Le témoignage du voyageur, la leçon de l’historien, la morale du traducteur : les Sauvages du Cap dans les traductions des chroniques et récits de voyage de la Renaissance

Université de Paris IV-Sorbonne(C.R.L.V.) / Middlebury College (Vermont)

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C’est sans doute parce que les navigateurs français se sont lancés après leurs voisins portugais, espagnols, italiens, anglais et allemands dans la conquête des horizons lointains que les curieux et les lettrés se sont tardivement intéressés aux récits de voyage (1). Entre la publication de la traduction française des Paesi novamente ritrovati de Fracanzano da Montalboddo, S’ensuyt le Nouveau Monde d’Emeric Vespucci en 1516, et la publication de la traduction partielle du premier volume des Navigationi et Viaggi de Giovanni Battista Ramusio, l’Historiale Description de l’Afrique en 1556, s’écoulent quarante années. C’est sous l’impulsion de voyageurs comme André Thevet et François de Villegagnon et grâce à l’engagement d’imprimeurs tels que Ambroise de La Porte, Michel de Vascosan, Michel Sonnius, Jean Temporal, Jean de Tournes et Jean d’Ongoys que sont publiées au cours de la seconde moitié du seizième siècle des traductions de récits de voyage, de chroniques et d’histoires qui vont connaître une assez remarquable fortune et parmi lesquelles figurent l’Histoire naturelle et generale des Indes, de Gonzalo Fernandez de Oviedo y Valdés, l’Historiale description de l’Ethiopie de Fernan Alvares, l’Histoire Generalle des Indes Occidentales et Terres neuves de Francisco Lopez de Gomara ou encore Les Voyages et Conquestes des Roys de Portugal es Indes d’Orient de Joachim de Centellas (2). Au crépuscule du seizième siècle, les traducteurs et imprimeurs délaissent les pérégrinations des Espagnols dans les Indes occidentales pour s’intéresser aux voyages des Portugais et des Hollandais dans les Indes orientales. Paraissent alors les traductions de plusieurs ouvrages faisant mention des populations des côtes méridionales et orientales africaines : l’Histoire de Portugal de Jerónimo Osório, le Journal du voyage de l’Inde orientale de l’auteur anonyme ayant participé à l’expédition de Cornelis de Houtman et la Navigation aux Indes orientales de Willem Lodewijckz. C’est parce que les descriptions qui sont livrées de ces populations sont éloquentes qu’elles intègrent l’imaginaire collectif des lettrés français (3) et inspirent notamment à Simon Goulart la morale de l’une des histoires de son Thresor d’histoires admirables et memorables de nostre temps […] à l’avènement du dix-septième siècle.
Les Éthiopiens vus par Francisco Alvares : la représentation des populations des côtes méridio-nales africaines dans l’Historiale description de l’Ethiopie
A l’instar de la Navigation de Jean d’Empoli insérée dans l’édition de l’Historiale Description de l’Afrique parue à Lyon chez Jean Temporal, la traduction partielle du premier livre des Navigationi et Viaggi de Giovanni Battista Ramusio, l’Historiale description de l’Ethiopie de Francisco Alvares, comporte une description extrêmement précise des habitants de la région du Cap de Bonne-Espérance (4). Comme Giovanni da Empoli, Francisco Alvares a séjourné sur les côtes méridionales africaines, suffisam-ment longtemps pour livrer de leurs populations un éloquent portrait, ainsi que l’atteste le soin qu’il accorde à la description de leurs vêtements, évoquant ces morceaux de peau que portent les hommes, qui « étans debout, leur couurent les parties honteuses » mais qui « quand ils sont assis, ou au vent, […] montrent ce que Nature méme s’efforce de couurir et cacher » et que portent également les femmes mariées bien qu’elles « lés portent plus cours : telement, ajoute-t-il, qu’elles montrent tout découvert. » Poursuivant sa description du costume des femmes africaines, c’est en ces termes qu’il décrit leur manteau : « Lés aucunes, écrit-il, portent quelques peaus de mouton sus le col, avec léqueles vienent à se couurir un coté du cors seulement : laissans l’autre à découvert » à l’instar des femmes plus âgées qui portent « des peaus de moutons attachees sur le col, qui leur viennent à couvrir un coté seulement. » (5) In fine, seules les femmes des « nobles et grans Seigneurs se couvrent entierment toutes les parties du cors. » Comme Balthasar Springer et Giovanni da Empoli, Francisco Alvares ne manque pas de livrer une éloquente description des poitrines des jeunes Africaines, les « Tetins » : « Lés jeunes, observe-t-il, vont mal en ordre, léquels étans paruenues en l’aage de vint, ou vint et cinq ans, se delectent à porter dés Tetins si lons, qu’il leur batent iusques sur la ceinture : reputans cela pour une chose qui lés embellit merueilleusement, et leur donne un grand lustre : ayant le cors découuert, et orné, de la ceinture en sus, de pâtenotres enfilees auec cordes. » La description des habitants d’Allago livrée par Balthasar Springer n’ayant pas été traduite en français et la description des habitants de la baie de Sainte-Biagie ne figurant que dans la volumineuse et onéreuse Historiale description de l’Afrique, rares sont les curieux et les érudits qui les ont lues et plus rares encore sans doute sont ceux qui se sont représentés ce à quoi pouvaient bien ressembler ces populations des côtes méridionales africaines. Ce n’est pas le cas de la description de Francisco Alvares. C’est sur cette description notamment que s’ap-puiera Chrétien des Croix lorsqu’il comparera les « Tetins » des femmes européennes aux « Tetins lons » des femmes cafres dans le quatrième acte de sa tragédie des Portugaiz Infortunez (6).
