L’invention du romantique

La littérature rose révolutionne l'édition africaine

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À l’heure où de nombreux écrivains africains déplorent une absence de public, le  » phénomène Adoras  » a de quoi surprendre. Cette collection de romans roses, lancée en 1998 par les Nouvelles éditions ivoiriennes et dont les titres sont vendus  » pour le prix d’un rouge à lèvres « , fait fureur en Afrique de l’Ouest. Le public est friand de ces histoires d’amour qui réinventent un romantisme  » à l’africaine « .

La collection  » Adoras  » serait, selon les responsables des Nouvelles éditions ivoiriennes, le premier véritable succès de l’édition ouest-africaine francophone. Les chiffres annoncés sont en effet éloquents : 36 000 livres vendus dès les deux premiers mois, et des titres (38 au total) qui s’écoulent aujourd’hui au rythme de 10 000 chacun (1). De quoi rêver !
Et c’est bien de rêve qu’il s’agit. Les histoires de Cache-Cache d’Amour, Cœurs piégés, Tu seras mon épouse, Les chants de la Lagune, Ce regard de feu, Destination tendresse, Romance à l’Île Boulay, T’aimer malgré tout et bien d’autres, parlent du grand amour, celui des coups de foudre, des obstacles à vaincre, des orgueils à ravaler, des frissons inavouables, et finalement, des promesses de plénitude éternelle.
Le principe d’Adoras est simple. Les récits suivent fidèlement la structure narrative, certains diraient la recette, qui fit le succès de la célèbre collection Harlequin en Europe et aux Etats-Unis, tout en s’inscrivant dans un contexte culturel africain pour attirer un public désireux de pouvoir s’identifier à l’univers des personnages.  » Les livres d’Harlequin parlent de l’amour en Occident, citant des lieux et des contextes que l’on ne connaît pas en Afrique : des chalets dans la neige ou ce genre de choses « , déclare Méliane Boguifo, directrice de la collection.  » Nous aussi avons des sites et une culture à valoriser.  » (2) Mais comment fonctionne exactement cette  » africanisation  » des récits ?
Variations sur un modèle
Le roman typique d’Adoras est tout entier centré sur le couple et orienté vers la plénitude sexuelle, affective et économique des protagonistes. Organisés autour de quelques phases incontournables, telles que la rencontre initiale, l’exposition d’obstacles et la communion finale, les récits ont pour fonction principale de projeter, dans l’espace romanesque, la construction du couple africain moderne, proposant aux lecteurs et lectrices une éthique du comportement amoureux dans les sociétés contemporaines africaines (3). Face à des obstacles ajustés au contexte (ouest) africain tels que la polygamie, le mariage forcé, le sida, les conflits religieux ou les pressions familiales, les couples d’Adoras apprennent à reconnaître les signes du désir, à maîtriser les mécanismes de la séduction et les termes du discours amoureux et à s’abandonner aux forces de la passion, tout en assumant les devoirs de la conjugalité. Les romans d’Adoras se donnent, selon les mots de Boguifo, comme objectif une véritable  » éducation sentimentale  » (Boguifo, op. cit.), et ce tant pour les protagonistes que pour le public.
Etant donné que la structure même des récits est relativement invariable, c’est au niveau paradigmatique que se joue l’africanisation des récits. Plus précisément, les variations ne concerneront pas les actions des personnages, mais leur situation : le contexte spatio-temporel, la caractérisation et l’environnement socioculturel. Comme le dictent les recommandations éditoriales, toutes les histoires doivent se dérouler au moins en partie sur le sol africain. Ainsi, Dakar et Abidjan y sont décrites avec force détails identifiant des quartiers, des noms de rue, de bâtiments administratifs et commerciaux, des hôtels, etc. Les héros auront toujours des patronymes africains, on les verra parfois se délecter d’attiéké, d’aloko, de kedjenou et autres plats de l’Afrique de l’Ouest. Ils écouteront non seulement Phil Collins et Barry White, mais aussi Youssou N’dour, Ray Lema, ou Mayway. À partir de cette accumulation de repères se joue une véritable invention, ou réinvention du romantique dans le contexte littéraire africain.
Du quotidien au sublime
La définition de la société initiale est fondamentale à la structure du roman sentimental, puisque ce n’est qu’à partir de l’exposition des données de base du  » réel  » qu’une transfiguration des personnages peut s’opérer. Ainsi, deux univers coexistent dans le roman sentimental. D’un côté, l’univers perçu comme  » réel  » qui offre les codes référentiels nécessaires à l’identification, et de l’autre, l’univers fantasmatique vers lequel tend tout le récit. Concernant la représentation de l’espace, l’africanisation du roman sentimental doit obéir à deux impératifs : d’abord, ancrer le récit dans un quotidien africain concret, aisément reconnaissable. Ensuite, et à partir de cet ancrage, il doit suggérer la possibilité d’un univers parallèle qui, par définition, doit se distancier du quotidien. Un des défis du roman sentimental africain consiste à non seulement proposer une utopie, mais une utopie africaine, c’est-à-dire, simultanément inspirée et déconnectée d’un réel posé comme  » africain « .
La transfiguration des héros du roman sentimental est indissociable d’une transfiguration de l’espace africain lui-même. En d’autres termes, l’articulation d’un nouveau discours amoureux exige une reconfiguration de l’espace, permettant d’imaginer une Afrique romantique. Prenant Dakar ou Abidjan pour point d’ancrage, les romans Adoras deviennent ainsi le lieu d’une nouvelle topographie de l’univers urbain africain d’où ressort ce qu’on pourrait appeler son potentiel romantique.
Une scène des Chants de la Lagune est à cet égard particulièrement révélatrice. Stella, une jeune Ivoirienne d’origine très modeste, rencontre  » accidentellement  » le séduisant Stanley Dior, un jeune cadre dynamique. Un soir, après des réticences que l’on peut imaginer, elle finit par accepter de dîner chez lui – un poulet yassa – dans sa villa où ils passeront la nuit ensemble. La scène se déroule juste avant que le beau Stanley ne l’entraîne dans sa chambre :

