Ourika : une héroïne de l’ombre

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Méconnu du grand public, le destin d’Ourika a pourtant fasciné les romanciers et les directeurs de théâtre.

Ravie, vers 1786, à un bateau négrier avant la traversée de l’Atlantique par un riche aristocrate qui achète la fillette, à peine âgée de deux ans, et en fait cadeau à Madame de Beauvau, Ourika n’aurait pu avoir que le destin de ces bibelots de luxe qui égayaient la cour et que l’on retrouve enturbannés, costumés d’or et de poupre dans les peintures de Watteau ou de Lancret. Mais son histoire fut tout autre. Madame de Beauvau l’éleva comme sa fille lui donna une éducation brillante et raffinée et elle traversa à ses côtés les turbulences révolutionnaires et les dangers de la Terreur. Un jour, seulement, Ourika découvrit la réalité de sa condition et le préjugé de couleur qui la condamnait à la solitude, elle entra au couvent et mourut de chagrin. Elle avait tout juste 18 ans.
Morte loin du monde dans l’obscurité d’un couvent, Ourika aura pourtant eu un destin post mortem étonnant. Son histoire passionna les romantiques du début du XIXe. La duchesse de Duras s’en saisit et imagina un récit fait en confidence par Ourika dans son couvent peu avant de mourir. Elle raconte son enfance, sa méprise, l’amour de sa protectrice et sa grandeur d’âme. Le roman de Mme de Duras, dès 1823, circula dans les salons littéraires de Saint-Germain et emporta l’adhésion de toute une société aristocratique en mal d’histoires où la noblesse fasse la preuve de ses qualités morales et humanistes, comme cette sainte Mme de Bauveau qui éduqua et protégea dans sa maison Ourika.
Mais la fortune littéraire d’Ourika ne s’arrêta pas là. La Comédie-Française et les théâtres du boulevard du crime s’emparèrent, dès le printemps 1824, de l’aventure et rivalisèrent d’ingéniosité pour adapter à la scène une histoire tragique qui faisait d’Ourika une des premières héroïnes romantiques prise dans la dualité même de sa double origine africaine d’une part, mais aussi européenne et aristocratique par son éducation et sa famille d’adoption. Malheureusement les pièces n’eurent aucun succès sur le boulevard et finalement la Comédie-Française comme le théâtre de l’Odéon renoncèrent à faire jouer les pièces qu’ils avaient pourtant commandées à grands frais à des auteurs en vue.
On avait manifestement oublié qu’au théâtre Ourika devait être incarnée par une comédienne blanche et que celle-ci était contrainte inévitablement de se noircir le visage au jus de réglisse ! Comment s’attendrir d’un visage de clown ? Les spectateurs ne furent pas touchés par la tragédie de ces Ourika de mascarade. Néanmoins Ourika marqua très fortement les imaginations. La presse de l’époque regorge d’allusions à la petite africaine au teint disgracieux que l’apparence fatale condamne à se retirer du monde dans une société où le préjugé de couleur est aussi fort. Mais le personnage n’est pas tragique, il serait plutôt une mascotte humoristique dont on s’amuse et qui nourrit toutes les plaisanteries à la mode destinées à se moquer des coquettes et des peines de coeur.
On doit à Roger Little d’avoir réédité le texte de Madame de Duras paru en 1823, un texte d’une grande élégance et qui pourtant était tombé dans l’oubli. Les pièces de théâtre ont également été rééditées par nos soins chez L’Harmattan, dans la Collection « Autrement mêmes » sous le titre : Les Ourika du boulevard.

Bibliographie
Chantal Bertrand-Jennings,  » Condition féminine et impuissance sociale : les romans de la duchesse de DURAS « , in Romantisme, n° 63, 1er trim.. 1989, pp.. 39-50.
Joë Bosquet (présentation et étude), Ourika suivi de Edouard, Paris, Stock, 1950.
Sylvie Chalaye, Les Ourika du boulevard, coll.  » Autrement mêmes « , Paris, L’Harmattan, 2003.
Sylvie Chalaye,  » Printemps 1824 : une hécatombe nègre dans les théâtres de Paris « , in Théâtre / Public, n° 141, mai-juin 1998, pp. 15-18.
Barbara T. Cooper,  » Staging Ourika and the spectacle of difference « , in Ethnography in French literature, éd. B. Norman, Rodopi, Amsterdam / Atlanta GA, 1996, pp. 97-113.
Roger Little (présentation et étude de), Ourika, Claire de Durfort, duchesse de Duras, coll.  » Textes littéraires « , n° LXXXIV, Presses Universitaires, Exeter (Grande Bretagne), 1993 ; nouvelle édition revue et augmentée, 1998. Distribution : Presses Universitaires de Bordeaux.

Au comité de rédaction depuis 1997, Sylvie Chalaye est un des piliers de la revue Africultures. Elle partage son temps entre l’écriture, la recherche, et le journalisme. Auteur de plusieurs ouvrages consacrés aux écritures dramatiques africaines francophones, Sylvie Chalaye est professeur en études théâtrales à l’Université Rennes 2 Membre du laboratoire de recherches du CNRS sur les arts du spectacle, elle a également publié plusieurs ouvrages historiques sur l’image du Noir (Du Noir au nègre : l’image du Noir au théâtre de Marguerite de Navarre à Jean Genet (1550-1960), L’Harmattan, 1998 ; Le Chevalier de Saint Georges de Mélesville et Beauvoir, L’Harmattan, 2001 ; Nègres en images, L’Harmattan, 2002.) Elle est responsable éditorial de la rubrique théâtre dans Africultures et collabore régulièrement à la revue Théâtre / Public.///Article N° : 3896

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