Un épisode tragique de la geste portugaise : le récit du massacre du vice-roi Francisco de Almeida et d’une soixantaine de ses hommes dans la traduction du De Rebus Emmanuellis Regis par Simon Goulart
C’est en 1581 que paraît chez Antoine Chuppin à Genève l’Histoire de Portugal, la traduction par Simon Goulart du De Rebus Emmanuellis Regis de Jerónimo Osório (7). L’Histoire de Portugal est moins – conformément aux usages de l’époque – une traduction littérale qu’une adaptation augmentée et glosée. C’est la raison pour laquelle dans son « Discours au lecteur du fruict qu’on peut recueillir de la lecture de cette histoire de Portugal » Simon Goulart juge son œuvre moins en traducteur qu’en moraliste et que dans ses traductions il accorde à la providence divine une importance capitale. Les histoires qu’il donne à lire sont d’abord des histoires édifiantes. Les hommes doivent les lire dans le but de corriger leurs fautes et de devenir meilleurs. « Or les histoires, en la plupart de ce qu’elles contienent, note-t-il, ne sont sinon des miroirs bien polis qui monstrent, par les divers exemples que nous y lisons, plusieurs evidens tesmoignages de ceste sagesse & loy de Dieu, au gouvernement des estats du monde, & en la vie des grands & des petis. Quand nous y voyons les meschantes resolutions & executions suivies de grands malheurs, au contraire la pieté, la iustice brief les vertus recompensees & favorisees de benedictions & assistances de Dieu, cela touche & es-meut, beaucoup plus nos cœurs à aimer le bien, & hair le mal, que si nous n’avions que les simples commandemens ou defenses. » (8). Aussi est-ce en ces termes peu amènes que Simon Goulart décrit les sauvages de la baie de São Brás dans la traduction qu’il livre de l’épisode du massacre du vice-roi Francisco de Almeida et de ses hommes :
« Ce sont gens noirs, écrit-il, portans les cheveux crespes & comme bruslez à la façon des autres Ethiopiens, de laid visage, & monstrans en guerre une trongne estrangement farouche, afin d’estre plus redoutez. Alors aussi par leur regard cruel, par contenances effroyables & hurlemens entremeslez de divers tons ils taschoyent à se faire craindre, comme de fait les Portugallois estonnez de chose non iamais veue comencerent à reculer, & se retirent vers Almeide qui marchoit vers le village avec la banniere royale desployee. »
Francisco de Almeida a été un grand capitaine et Simon Goulart ne manque pas de faire son éloge en retraçant les hauts faits qui ont scellé sa renommée. Mais la vérité est là et elle est implacable. Bien que casqués, cuirassés et armés d’épées, les vaillants soldats portugais ont été défaits par d’infâmes sauvages, laids, nus, et armés de simples bâtons :
« Ainsi donc, écrit Simon Goulart, [Francisco de Almeida] fut rudement chastié de sa legereté, & cest exemple aprend chascun de considerer sa foiblesse, à ce que l’on ne s’appuye par trop sur la felicité presente, veu qu’on apperçoit celui qui avoit acquis tant de renom par la prouesse en la guerre de Grenade, qui avoit mis en deroute tant d’armées d’Indiens, qui avoit afoibli & brisé la puissance de Campson Sultan d’Egypte, qui avoit brisé tant de Rois, estre occis & foulé aux pieds par une poignee de barbares non exercez aux armes ni à discipline quelconque, desarmez, nuds, & approchans du naturel des bestes farouches. » (9)
Alors que Jerónimo Osório décrit avec force détails la sauvagerie avec laquelle les noirs se sont acharnés sur ses compatriotes pour exciper de l’ampleur du massacre, Simon Goulart apprécie l’exemplarité du châtiment divin : « On a estimé, écrit-il, qu’ils avoient été punis de ceste sorte par un iuste iugement de Dieu, pour ce qu’ils s’estoient monstrez trop insolens en prosperité, & n’avoient pas tousiours tenu mesure apres leurs victoires, ains s’estoyent parfois diffamez de cruauté à l’endroit des vaincus. » L’historien s’adresse au public portugais et le traducteur au public français ; c’est la raison pour laquelle le premier célèbre ses compatriotes tandis que le second les avertit. C’est un avertissement plus menaçant que le Genie du Cap de Bonne Espe-rance adressera aux Européens venus piller les richesses des Indes, dans le « Prologue » des Portu-gaiz Infortunez, de Nicolas Chrétien des Croix. Mais cet avertissement demeurera lettre morte (10).
Splendeurs et misères des Portugais : l’histoire tragique de Manuel de Sousa Sepúlveda dans le Thresor de Simon Goulart
Après avoir fait paraître en 1581 une traduction du De Rebus Emmanuellis Regis de Jerónimo Osório « en vingt livres, dont les douze premiers sont traduits du latin de Ierosme Osorius, Evesque de Sylves en Algarve, les huit suivans prins de Lopez de Castagnede et d’autres historiens », Simon Goulart fait imprimer en 1610 les deux volumes de son Thresor d’histoires admirables et memorables de nostre temps (11) inspirées des Histoires prodigieuses de Pierre Boistuau (12). Édifier le lecteur : tel est assurément le dessein qu’il poursuit en livrant à ces misérables pécheurs que sont ses contemporains ces histoires « recueillies de plusieurs Autheurs, Memoires, & Auis de diuers endroits » (13). Ainsi qu’il le stipule dans son « Advertissement au Lecteur debonnaire », si ses histoires sont « Admirables » c’est « à cause que les raisons d’vne grand’part d’icelles sont fort eslongnees de [son]apprehension, & qu’il y a du miracle. » Si elles sont « Memorables » c’est « pour le contentement, l’instruction, & les consolations que les bonnes & paisibles ames en pourront recueillir. » Chaque histoire est donc destinée à conduire le lecteur à révérer Dieu « en la voye de ses iugemens & misericordes. » Le chapitre que Simon Goulart consacre aux Naufrages est particulièrement bien étoffé. Les sources alléguées indiquent que le compilateur a puisé une importante partie de son information dans la traduction qu’il a procurée de l’Histoire de Portugal de Jerónimo Osório. Après avoir évoqué le naufrage de « Pierre Alvares Capral » en 1501 (Osorius au 2. liu. de l’hist. de Portugal sect.16.), du « Capitaine Aquilaire » au large des côtes de Mozambique en 1508 (Osorius au 5. liu. sect.2.), d' »Alfonse Norogne » en la côte de Cambaie (Osorius au 3. liu. sect.4.), d' »Alphonse de Albuquerque » au large de Sumatra en 1511 (Osorius au 8. liu. sect.9.), d' »Alvares de Castre » dans la mer d’Ara-bie en 1517 (Au liu.II sect.3.), d' »Edouard Ataide » à « Mazcate » en 1521 (liu.13 de l’histoire de Portugal. sect.12.), de « Pierre de Castre » en 1521 au large de Goa (Au mesme liu. sect.19.), d' »Antoine Tavare » à Bandan (Au mesme liu.), Simon Goulart consacre plusieurs lignes au récit du naufrage de la flotte de « Nugnez de Cugne » en 1528. L’épi-sode est éminemment tragique : les naufrages succèdent aux naufrages : « Un autre vaisseau du capitaine Sylveire, écrit-il, cinglant d’autre vent que la flotte, alla surgir au long de Sofala, où il trouva de la vase qui l’arresta, & les soldats voulans prendre terre furent taillez en pieces par certains Mores, qui les attendoyent à la descente. Le Capi-taine Saldagne se rendit au port de Batticala, ayant perdu soixante hommes, morts de disette & de maladies. Azambuge fit naufrage au bord d’vne islette, pres de Mozambique, mais les persones se sauverent, ayans perdu le nauire, son equipage, leurs hardes & voiles. Quant au viceroy, comme il faisoit aiguade au port de S. Iaques, pres de l’Isle de S.Laurent, suruint une tourmente qui fit eschoüer sa nauire, tellement qu’elle peut, exceptez les gens, qui furent recueillis en deux autres navires. (Au 18. liu. sect.19.) » C’est dans ce chapitre qu’il consacre aux « Naufrages » que Simon Goulart fait une brè-ve allusion aux nègres de la côtes orientales africaines, les Cafres auxquels Manuel de Sousa Sepúlveda, les siens et les autres naufragés du galion se sont trouvés confrontés.
