L’imaginaire africain des voyages imaginaires. Jacques Sadeur au Congo et la première apparition des Cafres dans le roman : La Terre australe connue de Gabriel de Foigny

Université de Paris IV-Sorbonne(C.R.L.V.) / Middlebury College (Vermont)

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À l’avènement de la seconde moitié du dix-septième siècle, le roman est en crise. Le récit de voyage et ses corollaires romanesques, le roman vrai, le roman philoso-phique, le roman allégorique, le voyage imaginaire et les utopies connaissent alors un remarquable essor. Ce sont les découvertes récentes qui inspirent aux romanciers la création de mondes neufs. Avec les utopies émerge un nouvel esprit scientifique mais aussi un nouvel imaginaire du voyage, de l’ailleurs et de l’autre. C’est durant cette période que paraissent notamment la Relation de l’Isle imaginaire de Mademoiselle de Montpensier, la Nouvelle Allégorique ou Histoire des derniers troubles arrivés au royaume d’éloquence d’Antoine Furetière, la Relation de l’Isle de Bornéo de Bernard le Bovier de Fontenelle ou encore l’Histoire des Sévarambes de Denis Veiras et la Terre Australe connue de Gabriel de Foigny. Ces deux derniers textes, qui présentent de nombreuses analogies et qui reposent sur une trame commune – un courageux marin naufragé dans les antipodes et évoluant un temps parmi les membres d’une communauté rationaliste –, s’inscrivent dans la lignée de l’Utopie de Thomas More, de la Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, de la Cité du Soleil de Tommaso Campanella et de L’Autre Monde de Savinien Cyrano de Bergerac (1). Mais Denis Veiras et Gabriel de Foigny ne se contentent pas de reprendre dans leurs romans les thèmes qui ont contribué à assurer le succès de ces ouvrages. Du fait du contexte politique et religieux de la fin du dix-septième siècle, ils les renouvellent. Si les voyageurs commencent à se livrer dans leur relation à une critique de plus en plus virulente des sociétés européennes, ce sont les romanciers qui en matière de critique se révèlent être les plus audacieux. Le roman favorise et autorise en effet toutes les expérimentations, tous les engagements, toutes les prises de position. L’utopie est étymologiquement un non lieu – de ou, non et topos, lieu –. Mais le roman utopique est le lieu des questionnements, des remises en questions et de l’exploration des marges. S’étonnant qu' »on ne cesse depuis quatre ou cinq cens ans de proposer une terre Australe inconnue : sans qu’aucun jusqu’ici ait fait paroïtre son courage & ses soins, pour la rendre connuë », Gabriel de Foigny livre dans son avis « Au lecteur » les raisons qui l’ont déterminé à donner au public après qu’il les a gardés « 15. ans entiers comme un thrésor inestimable », les « mémoires » d’un certain Monsieur Sadeur : « un recueil de ses avantures écrit en Latin, partie à Crin dans la terre Australe, partie à Madagascar » et comportant une description circonstanciée de La Terre australe connue : c’est-à-dire la description de ce pays inconnu jusqu’ici, de ses mœurs & de ses coûtumes (2). S’inscrivant, par les modèles esthétiques et schèmes narratifs qu’elle convoque, dans toute une tradition utopique, mais empruntant des éléments à des sources livresques aussi différentes que les récits de voyages, les cosmographies, les sommes théologiques les traités scientifiques et les écrits philosophiques, La Terre australe connue est une œuvre atypique dont la subtile et extrême originalité provient en grande partie de la remarquable érudition de son auteur et de la stupéfiante efficacité romanesque des réécritures auxquelles il se livre. C’est, en effet, d’abord à un patient et savant travail de réécritures partielles des matériaux hétéroclites qui forment ses sources que se livre Gabriel de Foigny pour composer son roman et donner sa pleine mesure à cette stratégie de la vraisemblance qu’il s’applique à déployer depuis le titre jusqu’au dernier chapitre (3). Ainsi le titre présente-t-il La Terre australe connue comme la description par un certain Monsieur Sadeur des mœurs et coutumes des habitants de la terre Australe et le récit des aventures qui le « conduisirent en ce Continent. » C’est après être brièvement revenu sur sa naissance et son éducation et tandis qu’il fait le récit de son voyage au Congo que Jacques Sadeur fait mention de cette étrange nation « que les Europeens appellent « Caffres », & les naturels « Tordi ».  » Les Cafres sont déjà apparus dans une histoire tragico-maritime – la Relaçaõ da muy notavel perda do galeaõ grande S. Joaõ d’Alvaro Fernandes –, dans une histoire mémorable et admirable – insérée dans le Thresor d’histoires admirables et memorables de nostre temps de Simon Goulart –, dans une tragédie – les Portugaiz Infortunez de Nicolas Chrétien des Croix –, mais c’est la première fois qu’ils font leur apparition dans un roman. Celle-ci est furtive : Jacques Sadeur ne les côtoie ni ne les rencontre. Il s’agit donc de Cafres fantoma-tiques dans une Afrique déjà fantôme. Mais aussi fantomatique qu’elle soit, cette appari-tion n’en est pas moins riche d’enseignements quant à la perception des Cafres dans la culture savante et l’imaginaire de la fin du dix-septième siècle.