 » Venez, je voudrais vous montrer quelque chose, lui dit Stanley. D’un bras passé autour de ses épaules, il l’emmena sur la terrasse. Stella eut l’impression d’ouvrir une porte sur un nouvel horizon. Le Boulevard de la Corniche se déroulait au pied de la villa, bordant le lit chatoyant de la lagune où les lumières multicolores du plateau semblaient prendre leur bain de minuit. On aurait dit une scène d’où allaient s’élever des chants. Stella eut envie de chanter.
C’est tellement beau ! s’exclama-t-elle. (Chants de la lagune, p. 47)  »

Dans cette scène de ravissement, la découverte de l’amour coïncide avec la découverte d’un spectacle : celui d’une métropole africaine idyllique, décrite à grand renfort de vocabulaire et d’images assimilés à l’idée du romantisme. L’Abidjan d’Adoras, ville d’ondes et de lumières, n’a plus rien à envier aux autres villes romantiques du monde.
Une nouvelle cartographie amoureuse de l’Afrique
Ailleurs, au-delà de la ville, les exemples abondent où la progression de l’amour implique l’exploration du potentiel romantique dans le paysage africain. Dans Ce Regard de feu, l’escapade amoureuse amène le (futur) couple au Club Méditerranée,  » à 70 km d’Abidjan, sur le bord rêveur de l’océan Atlantique… entre océan et lagune, ce paysage de verdure vous fera croire que vous êtes au cœur du paradis.  » (p. 140) Dans Parfums d’Assinie, on retrouve le cliché du week-end au bord de la mer, tout près de la capitale ivoirienne, où  » on se croirait au paradis… on se croirait à des milliers de kilomètres d’Abidjan  » (p. 80). Dans Romance à l’Île Boulay, le cadre privilégié est celui d’une petite île  » paradisiaque  » située à quelques minutes en bateau d’Abidjan.
Ce n’est pas un hasard si les héros et héroïnes d’Adoras exercent souvent des métiers liés au tourisme – cela permet aux auteurs d’intégrer de nombreuses scènes d’excursion à travers le pays. Ainsi, le prince charmant de Parfums d’Assinie est propriétaire de l’Hôtel Escape-Club où il emmène sa promise. Dans Cœurs piégés, Julien Gnana est directeur de  » la plus prestigieuse agence de voyage établie en Côte d’Ivoire  » (p. 75). Tu seras mon épouse met en scène un banquier ivoirien qui, dès sa première visite au Sénégal, tombe amoureux simultanément d’une reine de beauté locale, des splendeurs du lac Rose au nord de Dakar et du  » lieu de mémoire  » de Gorée.
Ces excursions qui favorisent la progression de l’histoire d’amour ont une double fonction. Tout comme les personnages qui s’embarquent dans une exploration commune de la passion et du paysage, les lecteurs sont eux aussi invités à découvrir d’un même élan le scénario amoureux et la scénographie romantique du lieu. Suivant une trame narrative allant de la rencontre initiale à l’extase finale, le roman met en scène dans le même mouvement une véritable reconfiguration de l’espace africain.
La revanche de la littérature  » populaire  » ?