« Ces miserables reschappez de la mer, écrit Goulart, furent tot apres acueilles de nouueaux malheurs : car ils tomberent entre les mains de Mores, qui les despouillerent tout nuds. & force leur fut de marcher quelques jours desnuez de tous moyens iusques à ce qu’ils gagnerent certain endroit, où le facteur du Prince de Mozambique & de Sofala demeuroit, lequel les ayant vn peu racommodez les fit conduire en Mozambique, pour gaigner de là quelque port en l’Inde Orientale. Où depuis i’ay conversé familierement auec quelques vns d’entre eux, qui m’ont raconté fort amplement ce qui est comprins ici dessus en peu de paroles. Il n’eschappa dedans les deux esquifs, pour gaigner terre, que soicante hommes, encore en mourut-il de faim puis apres une partie. Tellement que la folie d’vn pilote fit perdre la vie à cinq cens personnes. »  (14)
Paradoxalement ce ne sont pas les mœurs abjectes des sauvages qui doivent édifier le lecteur – lesquelles ne sont pas même évoquées –, mais la démesure et l’orgueil des Portugais. C’est parce que ceux-ci ont agi en maîtres et qu’ils ont ignoré la toute-puissance divine que le Seigneur les a incontinent châtiés. La morale de cette histoire n’est pas sans rappeler les quelques mots sur lesquels Simon Goulart clôt son « Advertissement au Lecteur debonnaire » et qui semblent plus particulièrement être adressés aux capitaines français, aucun naufrage de navire français n’étant évoqué : « Craignez Dieu, gardez ses commandemens : voila le sort de l’homme. Car Dieu amenera toute œuvre en iugement, touchant tout ce qui est caché, soit bien, soit mal. indice. » (15) La mise en garde est sans nulle équivoque. Le « Lecteur debonnaire » est averti. Le « Capitaine » aussi.
Le Hollandais et le Sauvage : le portrait du Sauvage du Cap de Bonne-Espérance dans les traductions des relations de Cornelis de Houtman
C’est à la toute fin du seizième siècle et à l’avènement du dix-septième siècle que sont imprimées, à Paris chez Adrian Périer, à Middelburgh chez Barent Langenes et à Amsterdam chez Cornille Nicolas, les traductions en français de trois relations se rap-portant à l’expédition conduite dans les Indes orientales par Cornelis de Houtman : la relation anonyme du Journal du voyage de l’Inde orientale, l’Histoire de la navigation de Jean Hughes de Linscot Hollandois […] de Jan Huyghen van Linschoten et la Naviga-tion aux Indes orientales de Willem Lodewijckz (16). Ces trois récits ont en commun de comporter chacun un portrait plus ou moins circonstancié des habitants de la région du Cap. C’est sans nul doute dans l’Histoire de la navigation de Jean Hughes de Linscot Hollandois […] que figure la description la plus générale des sauvages qui la peuplent :
« Ceux qui habitent depuis Mozambicque iusques au cap de Bonne Esperance, écrit Jan Huyghen van Linschoten, confondant les sauvages des confins africains avec ceux qui peuplent toute la côte orientale africaine, n’ayant nulle communication avec les Mahometans, retiennent encore leurs anciennes mœurs car ils sont tout barbares & sauvages, plus semblables aux bestes qu’aux hommes, sans loy & sans cognoissance de Dieu. »
Jan Huyghen van Linschoten mêle dans sa description les populations des côtes occidentales africaines, celles des côtes méridionales, celles des côtes orientales, celles de la péninsule arabe et celles de Madagascar. C’est la raison pour laquelle elle est plutôt con-fuse bien que les éléments qu’il a consignés rendent compte de manière assez juste de la perception de ces populations par les équipages européens faisant route pour les Indes.
