De l’innocence au dévoilement

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Couples d’amoureux, jeunes se tenant par la main, corps nus mis en scène… Que révèlent les images des photographes tels Malick Sidibé, de Seydou Keita, de Samuel Fosso, d’Angèle Etoundi Essamba ou encore Erick Ahounou du vécu de l’amour et de la représentation que s’en font les Africains ?

La photographie de studio caractérise une grande partie de la production photographique africaine, tant à ses débuts qu’aujourd’hui. Du Sénégal au Soudan en passant par le Mali, les gens viennent se faire photographier : individuellement, homme ou femme, en couple ou en famille.
Dans les années 1910-1920, les Sénégalais Mama Casset et Meïssa Gaye possèdent leurs studios et voient nombre de compatriotes défiler. Déjà, quelques couples se font tirer le portrait, immortalisant l’image du lien qui les unit. Suivent leur compatriote Salla Casset dans les années 1950, tandis que d’imposent au Mali Abderramane Sakaly, Seydou Keita, Félix Diallo et Malick Sidibé (des années 1950 aux années 1970), Gabriel Fasunon au Nigeria durant la même période, Fouad Hamza Tibin et Mohamed Yahia Issa au Soudan (dans les années 1970-1980), et bien d’autres.
De cultures diverses, des couples posent devant l’objectif. Quel que soit le pays où les photos ont été prises, une grande pudeur s’en dégage, voire un certain romantisme. L’homme et la femme sont souvent côte à côte, se tenant par la main. Selon le photographe, on les voit debout, assis, voire allongés (série de Malick Sidibé faite au bord du fleuve Niger). Confirmant sans doute le lien amoureux et la tendresse unissant l’homme et la femme photographiés, on note la concordance des habits, que les tenues soient occidentales ou traditionnelles. Ces couples sont souvent jeunes. On peut lire chez certains une complicité, une tendresse, voire une liberté, ainsi de la photo d’un couple réalisée par Abderramane Sakaly (1957) ou encore des Amoureux de Félix Diallo (vers 1960), posant dans les bras l’un de l’autre. Pourtant, rien du désir ne transparaît. Le sexe est là totalement absent de l’image.
À partir des années 1980, la photographie d’auteur prend de plus en plus de place. Le photojournalisme est bien sûr pratiqué mais le sentiment amoureux ne fait pas aprtie de ses sujets. D’autres faits marquent l’Afrique ; la chose politique est autrement plus sérieuse que l’amour. Le commerce du sexe est montré avec beaucoup de pudeur, presque effleuré. C’est ce que l’on peut ressentir devant les photos du Mozambicain Ricardo Rangel dans son travail sur la nuit.
Regards dérangeants sur l’intime
L’amour et le sexe n’inspireraient-ils donc pas le photographe africain ? Pourtant, dans l’imaginaire occidental, le Noir est un amant potentiellement puissant et la femme noire, une amante fantasmée. Les Black ladies de Uwe Ommer, images publiées dans un livre en deux tomes, n’ont-elles pas donné forme à ce fantasme ? Est-ce dans cette lignée que plusieurs artistes photographes africains travaillent sur le nu, le corps de l’homme et / ou la femme noire à partir des années 1990 ?
Erick Ahounou, photographe béninois, travaille sur le nu féminin. Son exposition L’Érotisme du regard est constituée d’images en noir et blanc et a été montrée plusieurs fois, tant à Cotonou qu’en Europe (Belgique, France, Pays-Bas). Les visages des modèles ne sont généralement pas visibles. Elles sont photographiées de dos ou de trois quarts, allongées, assises ou debout, parées d’accessoires (bracelets, tours de reins, cauris, foulards…) qui mettent en valeur certaines parties de leurs corps.
Ses deux expositions à Cotonou ont suscité des réactions assez vives chez le public. De même pour Hervé Yanguem, photographe et poète camerounais, qui a essuyé des critiques lors d’une exposition de son travail sur les nus masculins et féminins à Douala.
