entretien de Wilfried Mwenye avec Feroméo, sculpture de la rouille et de la boue

L'univers sculptural camerounais à la croisée de la matière et des formes

Print Friendly, PDF & Email

On ne sait pas ce qu’il a pris à son Ouest originel pour donner à sa création une ligne si frappante et si différente. Depuis 1999, le brave garçon de Dschang expose ses tableaux et sculptures, il fait des résidences, des forums et des séminaires de création artistique. Les thèmes sont toujours les uns aussi puissants et suggestifs que les autres : essence, parcours initiatique, chiffres et symboles Bamiléké… Il a commencé à s’exposer à Dschang, s’en est suivi Douala, puis Nantes en 2001. Yaoundé est son atelier actuel où il vient d’exposer seize sculptures d’une nouveauté et d’une étrangeté qui réveillent chez les visiteurs des mondes inexplorés et des sentiments inconnus. « Il arrive qu’une idée devienne le centre de votre vie, sans que vous soyez lié à elle ni par le sang, ni par l’amour, mais simplement parce qu’elle vous tient la main, vous aide à marcher sur le fil de l’espoir, sur les lignes tremblantes de l’existence. C’est le cas de ‘Formes actuelles, formes plurielles’. Ces phrases suffisent à Féroméo pour désigner et présenter le fruit de son génie sculptural. Ses Formes actuelles, formes plurielles vous mettent tout de suite sous le choc. Les seize objets de la collection dessinent un bien curieux paysage à la fois effrayant, étrange et repoussant. Ce sont des formes enchevêtrées, figurant toutes des situations humaines, les unes aussi cabalistiques, cruelles et décharnées que les autres. Une exposition qui se déploie comme un pont entre deux saisons et en même temps comme une fracture : d’un côté, du manqué et de l’autre du décharné. Une sculpture frappée de rouille, de formes enchevêtrées ; un alliage de bois, de fer et d’objets récupérés qui ont subi la poigne d’un poinçon qui n’a nullement le souci d’arrondir les bords. Là, une roue de bicyclette rouillée (toujours cette marque de dégradation et du souillé) soutenue par des barres de fer à béton tout aussi passées au crible de la rouille, un joueur de tambour et d’autres formes jouant la comédie humaine, tous vidés de leur corps, qu’ils soient humains ou animaux, à la place, le fer et la boue ont pris place ; les vêtements seuls ont survécu, traces d’une humanité rivée à une inconsistance poignante . C’est l’être retourné au néant, qui redevient rien, c’est-à-dire forme vide, boue nausée. Cette perception plus que apocalyptique du réel est le résultat de mille étapes : la pre-résidence, les rencontres, les alliages, les formes momifiée, les techniques durcies et par assemblage. Mais c’est Féroméo qui a le fin mot qui explique cette sculpture qui vient froisser nos logiques : concernant le but ultime de ma vision singulière, j’affirme qu’à travers plusieurs synthèses, il faut amener chaque apparence accidentelle et fragile à une apparence typique, symbolique, universelle(…) J’ai développé dans ces sculptures l’extra précaire de l’humain. En attendant sa prochaine exposition qui s’appellera Les guerres du XXIe siècle.
Feroméo, comment arrives-tu aux arts plastiques ?
Après mon baccalauréat, j’avais souhaité m’inscrire à la section arts plastiques de l’université, mais mes parents s’y opposèrent fermement. C’est ainsi que je m’inscris en sciences physiques où, trois ans plus tard, j’eus des démêlés avec un de mes professeurs à l’université de Dschang. Contraint d’abandonner, je me consacrais désormais à la recherche et à la création artistique grâce au soutien des Français et des Américains. Ce qui me permit de faire mes premières expositions à Douala, Yaoundé…
Quel est l’apport de ta formation de physicien dans ton travail de création ?
Elle m’aide déjà dans la conception des pigments et autres accessoires utiles à mon œuvre de création.
Ton travail se caractérise par une profusion de matériaux. Pour lequel as-tu la préférence ?