« Les Negres naturels du pays, note-t-il, sont de mesme couleur que ceux qui habitent les environs du Cap verd, en l’Isle S. Thomas, & par toute l’Ethiopie. Ils obeissent aux Portugais. Quelques uns d’eux sont de la secte de Mahometh, ayants esté gagnez par le commerce qu’ils ont avec les Turcs es environs de la mer rouge devant la venue des Portugais, comme encores aujourd’hui le long de la coste qui tend vers la mer rouge il y en a beaucoup de ceste secte. Mais ceux qui habitent depuis Mozambicque iusques au cap de Bonne Esperance n’ayant nulle communication avec les Mahometans, retiennent encore leurs anciennes mœurs car ils sont tout barbares & sauvages, plus semblables aux bestes qu’aux hommes, sans loy & sans cognoissance de Dieu. Quant aux Insulaires outre les Mahométistes il y en a quelques-uns qui sont Chrestiens, & autres Payens. Ils vont tous nuds, les hommes n’ont que le bout de leurs parties honteuses couvert d’un linge. Les femmes ont la moitie du corps couverte d’un gros drap de coton depuis la poictrine iusques à mi cuisse. Quant à ceux qui demeurent en terre ferme ils vont entierement nuds, ayants à peine leur vergogne couverte. »  (17)
Si la description que Jan Huyghen Van Linschoten livre des sauvages des confins africains est laconique, le portrait que Willem Lodewijcksz brosse des habitants du Cap est exhaustif :
« Ceux-ci, écrit-il au sujet des habitants de la région du Cap, sont gens de stature un peu plus courte, que ceux de nostre pays, de couleur brune & rosset ; mais l’un plus brun que l’autre : sont nuds, portans une peau de beuf taillee en rond a la façon d’un manteau, & le poil contre leur corps ; avec une ceinture large de la mesme, ceincts au milieu du corps, l’un bout pendant devant la partie honteuse. […] Toujours estoient puants parce que toujours se frottent de graisse & oing. […] Quand avions tué quelque beuf, ils demanderent les entrailles et les boyaux, & les mangeoyent tout cru en ayans otté la principale fiente […]. »
C’est avec force détails que Willem Lodewijcksz décrit les vêtements et parures des habitants du Cap de Bonne-Espérance. « Aucuns portent planchettes de bois, au lieu de souliers, écrit-il. Leurs ornemens sont bracelets d’yvoir, ou de cuyvre rouge, coquilles polies, & aucuns annelets d’or en leurs doigts ; chapelets d’os, ou de bois, & diverses marques empraintes d’un fer chaud en leur corps. » (18) Des portraits insérés dans les trois relations se rapportant au voyage de Cornelis de Houtman, celui-ci est assurément le plus détaillé. Mais des trois portraits, celui qui est le plus féroce, et qui contient une partie des traits qui contribueront à fixer le portrait du Sauvage du Cap au cours du premier tiers du dix-septième siècle, est sans aucun doute celui que s’est appliqué à brosser l’auteur anonyme du Journal du voyage de l’Inde orientale […] :
« C’est un peuple, écrit-il, richement difforme et laid de visaige: quand ils parlent, ils glossent de la bou-che comme cocqs de guinee: leur accoutrement est un peau fait comme vn manteau, couvrant la partie superieure du corps, et puent contre vent loin vne brassee: la partie inferieure du corps, n’a aucun ves-tement, si non la queue de quelque beste, qui couvre la partie honteuse. […] Aucuns estoient ornés de bracelets d’ivoire. Ce peuple sembloit estre tout saulvaige, et a nostre advis mangeurs de chair humaine crue: tripes et boyaux mangeoient ils tirees de la beste, sans les laver ou nettoyer, comme les chiens. » (19)
Le portrait brossé par l’auteur anonyme du Journal du voyage de l’Inde orientale reprend et amplifie toutes ces représentations que les marins véhiculent oralement depuis des années et qui appartiennent à leur imaginaire collectif. C’est précisément parce que ces êtres diffèrent de ceux qui évoluent sur les côtes occidentales ou orientales de l’Afrique que les auteurs de ces récits commencent à établir entre eux une distinction assez nette. S’il livre une description plutôt confuse des habitants peuplant la région du Cap, Jan Huyghen van Linschoten brosse un por-trait extrêmement détaillé des « Negres de Mozambique qu’ils [les Portugais]appellent Caffres. »
« Les Negres appelez Caffres, qui habitent le royaume de Mozambique, & les terres de dedans l’Ethiopie jusques au Cap de Bonne Esperance, vont coustumierement tous nuds, combien que les femmes d’autour de Moszambique par le moyen de la hantise des Portugais se couvrent en partie le corps, recouvrant des Indes du coton & du linge pour de l’or, de l’yvoire & autres denrées. Les autres vont entierment nuds comme ils sont venus au monde. Ils sont de couleur noire comme poix, les cheveux crespus & adjustes, la barbe rare, le nez plat & large, les levres grandes et grosses, ayants la face pertuisee en quelques endroits de playes qu’ils se sont faites, lesquelles ils remplissent d’yvoire ce qui leur semble fort beau. Ils usent aussi d’un fer tout ardent pour faire des rayes et des trous sur leur corps, & marquent leur peau de picqueures, comme on fait par de çà des ouvrages à l’esguilla sur les accoustrements. Et tiennent cela pour un bel ornement, & font peu d’estime de nos corps qui sont de couleur blanche & couverts, d’accoustremens les reputans semblables à des monstres. Et pourtant ils tiennent la represen-tation d’un homme blanc qui est vestu pour la figure d’un Demon ou phantosme. Il y en a aucuns d’entre eux qui se liment les dents & se les font pointues pour une grande beauté. Ils ont de long temps cette opinion, que les Negres sont les plus excellents hommes du monde en forme, en couleur & en façon de vivre. » (20)
Difformes, laids, sales, anthropophages, bestiaux… Les habitants de la région du Cap cumulent les vices et les dérèglements. Ils sont en passe de devenir les « Sauvages du Cap ». Les nègres qui peuplent la région qui s’étend du Cap au royaume de Mozambique sont des « Infidèles ». Aussi est-ce la raison pour laquelle les Portugais, à la suite des Arabes, les nomment les « Caffres ». Via ces processus de fixation du nom, le portrait des populations des côtes méridionales et orientales africaines commence à se fixer lentement dans l’imaginaire collectif européen.