Aux confins de l’humanité et de la bestialité : « ces êtres que les Europeens appellent « Caffres », & les naturels « Tordi » « 
La description que Gabriel de Foigny livre du Congo est tributaire de la lecture de plusieurs relations de voyage – parmi lesquelles figurent notamment celle de Jeronimo Lobo insérée dans le recueil des Relations de divers voyages curieux de Melchisedeck Thevenot (4) et celle d’Odoardo Lopes narrée par Filippo Pigafetta, insérée dans le Regnum Congo hoc est vera descriptio de la collection des grands voyages des frères Johann-Theodor et Johann-Israël de Bry (5) –, et de cosmographies – parmi lesquelles figure notamment la Cosmographie universelle d’André Thevet (6) –. La visite du Congo constitue une étape du voyage initiatique de Jacques Sadeur mais elle fonctionne également pour le lecteur comme une propédeutique utopique. Les trois voyageurs français que Jacques Sadeur rencontre à Maninga décrivent le Congo comme « un véritable paradis terrestre. » Le Congo de Gabriel de Foigny est une contrée où « la terre produit des fruits en abondance sans qu’on se mette en peine de labourer. » C’est tandis qu’il fait allusion aux monstres localisés en ces quartiers par les historiens férus de fables qu’il fait mention de la seule nation sur laquelle ses investigations lui aient permis de réunir quelques minces éléments d’information : des êtres « que les Europeens appellent « Caffres », & les naturels « Tordi ». » Jacques Sadeur ne sait rien en définitive sur cette nation en dehors de son origine. Le statut qu’il lui accorde est cependant assez ambigu. « La pluspart des Historiens, note-t-il, placent quantité de monstres en ces quartiers : mais c’est sans autre fondement que le récit de ceux qui les ont inventez. » Si la nation dont on lui a confirmé l’existence ne figure pas parmi les races monstrueuses traditionnellement placées dans ses parages, son statut n’en est pas moins ambigu. Les quelques éléments que livre Sadeur, recensés au terme d’une investigation sur laquelle le lecteur ne dispose d’aucune information, situent cette nation aux confins de l’humanité et de la bestialité. Les formules auxquelles il a recours pour décrire ces êtres traduisent cette ambiguïté (7). Les Cafres sont « ces Sauvages qu’on ne peut humaniser » qui ont pour ancêtre premier « un homme monstre » écrit Foigny. Evoluant d’abord aux confins de l’humanité et de l’animalité, le Cafre est finalement assimilé à un achoppement de la nature et s’il n’est pas relégué parmi les monstres de l’imaginaire antique ou médiéval, c’est précisément parce qu’il emprunte à l’homme une partie de sa morphologie et de ses traits.