Je n’ai pas de préférence pour un matériau donné. Le monde des arts plastiques est un univers coûteux ; alors, ma philosophie consiste à travailler avec les matériaux facilement transformables qui m’environnent.
Tu travailles en ce moment à Africréa dans le cadre d’une résidence d’étude et de création sur le thème « les guerres du vingt et unième siècle ». Qu’est-ce exactement ?
C’est un regroupement de cinq principaux thèmes, à savoir la mondialisation et son corollaire de pauvreté, capitalisme, sida, terrorisme, environnement, clonage.
Comment comptes-tu représenter ces concepts de manière plastiques ?
Je n’en sais rien. Au départ, j’avais le concept et les différentes sous-parties. C’est pourquoi c’est une résidence d’écriture et de création. Quand Mal Njam et moi avons décidé de nous lancer dans ce projet, nous nous sommes dits, de discussions en discussions, que le concept prendrait corps. J’utilise plusieurs techniques pour essayer de monter dans une sculpture plusieurs approches possibles qui peuvent plus ou moins être en relation avec les sous-thèmes. Je travaille suivant mon inspiration, suivant les lignes imagées de mes lectures, suivant l’inspiration de ce qui m’entoure, etc. J’espère pouvoir avoir au final un bon rendu.
Tu es en train de réaliser une sculpture dont on peut aisément distinguer les principales parties que sont la base qui figure un masque de bois, le tronc qui repose sur un livre et un rond qu’on assimilerait volontiers à la tête. Peux-tu nous la commenter ?
L’une des approches thématiques que j’ai abordées ici est le questionnement et la solution. Si vous observez bien la sculpture, vous verrez qu’elle est à la fois en forme de point d’interrogation et de clé. C’est l’épreuve à laquelle chacun de nous se confronte pour trouver une ou des solutions. Quant à moi, je l’exprime par la voie plastique, par l’art contemporain afin d’attirer l’attention des autres et de les pousser à la pensée. Il ne faut pas se borner à constater ce qui ne va pas ou à se plaindre. Face à une situation, que doit faire l’Humain ? Il doit chercher et trouver des clés, ce qui introduit à la dimension « solution ». Avant d’adopter une solution, il faut se demander : que sommes-nous ? Quel est notre fond culturel à nous, hommes du tiers-monde ? C’est pourquoi j’utilise le bois pour simuler un visage, au-dessus duquel je mets une accumulation de connaissances symbolisée par le livre. Sur le livre, figure un personnage qui porte en sa partie supérieure une boule qui, peut-être, va représenter un visage, ou une forme de visage, ou n’importe quoi. Mais à y prêter plus d’attention, on constate que ce dernier est beaucoup plus contemporain de notre époque, contrairement au visage de bois qui, lui, représente nos traditions, un fond de connaissances auquel on ajoute celui puisé dans les livres pour obtenir au final une somme de connaissances à même de nous apporter des solutions. Voilà un peu l’approche de cette sculpture.
Comment l’as-tu baptisée ?
Je ne sais pas, je n’ai pas encore trouvé de nom.
Tu viens de faire allusion à la sculpture contemporaine. Comment la caractérises-tu ?
Faut-il donner une caractéristique à la sculpture contemporaine ? Je ne pense pas. Que ce soit la peinture, la littérature, la pensée humaine dans tous les domaines est généralement la même et aujourd’hui, les gens conceptualisent tout en littérature. La sculpture autant que la peinture essaient de suivre la même voie. La sculpture contemporaine est pleine de formes, elle est très futuriste. Vous verrez des œuvres éclairées, d’autres avec un léger retour vers le figuratif. Il faut comprendre, le courant abstrait naît au lendemain de la deuxième guerre mondiale; du fait de sa brutalité, l’on ne trouve pas assez d’images figuratives pour relater en peinture et en sculpture ce que l’on a vu et vécu. A ce moment, l’on commence à représenter les choses de manière plus subtile, et variée. Il faut également relever que la période de la deuxième guerre mondiale a connu une forte implantation des européens en Afrique. Ces derniers vont beaucoup s’inspirer de l’art africain qui est énormément stylisé, et feront une synthèse avec leur propre art. Voilà les possibles entrées de l’art abstrait. Mais nous, nous sommes en train d’effectuer un retour, mais un retour qui se fait en fonction du fond culturel de la zone de tout un chacun. Ajoutées à cela, les diverses connaissances livresques sur l’évolution et l’histoire de l’art. La synthèse de tout cela s’efforce de donner des choses que nous vivons ici. Un art figuratif, par exemple, s’entremêle, s’enrichit de matériaux, de lignes, de couleurs qui sont propres à notre époque, à notre contexte socio-économique. Ce qui permet au comptempleur de se retrouver dans la dimension de maintenant par le biais à la fois des signes, formes et couleurs.
