Autrement mêmes : le Noir dans l’œil du Blanc

Entretien de Sylvie Chalaye avec Roger Little

avril 2005
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En 2000, Roger Little, professeur au College de Dublin, lance chez l’Harmattan  » Autrement mêmes « , une collection qui se propose de rééditer les textes de la littérature d’expression française mettant en scène des personnages noirs issus de la traite négrière ou de l’histoire coloniale africaine. L’initiative était une première. Aujourd’hui, la collection représente un outil précieux pour tous les chercheurs qui travaillent sur l’histoire du colonialisme et la construction de l’imaginaire colonial.

Comment s’est imposée l’idée de lancer une collection qui réédite les textes européens qui portent un regard sur les Noirs ?
C’est une longue histoire qui a démarré avec la volonté de faire le tour de tous les textes en langue française représentant des Noirs. Je voulais également rendre service dans des domaines où je constatais des lacunes et où j’avais une certaine compétence professionnelle. En 1970, cela a pris la forme de la création, avec deux collègues hispanisants, d’une collection bibliographique,  » Research Bibliographies & Checklists « , chez un éditeur-libraire londonien, Grant & Cutler. Avec une soixantaine de volumes, elle s’est éteinte avec le siècle : l’informatique offre des possibilités plus souples, et ayant pris ma retraite, je ne pouvais matériellement plus contrôler tous les détails nécessaires pour avoir des instruments de travail fiables. Mais j’avais pris goût au travail d’éditeur intellectuel et de directeur de collection. En 1980, j’ai lancé, après m’être assuré de la collaboration de deux collègues spécialistes de littérature française, l’un du moyen Âge et de la Renaissance, l’autre des dix-septième et dix-huitième siècles, la collection  » Critical Guides to French Texts « . Il s’agit de monographies conçues pour les étudiants en faculté de lettres, mais elles rendent service aussi aux collègues et sont parfaitement accessibles au grand public. Cette collection comporte plus de 130 volumes, mais touche à sa fin. La littérature n’étant plus au goût du jour, et la vente devenant insuffisante en conséquence, l’éditeur a décidé de lui porter le coup de grâce.
Je nourrissais depuis belle lurette l’idée d’une collection qui ferait connaître tout un pan de littérature française ignoré des manuels. La conjoncture était parfaite lorsque j’ai pris ma retraite et que je savais menacées les collections que j’avais créées à Londres. Mes rééditions de textes représentant des Noirs, publiées en français en Angleterre – Ourika, Empsaël et Zoraïde de Bernardin de Saint-Pierre, Ziméo de Saint-Lambert, Histoire de Louis Anniaba –, avaient un succès d’estime mais demeuraient plutôt confidentielles en France. Et la collection n’était pas apte à accueillir un texte du vingtième siècle qui m’avait enthousiasmé, comme Des inconnus chez moi de Lucie Cousturier. J’ai donc formulé en l’an 2000 la proposition de créer une nouvelle collection :  » Autrement Mêmes « . L’accueil favorable de Denis Pryen chez l’Harmattan, malgré ses réserves sur le titre qui pour moi s’imposait comme tout un programme, m’a donc permis de lancer cette nouvelle aventure.
Combien de titres avez-vous publié à ce jour ?
Le premier volume est sorti début 2001. A ce jour, dix-sept titres ont déjà paru, dont deux comportent deux tomes. Je suis de ceux que Rimbaud appelait les  » horribles travailleurs  » ! Mais mon désintéressement est absolu et c’est une sorte de garantie d’objectivité dans un domaine où les passions sont souvent exacerbées.
Ce sont, je crois, autant des œuvres de fictions, des romans, des pièces de théâtre que des témoignages historiques, comme par exemple les textes de Lucie Cousturier.
Absolument. Pour moi, le savoir est un continuum. Ce n’est pas le genre qui m’intéresse, c’est le regard. Je privilégie celui qui essaie de comprendre, et si le texte lui-même n’a pas cette ouverture – car il faut bien donner à lire quelques échantillons de textes représentatifs de leur époque et d’une mentalité révolue, pourvu qu’ils soient bien écrits –, je tiens à ce que la présentation rétablisse l’équilibre en situant la mentalité de l’auteur dans son contexte. C’est le cas de Jean-Marie Seillan dans sa présentation du Pays des Nègres blancs d’Edmond Deschaumes.
Quant aux remarquables témoignages de Lucie Cousturier – Des inconnus chez moi et Mes inconnus chez eux – ils campent des portraits sympathiques des tirailleurs sénégalais pendant la Première Guerre mondiale, puis de retour chez eux. L’auteur se constitue professeur de français langue étrangère pour contrecarrer le  » petit-nègre « , imposé officiellement pour fournir une lingua franca aux tirailleurs venus de toute l’A.O.F., mais aussi pour empêcher un contact normalement humain avec les Français.
Ces témoignages montrent combien l’histoire occidentale s’est faite en noir et blanc. C’est un des enjeux de notre dossier. Avez-vous justement des exemples allant dans ce sens ?
Nous sommes en effet tributaires du manichéisme inscrit dans l’opposition symbolique, mais aussi réel, entre blanc et noir. Le regard le plus ouvert, le plus  » libéral  » au sens anglais, est fatalement teinté de paternalisme. D’autant plus que pour des raisons matérielles, à de rares exceptions près, nous nous limitons aux œuvres déjà tombées dans le domaine public et donc vieilles d’au moins soixante-dix ans.
Parmi ces ouvrages, se dégage-t-il de grandes figures héroïques historiques ?
Parmi les figures historiques, il y a notamment le chevalier de Saint-Georges et le personnage d’Ourika qui a inspiré le roman de Mme de Duras. Du coté des héros fictifs, ça va du Télémaque de Le Blanc et le Noir de Pigault-Lebrun, au Jupiter d’Anaïs Ségalas, dans Récits des Antilles : le bois de la Soufrière. Leurs noms mêmes leur prêtent un statut mythique, tout en reflétant la réalité des prénoms classiques ou bibliques dont on affublait les esclaves dans l’effort de leur faire perdre leur identité d’origine. Parfois le statut du personnage principal est indécidable : c’est le cas de l’Histoire de Moulay Abelmeula, calquée sur l’Histoire de Louis Anniaba ou vice-versa. Ce volume indique d’ailleurs ma volonté d’étendre à l’Autre, au-delà du Noir, un accueil dans la collection.
Quels sont les ouvrages en projet ?
La prochaine parution est un excellent exemple de la littérature colonialiste : János Riesz présente Le Chef des porte-plume de Robert Randau. Je souhaite grandement qu’un(e) spécialiste de l’Indochine se manifeste pour représenter cette partie du monde. Les titres prévus remonteront jusqu’au dix-septième siècle avec Oronoko, pousseront jusqu’à Cuba avec la comtesse Merlin, comporteront un inédit d’Olympe de Gouges, réuniront des textes incontournables comme ceux de l’abbé Grégoire sur les Noirs. Ils réserveront plus d’une bonne surprise, je crois, aux lecteurs curieux. C’est une belle aventure !

///Article N° : 3905

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