L’invention d’une ascendance : la légende de l’homme qui commit le « crime infame » avec une Tigresse
Le narrateur prend un malin plaisir à être discret sur certains épisodes ou certains points de son récit. Ce procédé est habile et efficace dans le sens où il permet à l’auteur de conjuguer ses sources à loisir et de faire jouer pleinement l’effet de réel. Gabriel de Foigny est soucieux de livrer une relation vraisemblable. De nombreux éléments attestent sa volonté de produire des effets de réel. Cette attention à la vraisemblance n’exclut pas un intérêt patent pour le merveilleux ou le monstrueux. C’est la raison pour laquelle abondent dans son roman les plantes étranges, les fruits miraculeux, les animaux fabuleux et les êtres monstrueux. Cette accumulation de merveilles et de prodiges n’est pas gratuite ; elle a pour fonction de préparer le lecteur à accepter les merveilles australiennes à venir. Des enquêtes menées par Sadeur au Congo, le lecteur ne sait rien, sinon qu’elles lui ont permis d’entendre une singulière histoire : « Nous apprîmes donc, écrit-il, qu’un homme du pays ayant élevé une petite Tigresse, devint si familier avec cette bête, qu’il l’aima charnellement & commit le crime infame avec elle, d’où suivit un homme monstre qui a donné l’origine à ces sauvages qu’on ne peut humaniser. » Parce qu’elle ne figure ni parmi les sources probables de l’auteur ni parmi les ouvrages relatifs à cette partie du continent africain imprimés et lus par ceux que ces êtres intriguent, cette légende semble être une invention de l’auteur lui-même (8). Gabriel de Foigny a lu Les Relations de voyage sur le Nil et dans l’empire des Abyssins, autrement du prestre Jean faite sur les lieux par les PP. Manoel d’Almeida, Alfonso Mendes, Pero Pays, et Jeronimo Lobo qui y ont demeuré longtemps insérées dans le second volume des Relations de divers voyages curieux, qui n’ont point esté publiées [sic]; ou qui ont esté traduites […] réunies par Melchisédeck Thévenot. (9) Or Jeronimo Lobo situe le « Pays des Caffres » non loin du « Royaume de Tigré. » Il est donc fort probable que le nom de ce royaume ait suggéré l’invention de cette légende à Foigny. Le romancier ne se contente donc pas de procéder à la transfiguration littéraire de sa principale source : il utilise les différents éléments dont il dispose pour fabriquer sa propre réalité merveilleuse et engendrer cette semi humanité que sont les « Caffres ». Par delà cette légende, Gabriel de Foigny invente aux Cafres une ascendance inédite, dans le sens où elle procède d’un acte de zoophilie. Acte contre-nature par excellence, il rejaillit sur toute la descendance en la marquant du triple sceau de l’inhumanité, de l’animalité et de la monstruosité (10). Pour que son récit demeure vraisemblable, il ajoute : « Une preuve invincible de cette histoire , c’est que leurs faces & leurs pieds ont de grans rapports avec les Tigres : & leurs corps mémes ne sont pas exems de plusieurs taches pareilles à celles de ces animaux. » Foigny renouvelle donc le savoir relatif aux Cafres en l’enrichissant d’une nouvelle légende par laquelle il excipe d’une étrange ressemblance existant entre les Cafres et les Tigres. On a ici moins un discours sur une humanité autre qu’un discours sur une corporalité autre, cet achoppement de la nature donnant littéralement à voir l’animalité qui est en l’homme.