Le public africain ne semble pas se reconnaître dans ce type d’images. Le photographe révèle ce qui relève de l’intime, donc du tabou. L’image vient ici ébranler la pudeur établie. Peut-être peut-on parler et plaisanter de l’amour, du sexe, mais qu’un Africain dise par l’image ce que peut susciter le corps féminin ou masculin, qu’il le montre par une mise en valeur comme un sujet créateur de plaisir, d’érotisme a quelque chose d’extrêmement provoquant. (Mais les Black ladies dont on retrouve encore les déclinaisons en cartes postales en Afrique ont-elles suscité les mêmes réactions lors de leur parution ?)
Dans ce regard sur le corps, le Nigeria semble être aujourd’hui l’un des pays où la photographie s’attache à ce sujet. Ainsi de Rotimi Fani-Kayodé (1955-1989) qui travaillait en moyen format, en couleur. Son travail porte sur le corps nu ; le sexe masculin est montré, voire  » mis en scène « , notamment avec du maquillage. L’acte d’amour lui-même est suggéré, en sous-impression dans une de ses images. De même peut-on citer la démarche de Kelechi Amadi-Obi ou encore celle d’Emeka Okereke qui travaille sur les contacts corporels entre les deux sexes. Couple, corps nus, l’érotisme est ici fortement suggéré, l’éclairage et les positions venant servir le propos.
Dans la même veine, on peut parler du travail d’Angèle Etoundi Essamba, originaire du Cameroun. Essentiellement en noir et blanc, sa photographie joue sur les corps, servant une esthétique des lignes, des contrastes entre noir et blanc mettant en valeur la nudité des corps noirs récurrente dans ses images.
Chez Samuel Fosso, également Camerounais, vivant en Centrafrique, l’autoportrait est omniprésent. Lors des IVes Rencontres de la photographie africaine à Bamako en 2001, il a présenté des autoportraits nus. La mise en scène du corps, debout ou allongé, renvoie à la mise à nu du sujet.
Au regard de tous ces travaux récents, une certaine forme de pudeur semble avoir quitté les photographes. Mais ces images provoquent le public africain, le déstabilisent ; elles ne répondent pas à ce qu’est la photographie pour une grande partie des Africains.
Mise à nu du photographe
Est-ce un accès plus aisé aux appareils photographiques qui fait émerger ce nouveau regard sur le corps ? Est-ce aussi la possibilité d’accéder à un espace intime de création, de réflexion, à une nouvelle forme de la photographie qui n’est plus seulement un outil de travail mais un moyen de s’exprimer ?
Le voile de pudeur tombe, l’artiste photographe ose dire à travers l’objectif ce qui le touche dans le désir, les corps, voire l’acte d’amour ; il ose montrer le travail produit. Cette mise à nu du photographe, bien que le phénomène ne pouvant être généralisé – n’oublions pas que parallèlement la photographie de studio perdure, répondant sans aucun doute aux traditionnelles demandes de couples comme auparavant –, démontre un changement du regard sur soi et sur l’autre, une volonté de montrer les désirs intimes de l’artiste.
Enfin, peut-on isoler aujourd’hui la photographie africaine de ce qui se passe dans le reste du monde, notamment en Europe ? Durant ces cinquante dernières années, l’histoire de la photographie a vu maintes pratiques apparaître. Les photographes africains sont eux aussi nourris directement ou indirectement de la masse d’images qui envahissent la planète et les font leurs. Il semble qu’un passage à l’acte, une mise à l’épreuve de soi sont en cours. D’aucuns pourront dire que cette photographie répond à des schémas occidentaux. Ce qui serait par trop réducteur. Certes, cette photographie semble aujourd’hui plus appréciée en Occident qu’en Afrique. On ne peut néanmoins affirmer que le photographe travaillant sur ce thème du corps, donc de l’amour-désir-sexe, ne répond là qu’à une demande occidentale. Il ne faut pas oublier le désir de l’artiste de provoquer sa propre société, de lever le voile sur l’intimité d’une culture, de regarder au plus près ce qui touche chacun, et n’est-ce pas le cas du sexe et de l’amour ?

Corinne Julien coordonne l’activité Afriphoto d’Africultures, et notamment la location d’expositions et la collection  » Afriphoto « .
Les photos présentées sont issues de la Collection Afriphoto, coffrets I et II, publiée en coédition par Africultures et Filigranes Editions.///Article N° : 3819

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