La révolution culturelle amorcée à la fin du règne de François Ier se poursuit sous les règnes de ses successeurs, Henri II, Henri III et Henri IV, avec la publication par de nombreux imprimeurs établis dans la capitale ou en province d’ouvrages consacrés aux expéditions menées par les Portugais, les Espagnols et les Hollandais dans les Indes occidentales et orientales : lettres, chroniques, relations de voyage… Après s’être long-temps désintéressés des horizons lointains, longtemps tournés en direction de l’empire ottoman, les imprimeurs s’ouvrent aux auteurs étrangers. Ils les font traduire et découvrir à un public de curieux et d’érudits qui se révèle être féru de leurs ouvrages. Au tournant des seizième et dix-septième siècles sont donc imprimés et réimprimés en français les traduc-tions de plusieurs ouvrages contenant des descriptions circonstanciées des populations des côtes méridionales africaines ou faisant mention des populations des côtes orientales africaines : les traductions des ouvrages de Fernan Alvares, de Jerónimo Osório, de Jan Huyghen van Linschoten, de Willem Lodewijcksz… Ces traductions, impressions, réimpressions ne sont pas étrangères à l’entrée de ces populations sur la scène littéraire française. C’est en effet dans l’Historiale description de l’Ethiopie de Fernan Alvares, l’Histoire generalle des Indes de Jerónimo Osório et le Thresor d’histoires admirables et memorables de Simon Goulart que l’auteur tragique argentenois Nicolas Chretien des Croix va trouver le cadre, l’argument et les personnages de ses Portugaiz Infortunez.

1. « Légendaire, le propos attribué à François Ier demandant communication de la clause du testament d’Adam l’excluant du partage du monde correspond à une réalité, écrivent Michel Mollat du Jourdin et Jacques Habert. La France s’était laissé distancer. Le Portugal avait eu Bartolomeu Dias et Vasco de Gama ; l’Espagne, Colomb et Magellan ; l’Angle-terre, l’Italien Cabot. Les Français, eux, individualistes comme à l’accoutumée, avaient bien effectué, avec Gonneville, un voyage « de curiosité » au Brésil en 1503-1504, et, depuis le début du XVIe siècle, prenaient peu à peu l’habitude, en Bretagne et en Normandie, d’aller annuellement pêcher la morue à Terre-Neuve. Mais d’expédition officielle et de prise de possession outre-mer, aucune. » Michel Mollat du Jourdin et Jacques Habert, « Préliminaire » [in]Giovanni et Girolamo Verrazano navigateurs de François Ier, Paris, Impri-merie Nationale, 1982, « Voyages et découvertes », p.ix. Sur les voyages de découverte fran-çais et leur réception : Fernand Braudel, dir., Le Monde de Jacques Cartier. L’aventure au XVIe siècle, Paris / Montréal, Berger-Levrault / Libre-Expression, 1984, Frank Lestringant, Le Huguenot et le sauvage. L’Amérique et la controverse coloniale, en France, au temps des Guerres de Religion (1555-1589), Paris, Aux Amateurs de Livres, 1990, « Littérature des voyages » et Marie-Christine Gomez-Géraud, Ecrire le voyage au XVIe siècle en France, Paris, Presses Universitaires de France, 2000, « Etudes littéraires / Recto-verso », p.21-29.
2. Gonzalo Fernandez de Oviedo y Valdés, Histoire Generalle des Indes Occidentales et Terres neuves, isles et terre ferme de la grand mer oceane, traduicte de castillan en françois [par Jean Poleur], Paris, Michel de Vascosan, 1555 ; Fernan Alvares, Historiale description de l’Ethiopie, Anvers, Jean Bellere, 1558 ; Francisco Lopez de Gomara, Histoire Generalle des Indes Occidentales et Terres neuves, qui jusques à présent ont esté descouvertes, traduite en françois par M. Fumée Sieur de Marly le Chastel, Paris, Michel Sonnius, 1568 ; Joachim de Centellas, Les Voyages et Conquestes des Roys de Portugal es Indes d’Orient, Ethiopie, Mauritanie d’Afrique et Europe. Avec l’origine, suc-cession et descente de leurs Maisons, jusques au Sereniss. Sebastian […], Paris, Jean d’Ongoys, 1578.
3. Jerónimo Osório da Fonseca, Histoire de Portugal, contenant les entreprises, navigations, et gestes memorables des portugallois, tant en la conqueste des Indes Orientales par eux descouvertes, qu’ès guerres d’Afrique et autres exploits, depuis l’an mil quatre cens nonante six, jusques à l’an mil cinq cens septante huit, sous Emmanuel premier, Jean troi-siesme, et Sebastian premier du nom. Comprinse en vingt livres, dont les douze premiers sont traduits du latin de Ierosme Osorius, Evesque de Sylves en Algarve, les huit suivans prins de Lopez de Castagnede et d’autres historiens. Nouvellement mise en François par S[imon]G[oulart][de]S[enlis]. Avec un discours du fruit qu’on peut recueillir de la lecture de ceste histoire, et ample Indice des matieres principales y contenues, s.l. [Genève], François Estienne pour Antoine Chuppin, 1581 ; Anonyme, Journal du voyage de l’Inde orientale […], Middelburg, Barent Langenes, 1598 ; Willem Lodewijckz, Premier livre de l’histoire de la navigation aux Indes orientales […], Amsterdam, Cornille Nicolas, 1598. Ce dernier ouvrage sera réédité en 1610, un an avant la parution de la relation de Pyrard de Laval.
4. Francisco Alvares, Historiale description de l’Ethiopie contenant vraye relation des terres, & païs du grand Roy, et Empereur Prete Ian, l’assiette de ses royaumes et provinces, leurs coutumes, loix, & religion, avec les pourtraits de leurs temples & autres singularitez, cy de-vant non cogneues […], Anvers, Iehan Bellere, 1558.
5. Francisco Alvares, Historiale description de l’Ethiopie […], op.cit., p.102. Iehan Bellere fait son éloge dans sa dédicace. Iehan Bellere, « Au tres vertueux Signeur, Monsigneur Balthasar Schetz » [in]Francisco Alvares, Historiale description de l’Ethiopie […], op.cit., f.1 r°-4 v°.
