Droits de l’homme, droit des peuples

Rencontre Edwy Plenel / Edouard Glissant

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Dans le cadre des rencontres du matin du TOMA en Avignon à la Chapelle du verbe incarné, Edwy Plenel, qui fut directeur de la rédaction du Monde jusqu’en novembre 2004, et le philosophe poète et romancier martiniquais Edouard Glissant se sont entretenus le samedi 23 juillet 2005 sur le thème  » Droits de l’homme, droit des peuples » avec pour sous-titre : « La pensée du tremblement et les poétiques du monde au XXIème siècle ». Passionnant !

Edouard Glissant : Si l’on veut cerner les paradoxes du 20ème siècle en Occident, on peut opposer la pensée des droits de l’homme allant dans le sens d’une plus grande individuation et la véritable catastrophe, déni absolu de l’homme que sont les guerres mondiales. De même, la tendance à la démocratisation dans les Etats Nations s’oppose comme un grand paradoxe avec la violence du colonialisme qui constitue un déni absolu du droit des peuples.
Le mouvement anticolonial adoptant l’Etat Nation, les formes politiques dominantes privilégient les dictatures et les coups d’Etat. Ainsi se pose la question : si on veut faire quelque chose au nom du droit des peuples, on le fait à l’encontre des droits de l’homme. Ce fut mon expérience lorsque j’étais à l’Unesco sur la question de l’information.
Edwy Plenel : L’Occdient promeut les droits de l’homme contre les droits des peuples. Abu Grahib est un exemple de la torture au sein de la pratique démocratique. Mais, exemple inimaginable en France, cinq jours après les attentats de Londres du 7 juillet, la presse britannique comme le Guardian ou l’Independant publiait des articles écrits par des journalistes d’origine étrangère posant la question : « Qui sont les barbares ? » Montaigne écrivait : « Chacun juge barbare ce qui n’est pas de son usage ». Le problème est de comprendre que la faiblesse est une force, comme l’a illustré Dominique de Villepin lors de son discours contre l’intervention militaire en Irak à l’ONU. Frantz Fanon, à la fin de Peau noire, masques blancs, écrit : « Il ne faut pas essayer de fixer l’homme puisque son destin est d’être lâché » (p.187 de l’éd. Points). L’universel n’a pas de racines ou de territoire chez Glissant, et c’est là qu’est la différence !
Edouard Glissant : Comment résister à l’oppression sans succomber soi-même à l’oppression, au déni ? La situation actuelle est inextricable. On refuse la poésie car on refuse de voir les contradictions du monde. Alors même que le pouvoir de divination que l’on peut avoir ensemble de ce qui est l’inextricable du monde a le risque d’être opérant. Mais rien ne changera tant que les imaginaires des humanités d’aujourd’hui ne se seront pas changés eux-mêmes. Les peuples artificiellement maintenus en paix par des forces d’interposition se refont la guerre quand ces forces s’en vont. Seule la poésie comme science ardue du réel peut contribuer à modifier les imaginaires : je dois changer en moi-même en échangeant sans me dénaturer. Nous avons toujours peur d’être les dindons de la farce, nous ne sommes pas prêts à accepter l’échange et le changement. Il faudrait incliner tous les imaginaires dans le sens du dépassement de l’un, de l’unique, vers la relation, c’est-à-dire accepter en moi-même le rapport à l’autre comme un rapport positif de transformation du sens des humanités.
L’impulsion de ces dépassements, c’est le poétique car il s’agit des imaginaires et non des conditions réelles : on a besoin d’utopie. Rien ne s’est fait sur cette planète qui ne l’ait été sur la base d’une utopie.
Edwy Plenel : L’utopie est le lieu de nulle part, sans territoire.
Edouard Glissant : Le métissage était autrefois considéré comme négatif, d’où la honte antillaise. La Négritude de Césaire redonnait de la fierté mais il fallait raccommoder la dignité de la créolisation. Le racisme, c’est la peur et la haine du mélange. C’est l’apartheid : on accepte l’autre s’il reste à côté. Le monde se créolise au sens où il se mélange et devient inextricable : il faut s’armer pour changer en échangeant.
Edwy Plenel : Renaud Camus affirme que pour reconnaître l’autre, il faut que je sois moi : l’idée qu’il y a de l’autre en lui ne l’atteint pas ! On retrouve la peur du Juif : c’est l’obsession d’un autre qui n’est pas distinguable et qu’il faudra distinguer. Montaigne écrivait que tout homme est mélangé : « Le monde est une branloire pérenne ». Edouard, quelle est sur la France, pour reprendre une expression que tu utilises, « ton regard de fils et ta vision d’étranger » ?
Edouard Glissant : La France est assez nécessaire dans le panorama mondial. L’Europe ne peut exister que comme idée, non comme puissance. Le discours de Villepin à l’ONU faisait référence à une Europe idée, à la différence d’un discours de puissance. La puissance de l’idée est encore fondamentale dans le monde. Les puissances militaires ou économiques sont fragiles, pas les puissances d’idées à condition qu’elles ne soient pas hégémoniques. La France est très conservatrice et réactionnaire et en même temps révolutionnaire ! Les puissances de la convention y sont terribles mais la puissance des idées et du changement y atteignent des degrés fantastiques. C’est le pays où le rapport qualité-prix est le meilleur : la poste ne marche pas mais c’est la meilleure, les hôpitaux de même, la nourriture est chère mais c’est la meilleure etc ! Les Français sont des privilégiés. S’ils savaient ce qu’est la misère dans le monde, ils feraient la fête tous les jours ! Mais les Français sont trop arrogants ! C’est l’héritage de l’Histoire. C’est aussi parce que c’est le premier peuple du monde à avoir érigé ses propres valeurs en valeurs universelles (ce liberté-égalité-fraternité qui servait à la bourgeoisie révolutionnaire à arracher des avantages au roi). Elle a la capacité de transformer des valeurs particulières en valeurs universelles. J’ajouterais aussi que les touristes français sont incroyablement bruyants et insupportables !
Edwy Plenel : Un être est arrogant car il n’est pas sûr de lui. La prétention française puise dans l’Histoire. Napoléon projette sur le monde sa propre vision des idéaux de la révolution française en le ruinant : il rétablit l’esclavage et épure l’armée de tous les métis comme le père d’Alexandre Dumas. Nous ne sommes plus à la mesure de cette prétention. Nous sommes encore la 4ème puissance économique mondiale : ça ne change pas mais depuis 50 ans, la France connaît une profonde crise d’identité, visible à travers la crise du politique. Le problème de la France est qu’elle n’a pas assumé ce qu’a signifié la perte de son Empire, qui était son rapport de domination au monde. La France est la seule à avoir collaboré durant la guerre. Nous étions une nation vaincue et on l’oublie par un tour de magie que De Gaulle réussit. A la fin de l’Empire en 1962, il continue de célébrer la grandeur de la France ! On construit le France et le Concorde. On n’a pas trouvé un autre rapport au monde. Le problème est notre intelligibilité du monde au lieu d’un rapport de différence. La collaboration et la colonisation restent des dossiers essentiels et non-refermés.
Edouard Glissant : (répondant à une question posée au maître, « à l’ancien », sur l’engagement des artistes) Quand on est devant le monde, on a tous le même âge. La politique pour un artiste, c’est de se réclamer d’une nouvelle vision du monde, reconnaissant son inextricabilité. Les artistes ne sont pas en retrait.

///Article N° : 3915

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Les images de l'article
Greg Germain, directeur du TOMA, présente la rencontre
Edwy Plenel et Edouard Glissant





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