De la noirceur et du noirisme

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Ne renversez point leurs idoles en colère : pulvérisez-les en jouant, et l’opinion tombera d’elle-même (1).

Aux  » Noirs  » de France, la dernière polémique suscitée par  » l’affaire Dieudonné  » a offert une aubaine médiatique sans précédent. L’événement mérite que l’on y revienne, non pour juger les propos de l’artiste comique (en démocratie les querelles du genre sont du ressort de la justice), mais, pour examiner l’imposture des personnes que l’on a reçu ostensiblement sur les plateaux de télévision comme étant des intellectuels Noirs, c’est-à-dire des agents autrement identifiables d’un phénomène politico-littéraire pour le moins exotique. Lesquels s’efforçaient de corriger les allégations de Dieudonné au nom de la vérité historique et de la morale du Bien. La plupart du temps, ils étaient dépourvus de compétence pour débattre du sujet pour lequel ils étaient réunis. Et ils étaient dépourvus de sens politique… Il y a là comme la manifestation d’une triple imposture : ils ne sont ni des intellectuels, ni des porte-parole de quelques groupes que ce soit, ni des leaders d’opinion. Notre tâche est donc de rendre visible le pouvoir de manipulation opéré en cette circonstance sur le dos de la communauté noire – si tant est qu’elle en soit une – et de ses intellectuels.
En France, l’élite noire est écartée des discussions publiques entre savants. Cette attitude a atteint son paroxysme lorsque des médias ont fait appel à nos prétendus maîtres-penseurs. Ironie du sort : aucun d’eux n’était assez érudit pour discuter de l’esclavage. L’on a préféré  » débattre  » avec des personnages officiels : Harlem Désir, Stéphane Pocrain, Dominique Sopo et, surtout, Gaston Kelman et Calixte Beyala. Les uns faisaient l’amalgame entre esclavage et promotion de leurs livres ; les autres affichaient leur statut de  » politiques mondains « , et le tout dans un vocabulaire où dominait le discours communautaire.
À l’heure de la proclamation tonitruante de l’égalité républicaine, celle-ci n’est d’aucune efficace pour les Noirs. Rompons le silence et parlons d’un sujet familier. En 2004, le prix France Télévision de l’essai était attribué à Stephen Smith pour Négrologie. Le livre est un réquisitoire qui fait de l’identité africaine un obstacle au développement économique. L’auteur nous explique  » Pourquoi l’Afrique meurt «  comme pour mieux nous convaincre d’admettre notre présente agonie. L’ouvrage a obtenu une promotion sans commune mesure. C’est un succès de librairie. Deux constats s’imposent : l’attention que portent désormais nos contemporains au continent et l’absence des intellectuels Noirs des débats qui ont accompagné la sortie du bouquin. Nous trouvons touchante cette attention. Cependant, elle ne saurait expliquer l’exclusion des Noirs des disputes qui les concernent au premier chef. Ce sont des  » spécialistes  » qui parlent à leur place. Allègue-t-on par là que les Noirs ne sont pas encore assez formés ? On nous dit que cette absence est due à une carence de Noirs capables de s’élever à l’abstraction scientifique. Au même moment, des Français organisent colloques et séminaires sur leurs œuvres. De qui se moque-t-on ? Quand admettrons-nous que les intellectuels Noirs se sont émancipés de toutes les croyances et de l’indigénisme ? Malgré cela, ils demeurent ostracisés. Sinon, comment juger des discours qui tendent à les dénigrer ? Il a fallu la mise en cause de Dieudonné – un Noir a commis une faute, qu’on se le dise ! – pour que les médias daignent convoquer des  » intellectuels « , à notre grande stupéfaction. Nos spécialistes n’avaient en commun que la couleur de leur peau. On ne les a montrés que pour tenir le rôle indigeste du bon nègre – ou scripto-nègre, c’est selon. Une attitude infantilisante, et qu’on aurait cru révolue, faisait là un retour triomphal. En France, on se rappelle l’ignoble baignade des Nègres, en 1896, qui précéda l’exposition coloniale. Vraisemblablement, l’autre caractéristique commune à ces prétendus porte-parole est qu’ils se considèrent comme des modèles ethniques et, par là, détenteurs de la légitimité médiatique pour ce qui est des revendications des Noirs. Mais de quels Noirs s’agit-il ? C’est oublier qu’ils se sont autoproclamés nos représentants. D’ailleurs, ce sont toujours les mêmes que l’on retrouve en débat, quel que soit le sujet. Nous sommes soit réduits au silence, soit appelés à produire des borborygmes pour ainsi dire programmables. De nouveau, nous avons eu confirmation du phénomène lors de la controverse sur l’esclavage. Aucun historien Noir n’était appelé à la rescousse de nos piètres communicateurs. Qu’est-ce qui justifiait l’omniprésence des uns et l’omni-absence des autres ? L’avenir seul le dira.