L’univers utopique d’Adoras ne se donne pas uniquement en contraste avec le  » réel « . Il propose un imaginaire, et c’est avec tout un réseau d’autres images de l’Afrique qu’il faut le comparer, et en particulier avec les représentations qu’ont pu en donner les textes de la  » haute  » littérature. Comme l’a souvent constaté la critique, la ville dans le roman africain est depuis le milieu du siècle placée sous le signe de la violence et de la morbidité. Michel Cornaton, par exemple, parle de  » ville-pourriture  » et d' » univers merdique « , dans lequel la sexualité apparaît souvent sous son jour le plus pervers, voire scatologique (4). En fait, malgré les innovations formelles, l’image de la ville, coloniale comme postcoloniale, reste marquée par un symbolisme extrêmement négatif.
Le succès d’Adoras tient peut-être aussi à cela : à la séduction des histoires d’amour mais aussi au nouveau regard sur le lieu que celles-ci autorisent. L’histoire d’amour permet alors d’envisager, au-delà de la plénitude conjugale, une sorte de réconciliation imaginaire avec un pays, voire un continent, inscrit dans l’histoire littéraire sous le signe de la tragédie et de la déliquescence. En l’absence de sérieuses études sociologiques sur le lectorat, du type de celles menées en Europe et aux États-Unis, tout cela demeure pure spéculation. Il n’en reste pas moins, ultime ironie, qu’il aura fallu un détour par ce genre  » le plus populaire et le moins respecté  » (5) pour que la littérature africaine revienne à une de ses fonctions fondamentales : donner du rêve.

Notes
1. Le phénomène s’est désormais étendu au domaine visuel. Le roman Cache-cache d’amour a fait l’objet d’une adaptation télévisée en Côte d’Ivoire, en partenariat avec Canal Plus International. Il aurait été suivi par 100 millions de téléspectateurs. La firme Dialogue Production propose le tournage de 23 téléfilms basés sur les histoires d’Adoras. Voir http://www.dialprod.com/adoras.htm.
2.  » La vie en rose d’Adoras  » Entretien avec Olivia Marsaud. http://www.dogori.com/savoir/actu/actu-47-2.php
3. C’est ce que j’ai essayé de démontrer dans un essai précédent,  » Pas de romance sans finances. La construction du couple moderne dans les romans sentimentaux de l’Afrique de l’Ouest  » Lydie Moudileno, Sites Vol 6, 1, 2002, pp 67-78.
4. Voir les propos plus nuancés, mais qui soulignent eux aussi la représentation négative de la ville, de Roger Chemain dans La ville dans le roman africain. (Paris : L’Harmattan, 1981) et Mohamadou Kane dans Roman africain et tradition. (Dakar : N.E.A., 1982.)
5. L’expression est de Pamela Regis.  » The most popular and least respected genre « . In A Natural History of the Romance Novel. Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 2003.
Lydie Moudileno a publié de nombreuses études sur la littérature antillaise et africaine contemporaine, dont L’écrivain antillais au miroir de sa littérature (Karthala, 1997) et Littératures africaines des années 1980-1990 (Codesria, 2003). Elle est professeur au département de langues romanes et directrice du Centre d’études africaines à l’université de Pennsylvanie à Philadelphie.///Article N° : 3816

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