6. « C’est là, écrit Alexander Maynor Hardee, que Chrétien a sans doute trouvé l’image des « Tetins lons » qu’il fait exprimer par la reine Melinde dans l’acte IIII, si ce n’est chez Lopez de Gomara qui, parlant des femmes mexicaines dans son Histoire Générale des Indes occidentales, observe que : « Elles ont les mammelles grandes, et si longues que par dessus leurs espaulles elles donnent à teter à leurs enfans » (II, ch.84, p.170 v°-171). Il est vrai, ajoute-t-il, qu’il aurait pu lire la paraphrase de Gomara chez Montaigne (II, 12, p.462), mais l’image exclusivement esthétique, et non utilitaire , telle que Chrétien la présente, n’existe que chez Alvares. » Alexander Maynor Hardee, « Introduction » [in]Nicolas-Chrétien des Croix, Les Portugaiz Infortunez, op.cit., p.13-14. La diversité des seins renvoie à celle des corps féminins et plus généralement à la diversité humaine. Sur ce point : Christian Biet et Sylvie Requemora, « L’Afrique à l’envers ou l’endroit des Cafres. Tragédie et récit de voyage au XVIIe siècle », communication présentée le 16 mars 2002 à l’Université de Tunis La Manouba, lors du colloque du Centre international de Rencontres sur le XVIIe siècle (CIR 17) L’Afrique au XVIIe siècle. Mythes et réalités organisé par Alia Baccar.
7. Jerónimo Osório, De Rebus Emmanuellis regis Lusitaniae inuictissimi uirtute et auspicio gestis libri duodecim […], Olysipone, Antonium Gondisalum Typographum, 1571. Trad. fr. : Jeronymo Osório da Fonseca, Histoire de Portugal, contenant les entreprises, navi-gations, et gestes memorables des Portugallois […], op.cit. L’ouvrage fait l’objet d’une seconde édition, au format réduit et expurgée du Livre XX à Paris, chez Pierre Chevillot, en 1581, et d’une autre édition, également expurgée, à Paris toujours, chez Georges de La Noue, également en 1581. Cette dernière édition est réimprimée à Paris, chez Abel Lange-lier, en 1587. Sont émises la même année d’autres éditions chez Nicolas Bonnefons, Guillaume Chaudière, Jean Houzé, Georges de La Noue, François Le Mangnier… Autant d’éditions qui attestent de l’immense succès rencontré par la traduction de Goulart. Sur ces diverses éditions : Frank Lestringant, Le Huguenot et le sauvage. L’Amérique et la controverse coloniale, en France, au temps des Guerres de Religion (1555-1589), op.cit., p.329-330.
8. « C’est donc chose profitable en la lecture de l’histoire, poursuit-il, d’appliquer les exemples qui nous y sont descrits aux reigles de la vie humaine, dont la premiere est, que nous tenions pour resolu que Dieu est auteur des legitimes vocations, qu’il maintient le monde, est tout puissant & iuste, demande qu’on le craigne & honore, & recompense les serviteurs : qu’il hait & punit l’impieté, l’iniuste violence, la tyrannie, l’orgueil, les larre-cins, meurtres, paillardises & autres telles meschancetez : & qu’apres avoir supporté ceux qui le mesprisent il les frappe tant plus rudement. » Simon Goulart, « Discours au lecteur du fruict qu’on peut recueillir de la lecture de cette histoire de Portugal » [in]Jeronymo Osório da Fonseca, Histoire de Portugal […], op.cit., f°111 r°-v°. Sur le genre des histoires mémorables et admirables : Dominique Lanni, « L’émergence d’une altérité. Les représentations des populations des côtes méridionales africaines dans les récits de voyage et les livres savants au seizième siècle », conférence donnée le 19 novembre 2002 à l’Université de Paris-Sorbonne, dans le cadre du séminaire Relations savantes : voyages et discours scientifique à l’Âge classique organisé par François Moureau. En ligne sur l’Encyclopédie sonore du site du Centre de Recherches sur la Littérature des Voyages (C.R.L.V.) : www.crlv.org.
9. « Soixante cinq Portugallois furent tuez en ceste malheureuse rencontre, poursuit plus loin laconiquement Simon Goulart, entre lesquels y avoit onze capitaines, gens de fait, & bien exercez aux affaires de la guerre, lesquels ayans en despit des feux, des glaives, des bales, flesches &infinis coups de trait, passé hardiment sur le ventre d’un million d’ennemis, sur lesquels ils avoient obtenu des victoires fort remarquables, furent lors tuez & despouillez par une bande d’homes desarmez & nuds […]. » Jeronymo Osório da Fonseca, Histoire de Portugal […], op.cit., f°244 v°.
10. Nicolas Chrétien des Croix, « Prologue », Les Portugaiz Infortunez [in]Les Tragedies de N. Chrestien Sievr des Croix Argentenois, Rouen, Theodore Reinsart, 1608. Rééd. : Nicolas-Chrétien Des Croix, « Prologue » [in]Les Portugaiz Infortunez, Genève, Droz, 1991, « Textes littéraires français ». Édition avec introduction et notes par Alexander Maynor Hardee, v.63-86.
11. Thresor d’histoires admirables et memorables de nostre temps. Recueillies de plusieurs Autheurs, memoires […], mises en lumiere par Simon Goulart, Cologni [sic], Paul Marceau, 1610. Rééd. : Cologni [sic], Paul Marceau, 1610-1614 ; Genève, Samuel Crespin, 1620 et Deuxiesme volume des Histoires admirables et mémorables […], Genève, Samuel Crespin, 1628.