Le sens d’une présence : le modèle congolais et les « Cafres » dans l’économie de La Terre australe connue
Chaque utopie fabrique son propre système de lecture. Le Congo, Madagascar et la Terre australe offrent trois modèles de sociétés idéales (11). Pour le Congo comme pour Madagascar, Gabriel de Foigny déploie un savoir donné pour vrai mais fictif bien qu’il soit en partie fondé sur des éléments empruntés au réel, à l’histoire et à la théologie (12). Et c’est précisément parce qu’une rupture est instaurée par rapport au réel, à l’histoire et à la théologie que peut se constituer un discours utopique véhiculant des interrogations anthropologiques. Car c’est bien dans la préhistoire de l’anthropologie qu’il convient de réintroduire ce texte pour appréhender toute la complexité de l’imaginaire qui y est littéralement à l’œuvre. En effet, le romancier ne se soustrait ni à l’histoire, ni au réel. Il en explore et en exploite savamment les failles, les attentes, méconnaissances et fantasmes de ses lecteurs formant l’assise des fondements de son anthropologie. En cela la posture utopique constitue l’exact inverse de la position anthropologique : l’utopiste investit l’imaginaire, l’historien traque le réel. Le premier retravaille les matériaux que le second recueille. L’autre du discours utopique émerge dans les espaces situés dans les marges du monde connu ou de la civilisation. Georges Benrekassa l’a montré : les utopies ont joué un rôle prépondérant dans la genèse du regard anthropologique. Rompre avec le réel et l’histoire pour fonder une anthropologie autre, c’est en cela que consiste ce discours dont l’efficace procède de la mise en récit des « découverte[s] feinte[s] » de « société[s]fictive[s]. » Les Cafres constituent à la fois une humanité autre et une contre-humanité aux confins d’un Congo qui revêt tous les atours du pays de Cocagne (13). L’absence de travail humain et la conviction de son inutilité s’avèrent être négatifs dans le sens où c’est dans cette inactivité morale et intellectuelle que s’origine la dégradation morale et intellectuelle. Les Cafres consument toute leur énergie dans la satisfaction de leurs désirs les plus pervers. Leurs mœurs symbolisent dans les marges de cet univers le paroxysme de la dégradation. A la bestialité des Cafres du Congo répond la cruauté des sauvages de Madagascar. « Voilà ce que j’ay pu apprendre des François touchant le naturel des habitants de ce pays, & je ne fait nul doute qu’ils ne soient descendants des caffres de l’Affrique, note Jacques Sadeur. Leur constitution jointe à leur façon de vivre & de faire en est une preuve, que je crois incontestable. » Le sas malgache constitue le pendant du sas congolais. Si le Congo est une terre généreuse, Madagascar est une terre ingrate et si les Congolais pratiquent l’abstinence sexuelle, les Malgaches s’abandonnent à la débauche. « La terre de cette contrée, note Jacques Sadeur, est non seulement ingrate mais encore tres mal saine, autant que j’en ay pû juger. On ne vit en ce lieu que de vivres apportez d’ailleurs : & les naturels, qui ne sont pas assuiettis, n’y ont nulle demeure arrêtée. Ils sont sans provision & sans autre ordre que celuy de leur passion. Apres plusieurs conferences avec le Gouverneur, je le suppliay de m’accorder quelques hommes pour monter par un fleuve qu’ils appellent Sildem, afin de découvrir le pays. Ce qui m’excitoit ce desir, poursuit-il, étoit la majesté dont le fleuve se dégorge dans la mer, qui semble montrer tacitement que le pays d’où il vient est digne d’être recherché. Il m’asseura qu’il avoit eu la même volonté : mais que les habitans sont tellement sauvages qu’ils n’épargnent personne. » (14) L’escale malgache est une étape dans le retour à ce monde corrompu qu’est l’Europe qu’effectue Jacques Sadeur comme le séjour congolais préfigure une étape dans ce voyage qui le mène à cet univers parfait qu’est la Terre australe. Ces deux sas font partie intégrante du dispositif mis en place par l’auteur pour conférer une cohé-rence à son discours utopique. Le rapprochement que le romancier opère entre les Malgaches et les Cafres évoluant dans les marges du Congo n’est pas anodin. « Le rappel de la similitude de ces sauvages et des Caffres du Congo, poursuit Pierre Ronzeaud, montre bien le jeu parallèle et complémentaire de ces deux « sas », dans une composition narrative qui serait exactement symétrique si l’épisode malgache ne comportait le récit hautement symbolique de la mort du vieil Australien, véritable synthèse philosophique des enseignements reçus dans la terre australe. »
L’hermaphrodisme est ce qui caractérise les Australiens et les différencie foncièrement des Européens. « Tous les Australiens ont les deux sexes, note Jacques Sadeur, et s’il arrive qu’un enfant naisse avec un seul ils l’étouffent comme un monstre. » L’hermaphrodisme est la marque de la complétude : les Européens ne sont que des « demi-hommes » au regard des « hommes » que sont les Australiens. Ces derniers assument parfaitement l’union de leur corps et de leur âme alors qu’inversement, les Européens sont incapables de maîtriser cette division constitutive de leur être qui fait qu’ils sont à la fois hommes et bêtes. L’exclusion du désordre par l’union des deux sexes donne naissance à un être naturellement et purement raisonnable. L’ordre de la société australienne procède de l’union des deux sexes. Si l' »homme » fait l’objet d’un discours cohérent, se lit en revanche constamment, ainsi que l’a montré Georges Benrekassa, « l’impossibilité de tenir un discours sur le « demi-homme », et cela paraît être le primum motum de cette quête d’une autre humanité, de l’humanité « vraie ». » (15) Écrire une utopie, c’est fabriquer une connaissance relative à un autre monde, fabuler sur l’étrange, développer une fiction tératologique. L’utopie n’est pas un discours du savoir sur l’autre mais un discours qui pastiche le discours du savoir sur l’autre (16). Comme les Européens, les Cafres du Congo et les sauvages de Madagascar sont des « demi-hommes ». Ils représentent ce que cette semi-humanité a de plus abject. Ils n’en constituent pas moins au sein de cette chaîne des maillons au même titre que les Européens.
