, animé par Seydou Boro en août 2004.
C’est-à-dire, un solo sur le fil
D’un homme seul, assis dos au public, monte un chant doux et déchirant. Une voix qui semble avoir mille ans, charrier toute la désespérance du monde. Dans ‘C’est-à-dire’, Seydou Boro se met à nu. Il chante, parle, danse, passe des mots aux gestes, des gestes aux cris. Seul sur scène, il revisite sa vie. Souvenirs d’enfance ou de tournée, rencontre avec la chorégraphe française Mathilde Monnier, vie familiale, doutes, colères.
Ecorché vif, entre ironie et désespoir, l’homme se moque : de lui-même et des autres, de la  » chose  » (ainsi qu’il nomme la danse), de l’art contemporain, de l’Afrique…  » L’Africain aime vivre dans l’imaginaire des autres. Il ne se rêve plus lui-même « , assène-t-il.
Son corps immense, sec et noueux comme l’écorce, prend le relais. Il se désarticule, trépigne, saute, se roule au sol. Danse violente et torturée qui joue avec l’invisible, semble chercher une issue. Sur le fil de la dérision et de la provocation… Seydou Boro danse ses failles, ses doutes, son désespoir. Et il nous bouleverse : de courage, de justesse, de cette magnifique émotion qui naît de ses mouvements : insondable fragilité. Et qu’importe si l’on n’est pas toujours d’accord avec l’image désespérante qu’il renvoie de l’Afrique et des Africains. L’homme ose, se risque à mettre les pieds dans le plat de la danse contemporaine africaine.
‘C’est-à-dire’fait souffler, avec jubilation, un vent de liberté et impose l’universelle singularité de celui qui affirme :  » Il n’y a pas qu’une seule vérité, ni de la mort, ni de la danse.  »
Ayoko Mensah///Article N° : 3762

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