Les contradicteurs de Dieudonné lui reprochent son communautarisme. Admettons. En même temps, ils font comme s’ils ne représentaient pas eux aussi l’autre version d’un communautarisme des  » gens de couleur « . Car ils n’ont été sollicités et reçus que parce qu’ils sont Noirs, puisqu’aucun d’eux n’est qualifié pour traiter de la traite négrière ou de l’esclavage. Ils ne sauraient vraiment se démarquer du confusionnisme de Dieudonné. Cette mascarade a jeté l’opprobre sur nous, ce qui est une aubaine pour les adversaires de notre cause. Ceux-ci se disent :  » Regardez comme les Noirs rejettent les propos de Dieudonné !  » Ce happening vient conforter une thèse désormais connue : les Noirs ont une Histoire de l’esclavage qui leur est propre. Existe-t-il un  » noirisme  » de l’esclavage ? Si oui, espérons pour nos spécialistes qu’ils parviennent assez vite à la maîtrise de l’histoire de l’esclavage occidental ! On aurait pu escompter que le concept de  » noirisme  » – s’il en était un ! – puisse les aider à décrire les responsabilités occidentales et africaines dans ce commerce inhumain. Hélas, non. À l’image des Français et des Africains, nos clercs n’en savent guère plus que nous sur ce crime. Et cela faute d’enseignement et de manuels scolaires. La colonisation des esprits règne. La fameuse prestation de ces dernières semaines n’a pas réhabilité notre honneur – encore moins notre Histoire. Nul n’ignore que les propos confus et moralisateurs sur le racisme (de Dieudonné) ne remplacent pas un  » savoir  » vérifié, et même érudit. Malgré les relais médiatiques, nos fameux débatteurs sont absents dès qu’il s’agit de condamner les propos de Finkelkraut ou de Max Gallo. Les thèses  » réactionnaires  » sur l’esclavage de l’historien Pétré-Grenouillot font bon ménage avec les discours qui prônent une haine des Noirs dans les médias. Non content de réhabiliter la mémoire des victimes Noirs de l’esclavage occidental, ils la minimisent et nous ordonnent, avant toute objection, d’obtenir au préalable des réparations des Arabes pour ce qui est des siècles de forfaiture envers les Noirs. À l’évidence, seuls des Noirs vindicatifs et poussifs font florès publiquement. Ils ne représentent qu’une infime partie d’une communauté à tout point comparable à tant d’autres. En vérité, le désir de notoriété est au cœur de leur démarche. Ils miment les stratégies qui ont permis à certains intellectuels français d’acquérir le statut tant envié de  » leaders d’opinion « .
Que l’on se rassure. Les faiseurs d’opinion des Tropiques ne sont pas encore devenus des BHL. Le prestige des maîtres-penseurs, on le sait, n’est pas à la portée du premier venu. C’est le cœur à l’ouvrage – et ce dans un processus au long cours – qu’on l’acquiert. Et à la condition expresse d’avoir du talent et une grande habileté dans l’usage des médias.
Les Noirs n’ont pas le monopole du crime contre l’Humanité qu’est l’esclavage. Par conséquent, ils ne sauraient s’absoudre des débats à venir. De jeunes générations (de Noirs et de Blancs) manifestent leur impatience à l’égard de la pacification de leur mémoire commune. En méconnaissant cette volonté, les médias ont commis une maladresse. Pour une fois que la parole était donnée aux Noirs, ne fallait-il pas convoquer ceux d’entre eux capables de débattre sereinement ? La France n’est-elle pas fière des Noirs formés chez elle ? Nous attendons des démocrates qu’ils passent aux actes afin de rompre avec tous les stéréotypes qui discréditent de faco l’homme Noir.

1. Sade, Français, encore un effort, Paris, J.-J. Pauvert éditeur, 1965.Émile Moselly Batamack est philosophe et réalisateur, membre de la revue Agotem (édition Obsidiane).///Article N° : 3860

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