L’oeuvre que tu réalises présente quelques similitudes avec le travail de Soumegné. A t-il une influence sur toi, et, d’une manière générale, quelles sont tes influences ?
Tout le monde subit des influences. C’est à partir de diverses influences que l’on peut créer sa propre identité artistique. Tout à l’heure, tu as évoqué la sculpture de Soumegné, laquelle se situe globalement dans les sculptures par assemblage. Cependant, à y regarder de plus près, on se rend compte que la technique de Soumegné exploite des techniques de tapisseries et de tissage avec des fils de cuivre. J’aimerai parvenir à un stade où je ne signe plus mes oeuvres. Que ma technique seule tienne lieu de signature, c’est l’une des raisons qui m’amènent à travailler avec des variétés de matériaux.
Lors de ton exposition au CCF sur le thème « chiffres et symboles Bamiléké » Pascal Kenfack faisait remarquer des lacunes dans ta technique de création. Il attribue ces lacunes à une insuffisance d’enseignement en la matière ; et cette insuffisance, d’après lui, entrave la perspective du symbole, laquelle doit « aller loin et tendre vers l’essence qu’il est impossible à l’artiste de matérialiser. » Qu’en penses-tu ?
Les déclarations de Paul Kenfack m’ont permis de prendre conscience de mes limites. Mais sérieusement, je ne suis pas très d’accord avec cette façon de penser. Je ne suis pas d’accord à quel niveau ? « Chiffres et symboles » était-il un travail contemporain de notre époque ? Oui, et c’est cela ; pourquoi voudrait-on que je représente les choses telles qu’on les a déjà représentées ? Pour moi, le concept domine l’œuvre. Pascal aurait-il souhaité voir des trucs avec de la mystification pour comprendre que je suis allé en profondeur ? C’est la question que je me suis posée en lisant sa déclaration dans patrimoine n° 0032. aurait-il voulu que je déporte des objets pour qu’il comprenne que je suis allé en profondeur ? Non ! Moi je crois que « chiffres et symboles » visait à présenter l’état de la situation d’une certaine époque, le parcours des peuples qui sont aujourd’hui installés dans les hauts plateaux de l’Ouest ; et de montrer les rencontres effectuées dans leur cheminement tout en dégageant par une analyse comparée les rapports issus de ces rencontres. Pascal a dit ça parce qu’il n’a pas saisi le sens de ce que j’avais fait. Sa démarche aurait pu consister à relever les limites tout en apportant des lumières aux points d’ombres supposés ou réels, et cela aurait permis aux autres de savoir qu’il y avait d’autres dimensions à explorer.
Vos rencontres ultérieures avec Pascal Kenfack t’ont-elles apporté de nouveaux éclairages ?
Toutes les fois que l’on se rencontre, on aborde la question sous cet angle là. Est-ce qu’il m’apporte « de nouveaux éclairages » ? Pas vraiment. Lors de notre dernière rencontre chez lui, il me disait que la pratique des arts plastiques passe forcément par l’école. Je lui ai posé la question : quelle école? Voici ce qu’il m’a répondu – et je suis sur ce point d’accord avec lui : cela peut être l’école qui suit un cursus normal jusqu’aux études universitaires. Le second type d’enseignement passe par le terrain, c’est-à-dire en auto-dictate, en prenant la peine de fréquenter, de regarder faire les autres, en observant leur méthode de travail qui parfois, même s’ils l’ignorent, est scientifique par certains aspects. Et c’est le cas pour moi.