Ni détour gratuit, ni simple digression, le chapitre consacré au séjour de Sadeur au Congo, à l’instar de celui de sa visite à Madagascar, constitue un sas narratif. L’une comme l’autre, ces deux digressions font office de points de comparaison par rapport à l’univers de la terre australe. Elles l’annoncent mais s’en différencient radicalement en ce sens que les sociétés dont elles offrent une description sont délibérément imparfaites, nécessaires faire-valoir de l’utopie narrative australienne (17). Le Congo, tout comme l’Europe, est sous l’emprise du Mal. Si les tares congolaises sont les exactes opposées des tares européennes, elles n’en sont pas moins condamnables, dès lors qu’elles interdisent à l’homme de se réaliser pleinement. La Terre australe, qui rejette également les travers de ces deux univers, préfigure un Paradis terrestre. Le Congo, parce que l’homme se contente de jouir bestialement de la nature qui s’offre à lui, représente un Paradis perdu (18). La société des Australiens est transparente. Le monde des Cafres est obscur. Si les Australiens incarnent une humanité parfaite, les Cafres constituent une contre-humanité. Chaque utopie fabrique son propre système de lecture, en construisant une connaissance relative à un monde autre, en fabulant sur l’étrange, en développant une fiction tératologique. Bien qu’ils réfèrent à des éléments empruntés à des récits de voyage, les Cafres de Foigny sont des Cafres fictifs. La perspective utopique constitue l’exact inverse de la perspective anthropologique. L’utopie permet de penser et de formuler autrement ce qui fonde « notre situation anthropologique : notre rapport au sexe, au travail, au langage, à la mort, à la divinité. » Le voyage de Jacques Sadeur au pays des hommes monstres, des demi-hommes et demi-bêtes est un voyage dans l’imaginaire européen. Mais dans toute utopie c’est l’imaginaire du voyage qui nourrit le voyage imaginaire (19).

1. Thomas More, Libellus vere aureus […] nova insula Utopia […], Lovani, s.éd., 1516 ; Tommaso Campanella, Realis philosophiae epilogisticae […] cui Civitas solis juncta est […], Francofurti, Tampachi, 1623 ; Francis Bacon, New Atlantis [in]Sylva Sulvarum : or A naturall historie. In ten centuries […], London, John Haviland and Augustine Mathewes for William Lee, 1627 ; Savinien Cyrano de Bergerac, L’Autre Monde ou les Estats et Em-pires de la Lune, Paris, Claude de Sercy, 1657 ; Mademoiselle de Montpensier, La Rela-tion de l’Isle imaginaire et l’histoire de la princesse de Paphlagonie […], s.l., s.d., 1659 ; Antoine Furetière, La Nouvelle Allégorique ou Histoire des derniers troubles arrivés au royaume d’éloquence, Paris, Guillaume de Luyne, 1658 ; Denis Veiras, L’Histoire des Sé-varambes, peuples qui habitent une partie du troisième continent communément appellé la Terre australe, Paris, Claude Barbin, 1677. Sur le renouvellement des genres narratifs dans la seconde moitié du dix-septième siècle : Jean Sgard, Le Roman français à l’âge classique. 1600-1800, Paris, Le Livre de Poche, 2000, « Références », p.82-86 ; Jean-Michel Racault, L’Utopie narrative en France et en Angleterre, 1665-1761, Oxford, Voltaire Foundation, 1991, « Studies on Voltaire and Eighteenth Century ».