12. Histoires prodigieuses extraictes de plusieurs fameux autheurs, Grecs & Latins, sacrez & profanes, divisees en cinq Liures. Le premier par P. Boistuau : Le second par C. de Tesserant : le troisiesme par F. de Belleforest : Le quatriesme par Rod. Hoyer : & le cinquiesme traduit de nouveau par F. de Belleforest. Nouvellement augmentées de plusieurs Histoires, enrichies de leurs effigies outre les precedentes impressions, Anvers, Guislain Janssens, 1594. Frédéric Deloffre, Jean-Pierre Seguin et Jean Céard l’ont montré dans leurs travaux : la veine des histoires prodigieuses s’est poursuivie avec la publication des canards. Anonymes, ces publications connaissent un succès croissant au tournant des seizième et dix-septième siècles (enfantements monstrueux, catastrophes naturelles, morts prodigieuses, discours diaboliques, advenus dans les villes d’Auxerre, Angers, Tours, Troyes, Venise, Milan ou chez les Turcs…). Frédéric Deloffre, La Nouvelle en France à l’âge classique, Paris, Didier, 1967 ; Jean-Pierre Seguin, L’Information en France de Louis XII à Henri II, Genève, Droz, 1964 et L’Information en France avant le périodique : 517 canards imprimés entre 1529 et 1631, Paris, Maisonneuve et Larose, 1964 ; Jean Céard, La Nature et ses prodiges. L’Insolite au XVIe siècle, Genève, Droz, 1977, « Travaux d’Humanisme et de Renaissance. » Rééd. : Genève, Droz, 1996, « Titre courant ».
13. « L’histoire de nostre temps, écrit Simon Goulart dans son « Advertissement au Lecteur debonnaire », est un abregé de toutes les merueilles des siecles passez, ne me sachez point mauuais gré si j’ai désiré vous en presenter quelques eschantillons, pour resveiller vostre pensée. Quand vous aurez veu la suite, s’il vous souvient de choses dignes d’estre ramentues à nostre posterité, surmontez nostre exemple. Ce vous sera chose aisee. Ie vous y convie & adiure. Dieu ne peut estre trop reconu ni reveré de nous en la voye de ses iugemens & misericordes. Ceux qui peuvent le faire d’un plus haut stile, ne desdaigneront ma foible affection. Quant aux autres qui ne peuvent ou ne veulent rien faire que censurer & inuectiuer, ie leur souhaite droite science & conscience. A la miene volonté qu’en ce nouveau siecle Dieu suscite des personnages, qui en diuers lieux soyent soigneux de marquer en Diaires & Annales, tout ce que nous voyons digne d’estre reser-vé pour l’enseignement de nos successeurs. Ie n’ay point voulu rehausser de couleurs les simples histoires que ie vous presente. Comme aux bons estomacs il ne faut point de saupicquets ; les esprits robustes aussi se contentent de lecture simple, laquelle ils ruminent, pour la convertir en substance vivifiante. Le but de ce recueil & des suivans sera, Craignez Dieu, gardez ses com-mandemens : voila le sort de l’homme. Car Dieu amenera toute oeuvre en iugement, touchant tout ce qui est caché, soit bien, soit mal. indice. » Simon Goulart, « Advertissement au Lecteur debonnaire » [in]Thresor d’histoires admirables et memorables de nostre temps […], op.cit., p.6.
14. Simon Goulart, « Naufrages » [in]Thresor d’histoires admirables et memorables de nos-tre temps […], op.cit., p.904. L’importance que Simon Goulart accorde aux différents naufrages, dans le catalogue qu’il dresse, est variable. Le récit peut emprunter la forme du compte rendu : « L’an 1508, note Goulart, le capitaine Aquilaire perit auec sa nauire & fut englouti des vagues près de Mozambique. Osorius au 5. liu. sect.2. » comme il peut relever de la forme de l’histoire tragique : « L’an 1510, écrit-il plus loin, un ambassadeur du roy de Cambaie en la coste de mer d’Arabie apporta lettres de cinquante Portugais au viceroy de Portugal es Indes Orientales, prisonniers de ce roy, lesquels escriuoyent qu’à leur depart de Zacotora sous la conduite d’Alfonse Norogne, ils auoyent esté troussez d’une bourrasque en la coste de Cambaie, tellement que leur vaisseau s’estoit brisé. Norogne & autres qui s’estoyent iettez sur des ais à la merci de la mer, furent engloutis des vagues. Mais ceux qui ne bougerent du vaisseau, apres que le flus se fut retiré se sauuerent en terre ferme où ils furent prins des gens du pays & menez au Roy. Osorius au 7. liu. de la mesme histoire, sect.12. » Simon Goulart, « Naufrages » [in]Thresor d’histoires admirables et memorables de nostre temps […], op.cit., p.898-899.
15. Pas un des naufrages que rapporte le compilateur ne concerne un équipage français mais c’est sans doute à eux que s’adresse cet autre avertissement : « Ie representeray tout de suite diuers autres naufrages qui me ramenteroyent d’vne part ce que dit le Psalmiste au Ps.107. ainsi exprimé par Des Portes,
Ceux qui pour voyager sur la mer se reduisent
Dans des fresles vaisseaux,
Et qui font les manoeuures, & leurs routes conduisent
Sur l’abysme des eaux :
A ceux-la du Seigneur les oeuures merueilleuses
Tout à clair se font voir :
Et tant d’estranges cas sur les eaux perilleuses
Descouurent son pouuoir.
Mais aussi, d’autant que l’ambition & l’auarice ont haussé les voiles à plusieurs de tels voyagers & trafiqueurs, ie n’oublie pas ce qui a esté bien dit, que
L’auare marchant
Les mers va cerchant
Qui souuent lui font
De son auarice
Tres-bonne iustice
L’abysmant au fond.
Que Dieu doncques soit reconu & magnifié en ses oeuures merueilleuses, & l’imbecillité presomptueuse de l’homme, aprene à trembler, à se contenter de mediocrité, & à se confier en legitime vocation du Tout-puissant » Simon Goulart, « Naufrages » [in]Thresor d’histoires admirables et memorables de nostre temps […], op.cit., p.908.