Ne trouves-tu pas osé d’enseigner les arts plastiques alors que toi-même tu ne t’y es pas soumis ?
Un enseignant pour moi, c’est quelqu’un qui a un fond de connaissances de base. Les écoles de formation n’apportent que la méthode pédagogique. Cependant, j’admets qu’en cela j’ai des lacunes, mais il faut dire que seule la culture du bon sens doit primer lorsqu’on s’engage à dispenser un savoir, et c’est cela qui permet d’obtenir des résultats satisfaisants.
La sculpture est-elle accessible au grand public camerounais ?
Oui, elle l’est.
Est-elle à la portée du pouvoir d’achat du camerounais ?
Si la question se situe au niveau du prix, c’est non ! La plupart du temps, l’on ne veut même pas se procurer un objet de sculpture ou de peinture. C’est pourquoi le marché de cet art est réservé aux gens de l’Europe. Il y a tout un travail d’éducation à faire. Dans notre système éducatif, quelle est la part réservée aux arts ? Il faudrait qu’on apprenne aux gens la nature de la forme et de la couleur. C’est à partir de cela qu’ils seront aptes à apprécier les œuvres d’art, et par conséquent, amenés à se procurer des objets d’art en personnes avisées, en personnes imprégnées de l’univers symbolique de l’art africain, et partant de l’art universel.
Que doivent faire les autorités pour combler ces lacunes ?
Elles doivent permettre à chaque individu affecté à une tâche de faire son art à son niveau, c’est-à-dire par exemple que l’enseignement de l’histoire du Cameroun doit s’enrichir de la dimension culturelle qui passe par les artistes plasticiens, par des professeurs en histoire de l’art sur des aspects tels que les couleurs, les symboles, etc. Il faut que la communauté scientifico-artistique se réunisse pour avoir un bon rendu. Pour ma part, les manuels scolaires devraient contenir au moins 50% de culturel. C’est notre culture, il ne faut pas qu’on nous en prive !
A quelles difficultés les plasticiens se heurtent-ils ?
Quand tu choisis d’être plasticien, ça veut dire que tu as choisi la porte de sortie.
Pour où ?
La porte de sortie du monde ! C’est un métier exigeant, un métier qui vous livre à une tension constante, c’est un métier qui demande beaucoup d’ouvertures à celui qui le pratique, il lui demande de se mêler aux aventures collectives. Le plasticien ne doit pas se laisser embrigader par le pouvoir de l’argent, au risque de troquer ses qualités d’artiste avec celles de commerçant. C’est un métier qui égare celui qui le choisit.
L’artiste plasticien vit-il de son travail au Cameroun ?
Lorsqu’on est artiste talentueux et découvert, on peut vivoter. Mais en vivre décemment, c’est peu sûr.
Jean Marie Ahanda, à l’occasion de l’exposition évoquée en début d’entretien, faisait savoir qu’il vaudrait mieux garder sa mystique plutôt que de la présenter aux gens. Quel est ton avis sur ce point ?
Je crois que c’est à cause du fait que les gens pensent comme lui que l’Afrique n’a pas évolué. Je crois qu’il n’a rien compris au travail que je présentais dans cette exposition qui visait simplement à montrer la dimension culturelle d’un peuple vivant sur les hautes terres du Cameroun. Qu’y a t-il de mystique dans le décryptage de la valeur symbolique des nombres, dans le décodage d’un langage idéographique? C’est la culture, ce sont des choses que les gens devraient connaître !
Quelle est la place de la mystique dans la création ?
Un créateur plasticien, musicien, poète… parce qu’il a un regard singulier, objectif pour lui et subjectif pour les autres, s’il peut voir un peu comme la vision mathématique, a déjà quelque chose de mystique. La mystique permet tout simplement d’être sensible aux choses que l’on rencontre, que l’on vit, et permet de les développer dans un moyen d’expression à l’instar de la sculpture, de la peinture, etc.

///Article N° : 4002

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire