Racines, un arrachement

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Au long et savant arrachement des racines, les cinéastes d’Afrique répondent par la réappropriation. Et font avancer l’humanité.

Donc, l’esclavage a été aboli en 1848. Il y a cent cinquante ans tout juste et le temps de la commémoration est venu. On aime ça. Mais… Quatre-vingts ans à peine après qu’eût été mis fin à ce trafic qui faisait de l’homme une pièce de bétail, en 1930, le cinéaste américain Woodbridge Strong Van Dyke, qui n’était pas le plus affreux des colonialistes, mais un cinéaste estimable, curieux des autres, qui avait travaillé avec Robert Flaherty et allait réaliser l’année suivante le premier de la série des Tarzan avec Johnny Weissmuller, tournait en Afrique Trader Horn. Il écrira dans ses Souvenirs, parlant de la constitution de son équipe sur place :  » Il ne me manquait plus que le nègre qui devait être à la fois géant et intelligent et le sorcier. Je réservai ces deux emplettes pour Panyamur, où nous devions tourner les premières scènes du film « . Ses  » emplettes « . Ainsi un homme parle-t-il de deux autres hommes avec qui il va être amené à travailler.
Il n’était pas le seul. Léon Poirier, cinéaste français, écrit à propos de Croisière noire, son film  » exotique  » de 1926 :  » Le tutu des danseuses Makéré est fait de feuilles de bananiers découpées en lanières, et le corps de bronze des almées noires en émerge comme un beau fruit.  » Et Pierre Leprohon qui, dans L’Exotisme au cinéma rapporte ces propos, parle ainsi de cette Croisière noire :  » Des scènes curieuses de mœurs nègres, des images de bêtes en pleine liberté, des troupeaux d’éléphants fuyant devant l’incendie, enfin les fameuses  » négresses à plateaux « , constituaient autant d’éléments d’intérêt parfaitement mis en valeur.  » Cela fut écrit en 1945. Inépuisable réservoir d’exotisme et de rêves d’almées lointaines pour les casaniers du samedi soir, après avoir été pendant les trois siècles de la traite fournisseur de  » viande noire  » (et les colons français du temps de notre  » bel Empire  » n’utilisaient-ils pas ce terme, au vingtième siècle encore ?), le continent africain n’était que cela, pour le cinéma.
Vitrine de l’Empire
Pire : il devait aussi, pour la puissance coloniale, être la vitrine de sa  » mission civilisatrice « . Présentant en 1939 le film La France est un Empire, qu’il venait de réaliser avec le romancier Jean d’Agraives, Emmanuel Bourcier écrivait dans Cinémonde :  » Cette propagande inouïe qui va montrer au monde ce qu’est la Civilisation Française (les majuscules sont de lui) et pourquoi l’indigène aime la France, n’a rien coûté à l’Etat.  » Assez de citations. On en trouverait bien d’autres qu’on n’irait pas plus loin dans ce qui doit être ici marqué d’entrée : on ne saurait imaginer de négation plus radicale de l’identité de peuples, des identités individuelles mêmes que celle produite par trois siècles et demi de déportations et d’esclavage, un siècle et demi de colonialisme. Cinq siècles d’effacement, d’arrachement, d’abrasion de modes d’être au monde, d’apprivoisement de la nature, d’apprentissage du divin en ce qu’il aide à faire son chemin de vie, de culture en un mot. Cinq siècles à tenter de fouir au plus profond du sol pour extirper ce qui de ces racines pourrait reverdir.
Rien n’y a fait. Parlant en 1940 des  » candombles « , ces sanctuaires de la religion des Noirs du Brésil, l’ethnologue Roger Bastide écrivait :  » Là, en bas, dans le vallon d’un vert intense, entre les palmiers, les bananiers, les bois épais qui ont le nom de saints ou d’orixas, épées d’Ogum ou bois saint, tapis d’Oxala ou blessures de Saint Sébastien, le tam-tam des nègres pénètre par les oreilles par le nez et par la bouche, bat jusque dans l’estomac, impose son rythme au corps et à l’esprit.  » Et c’est pour dire, tout son livre en témoigne (il fut publié en 1978 en France aux éditions Pandora sous le titre Images du nordeste mystique en noir et blanc) la beauté et la richesse mystique de cette religion où l’on peut encore, des siècles après le déracinement,  » chercher, comme il l’écrit, les éléments originaux de telle ou telle ethnie, faire l’inventaire des différents héritages africains, voir ce qui vient des Yorubas ou des Dahoméens, ce qui est survivance des Fanti-Ashanti ou d’origine bantoue.  »
Humains niés
C’est qu’elle fut extraordinairement forte la capacité de résistance de ces hommes et de ces femmes arrachés aux leurs. Peut-être parce qu’extraordinairement cruel avait été l’arrachement. Et que, humains niés, ils avaient dû plus haut que d’autres affirmer leur humanité.  » Si le blues structure aussi parfaitement, en l’espace de douze mesures, l’expérience humaine de la séparation, c’est aussi qu’il est né sous le régime spécialement violent de cette épreuve qu’est l’esclavage. Le constat sans issue qu’il réitère constitue néanmoins à cet égard un progrès : la fermeture du blues est en même temps un acte de résistance et de liberté  » écrit Jacques Réda dans le numéro (août 1997) de la revue Europe  » Jazz et littérature « .
Quand vint le temps, et ce fut dans les années soixante, celles des indépendances africaines, celles de l’essor du mouvement noir aux Etats-Unis, d’un cinéma fait par des Africains, des Afro-américains, des Antillais, le temps où ils devinrent sujets de leur propre histoire, et non plus objets d’une histoire écrite-filmée par d’autres, des questions nouvelles allaient se poser. C’est qu’il ne s’agissait pas seulement de résister au jour le jour de la survie, mais tout à la fois de vivre au présent des luttes à mener et de renouer les fils rompus de l’histoire. Pas facile. Il revenait à Ousmane Sembène, Sénégalais et père du cinéma africain de pointer dès le début de ces années soixante cette contradiction, écrivant dans le numéro six de Aujourd’hui l’Afrique :  » Souvent on nous demande de faire des films où nous sommes vainqueurs, de nous tourner vers le passé africain, en montrant que nos ancêtres étaient ceci ou étaient cela ; c’est peut-être vrai, mais actuellement nous sommes contemporains d’une Afrique qui nous préoccupe davantage, elle et son avenir….  » On était au début des indépendances, et les pratiques qu’on allait très justement appeler néo-colonialistes, la soif de pouvoir de certains, la corruption, montraient assez que ses craintes étaient loin d’être sans fondement.
L’appel de l’Histoire
C’est vrai qu’il fallait parer au plus pressé et si des cinéastes noirs américains, de Charles Burnett et Melvin van Peebles à Spike Lee, s’immergeaient dans le présent de violence de leur pays, si Ousmane Sembène, jusqu’au Mandat (1968), plaçait l’action de ses films dans le Dakar contemporain, l’appel de l’Histoire devait être bientôt entendu. Par Sembène lui-même qui réalisait en 1971, Emitaï, sur une réquisition de riz et un massacre par l’armée française en pays diola dans les années quarante et, après un retour (Xala, 1974) sur la corruption des nouvelles bourgeoisies africaines, remontait plus haut encore dans le passé, avec Ceddo (1987), fable plongeant ses racines dans l’histoire des avancées de l’Islam et du christianisme en Afrique noire, et d’une résistance culturelle au sens le plus fort à ces tentatives de dépersonnalisation. Leçon pour aujourd’hui aussi, bien sûr. Ainsi se tissait le lien du passé au présent :  » Je conçois mes films, disait-il après Emitaï, comme des introductions à la compréhension d’un univers qu’il s’agit de transformer.  » (Entretien avec Guy Hennebelle, Ecran 76, n° 43). Et, à propos de Ceddo, au même interlocuteur :  » J’ai surtout voulu que ce soit un film de réflexion, afin que nous, Africains, ayons le courage d’essayer de réfléchir sur notre propre histoire et les éléments que nous avons reçus de l’extérieur, et que nous cessions de faire des films pour pleurer sur notre misère ou solliciter la condescendance des autres.  » (Cinémaction, n° 34).