16. En retard dans l’appropriation physique du monde, la France est également en retard dans son appropriation intellectuelle. Le récit de Jan Huyghen Van Linschoten est traduit en allemand et en anglais deux années seulement après avoir été imprimé en hollandais et il ne sera traduit en français qu’une décennie plus tard : Jan Huyghen Van Linschoten, Itinerario, voyage ofte Schipvaert van J.H. van L. naer Oost ofte Portugaels Indien […], Amsterdam, Cornelius Claesz, 1595-1596, 3 vol. Trad. all. : Ander Theil der Orientalischen Indien […] [in]Johann Theodor de Bry, Reisen im Orientalischen Indien […], tom.II, Francfort am Meyn, Jacob Saur, 1598. Trad. ang. : John Huyghen van Linschoten. His Discours of Voyages into ye Easta and West Indies…, Londres, John Wolf, 1598. Trad. fr. : Histoire de la navigation de Jean Hughes de Linscot Hollandois […], Amsterdam, Théodore Pierre, 1610. Autre édition : Histoire de la Navigation de Jean Hugues de Linschot Hollandois : Aux Indes Orientales […], Amsterdam, Evert Cloppenburgh, 1638. A l’inverse du récit de Jan Huyghen Van Linschoten la relation de Willem Lodewijckz a rapidement été traduite en français. Willem Lodewijckz, [Eerste Boek] Historie van Indien waer inne verhaelt is de avonturen die de Hollantse schepen bejegent zijn […], Amsterdam, Michel Colijn, 1597. Trad. fr. : Navigation aux Indes orientales […], Amsterdam, Cornille Nicolas, 1598. Autre trad. : Premier livre de l’histoire […], Amsterdam, Théodore Pierre, 1609. A l’instar de la relation de Willem Lodewijckz le récit anonyme du périple de Cornelis Houtman a très tôt fait l’objet d’une traduction française. Verhael vande reyse by de Hollandshe schepen gedaen naer Oost Indien […], Middelburg, Barent Langenes, 1597. Trad. fr. : Journal du voyage de l’Inde Orientale […], Paris, Adrian Périer, 1598.
17. Jan Huyghen van Linschoten, « De l’ordre qu’on tient és navires qui vont en Levant […] » [in]Histoire de la navigation de Jean Hughes de Linscot Hollandois […], op.cit., p.12-13.
18. Cette description est extrêmement précise. C’est la première fois qu’un auteur fait mention, pour ces populations, de marques imprimées sur le corps. Il faut attendre près de quarante ans pour voir un autre auteur signaler la présence ces marques dans un ouvrage qui véhiculera une vision assez négative des sauvages du Cap : le Some Years Travels Thomas Herbert, Some Years Travels in Africa and Asia the Great, London, Jacob Blome, 1638. Willem Lodewijcksz accorde également un réel intérêt aux techniques utilisées par les sauvages du Cap pour allumer un feu ou faire cuire des aliments. « Nous ne pouvions trouver aucunes de leurs maisons, note-t-il, & encor moins aucunes de leurs femmes : & ordinairement firent du feu souz les buissons, qu’ils allument soubdainement & ingenieusement, en frottant deux bastonnets ensemble, illec passans la nuict : ces feux avons veu a chaque nuict en plusieurs lieux. Quand avions tué quelque beuf, ils demanderent les entrailles et les boyaux, & les mangeoyent tout cru en ayans otté la principale fiente : ou estendans sur quatre estayes, ou bastonnets, une piece de la peau par dessus le feu, ils eschaufferent un petit peu les boyaulx, quasi a la maniere qu’on cuict le lard avec le potage. » Ses remarques sur le langage de ces sauvages marquent une évolution dans la perception de la vocalité de l’autre. Willem Lodewijcksz ne se borne pas à constater que le parler de ces sauvages est incompréhensible. En proposant des équivalences entre ce parler et celui de groupes vivant en Europe, Willem Lodewijcksz s’applique à livrer une traduction littérale de cette vocalité. « Autre chose n’ay sceu entendre de leur condition, note-t-il, sinon qu’ils parlent brutif, comme en Allemamgne ceux qui demourent a l’entour de Kempten, & les Alpes, qu’on nomme Iules : lesquels pour l’aspreté de l’eau de neige, de laquelle les fontaines ont leur origine, gaignent les Escruëlles. Plus avaient, conclut-il, aucunes piecettes de chair seiche, & osselets pendans à leur col. » Willem Lodewijcksz, Navigation aux Indes orientales […], op. cit., p.4 v°.
19. Anonyme, Journal du voyage de l’Inde Orientale […], Paris, Adrian Périer, 1598, p.24.
20. « Barbare coutume de couper les genitoires à leurs ennemis. Les plus hardis & vaillants sont les plus estimez, poursuit-il. En tesmoignage de valeur & de courage ils coupent les genitoires de leurs ennemis comme par haine de leur generation, & les ayant sechez, & reduits en tel estat qu’ils ne se peuvent pourrir, les portent à leur Roy, qui ayant loué leur vaillance les recompense de quelques honneurs, & tiennent cela pour signe d’un grand’heur. Les filles & les espouses s’en servent pour ornement, qu’ils mettent sur leur poitrine & autour de leur col & en font autant de cas comme on feroit du collier de quelque ordre de chevalerie. » Jan Huyghen van Linschoten, « Des Negres de Mozambique qu’ils appellent Caffres : de leurs mœurs coustumes » [in]Histoire de la navigation de Jean Hughes de Linscot Hollandois […], op.cit., p.110-112. Ce portrait extrêmement détaillé ne concerne pas à proprement parler les habitants de la côte du Natal mais ceux du Mozambique que les Portugais côtoient depuis des décennies et sur lesquels ils ont pu, au fil du temps et au gré de leurs escales, réunir une somme d’in-formations dont Jan Huyghen van Linschoten livre ici la synthèse. La « Barbare coutume de couper les genitoires à leurs ennemis » donnera lieu à une éloquente vignette intitulée « Manière de guerroyer des Cafres » lorsque l’ouvrage sera réimprimé à Amsterdam chez Evert Cloppen-burgh en 1638. Jan Huyghen van Linschoten, Histoire de la Navigation de Jean Hugues de Linschot Hollandois : Aux Indes Orientales […], Amsterdam, Evert Cloppenburgh, 1638. Cette barbare coutume inspirera notamment Jean Mocquet. Dans le récit de ses voyages qu’il fera imprimer chez Jean de Heuqueville en 1617, celui-ci ne manquera pas de se faire l’écho de cette pratique. Jean Mocquet, Voyages en Afrique, Asie, Indes orientales & occidentales faits par Jean Mocquet, Garde du Cabinet des singularitez du Roy, aux Tuilleries, divisez en six livres, & enrichiz de figures. Dediez auv roy, Paris, Jean de Heuqueville, 1617.
///Article N° : 4020

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