Cinéma de la fierté revendiquée. En 1971, Melvin van Peebles tourne aux Etats-Unis, Sweet Sweetback’s Badass Song, chant pour un héros voyou et priapique, inversant dans une ravageuse joie de filmer la violence tous les clichés du  » nègre  » dans le cinéma américain. Dans un tout autre registre, mais avec le même désir de retrouver les sources de cette fierté, Haïlé Gerima, Ethiopien vivant aux Etats-Unis, fait de Mona-Shola, l’héroïne de son film Sankofa, un personnage double, tout à la fois jeune femme africaine-américaine  » libérée  » d’aujourd’hui et esclave dans une plantation de sucre au XVIIIe siècle, violée et humiliée par son maître. Thème voisin dans Daughters of the Dust (Filles de la poussière, 1991) de Julie Dash, descendante des  » Gullah « , esclaves africains sur les plantations des îles au large de la Georgie et de la Caroline du Sud qui fait se rencontrer dans l’espace de la fiction la grand-mère morte en esclavage et ses petites filles libres. Et ce n’est évidemment pas le seul fait du hasard si ce retour à l’histoire passe par les grands-mères ou les mères : ainsi, c’est à partir des souvenirs de sa mère que le Haïtien Raoul Peck retrouve l’histoire de Patrice Lumumba, héros de l’indépendance de l’ex-Congo belge pour son film Lumumba, la mort d’un prophète (1992). Par les femmes passe la mémoire, par elles se remonte la chaîne des générations. C’est peut-être l’une des leçons essentielles à lire dans ce trop fragmentaire survol d’un cinéma  » noir  » en quête de ses racines.
Réappropriation
Mais que l’histoire ne soit pas là que pour dispenser ses leçons, pour apprendre aux hommes d’aujourd’hui à affronter leur présent, c’était à un autre cinéaste d’Afrique, Souleymane Cissé, qu’il appartenait de le dire, avec Yeelen en 1987, parcours d’un jeune garçon vers la lumière de la connaissance, naissance d’un amour et d’un enfant qui sera meilleur que ses ancêtres, mais dans la voie même que ces ancêtres avaient ouverte, et non sur un chemin montré par d’autres. Yeelen en effet, qui, par des moyens proprement cinématographiques donnait la même évidence de réalité palpable au naturel et au surnaturel. C’est-à-dire à des phénomènes observables par les  » yeux de l’âme  » qui allaient de soi dans la culture bambara mais étaient considérés comme relevant d’une magie de primitifs par la culture blanche dominante. Ainsi le film relevait-il directement et non sans superbe le défi de ceux qui, pendant des siècles, au nom de leur Bible et de la malédiction lancée par leur Dieu contre les descendants de Cham, fils de Noé, qui peuplaient l’Afrique, ou plus prosaïquement au nom de leur raison et de leur supériorité matérielle, avaient nié cette culture  » de sauvages « . Tout ensemble spectacle à la hiératique beauté et questionnement philosophique sur le devenir humain, Yeelen reversait dans le patrimoine de l’humanité les leçons d’une très ancienne sagesse qu’elle n’avait avant lui ni su ni voulu entendre.  » L’Afrique, disait alors Souleymane Cissé, est riche d’un savoir qui peut faire avancer l’humanité.  » Et il ajoutait, dans un entretien avec Ignacio Ramonet pour Le Monde diplomatique (repris par Olivier Barlet dans son livre Les Cinémas d’Afrique noire : le regard en question, Ed. l’Harmattan) :  » avec l’arrivée des religions monothéistes, l’Afrique a enterré sa propre théorie de la connaissance. […] Notre identité et notre véritable indépendance ne peuvent exister sans une conception profonde, claire, historique de notre propre culture. La réponse ne peut venir d’une ethnologie essentiellement pratiquée par des étrangers, mais par l’apport créatif des artistes africains.  »
Racines / Arrachement / Réappropriation : Nianankoro, le gamin de Yeelen, pouvait passer à l’âge adulte. Et l’humanité peut-être avec lui.

///Article N° : 398

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