2. Gabriel de Foigny, La Terre australe connue : c’est-à-dire, la description de ce pays inconnu jusqu’ici, de ses mœurs & de ses coûtumes. Par Mr Sadeur. Avec les aventures qui le conduisirent en ce Continent & les particularitez du sejour qu’il y fit durant trente-cinq ans & plus, & de son retour. Reduites & mises en lumiere par les soins & la conduite de G. de F., Vannes, Jacques Verneuil, 1676. Rééd. : Gabriel de Foigny, La Terre australe connue (1676), Paris, Société des Textes Français Modernes / Aux Amateurs de Livres, 1990. Edition établie, présentée et annotée par Pierre Ronzeaud. « Au lecteur », p.3, 9 et 11. Une seconde édition paraît en 1692 : Les Avantures de Jacques Sadeur dans la découverte et le voiage de la Terre australe contenant les coûtumes et les mœurs des Australiens, leur religion, leurs exercices, leurs etudes, leurs guerres, les animaux particuliers à ce païs, et toutes les raretez curieuses qui s’y trouvent, Paris, Claude Barbin, 1692. Cette version censurée donne lieu à pas moins de six éditions et fait l’objet de plusieurs traductions au tournant des dix-septième et dix-huitième siècles. Trad. ang. : A new discovery of Terra Incognita Australis, or the Southern World […], By James Sadeur a French-man […], London, Printed for John Duton, 1693. Trad. néerl. : Nieuwe reize na het Zuid-Land behelzende de gewoontens en zeden der Zuidlanders […] Door Jacques Sadeur, Amsterdam, Willem de Coup, 1701. Trad. all. : Sehr curiöse Reise-Beschreibung durch das neuentdeckte Südland […], Dresden, Johann Jacob Wincklern, 1704.
3. « Il n’est peut-être pas d’art plus difficile que celui de faire et de dire vrai » écrit Philippe Antoine dans sa « Préface » à Roman et récit de voyage. Philippe Antoine, « Préface » [in]Philippe Antoine et Marie-Christine Gomez-Géraud, dirs., Roman et récit de voyage, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2001, « Imago mundi », p.5-8. Cit. p.6. Si Gabriel de Foigny peut jouer à loisir avec cette stratégie de la vraisemblance qu’il déploie tout au long de son roman, c’est parce le récit de voyage est, au dix-septième siècle, autant lu comme un ouvrage de documentation que comme un ouvrage de fiction. « Sans doute une telle ambivalence est-elle inhérente au genre lui-même, note Jacques Chupeau, à une époque où le voyage est toujours une aventure lourde de risques et riche de surprises, la relation participe nécessairement du récit d’aventures et du conte merveilleux. » Jacques Chupeau, « Les récits de voyages aux lisières du roman » [in]Revue d’Histoire Littéraire de la France. Le Roman au XVIIe siècle, n(3-4, 1977, p.536-553. Cit. p.540. Sur les liens ténus unissant le récit de voyage et le roman à l’âge classique : Paul Hazard, La Crise de la conscience européenne, 1680-1715, Paris, Boivin, 1935. Rééd. : Paris, Le Livre de poche, 1994, « Références », p.13-36 ; François Moureau, « La littérature des voyages maritimes, du Classicisme aux Lumières » [in]Revue d’Histoire Maritime. La percée de l’Europe sur les océans, vers1690-vers 1790, n(1, octobre 1997, p.243-264.
4. Gabriel de Foigny a probablement lu en partie le recueil de Thévenot. C’est dans la seconde partie de ses Relations de divers voyages curieux […] que figure le témoignage de Jeronimo Lobo. Melchisedeck de Thévenot, Relations de divers voyages curieux, qui n’ont point esté publiées […]. Seconde partie, Paris, Sebastien Cramoisy & Sebastien Mabre-Cramoisy, 1664.
5. Odoardo Lopez, Relations del realme di Congo et delle circonvicine contrade, tratta dalli scritti & ragionamenti di Odoardo Lopez Porthogese per Filippo Pigafetta […], Rome, Bartolmeo Grassi, 1591. Trad. lat. : Regnum Congo hoc est vera descriptio regni africani […] [in]Quinta pars Indiae Orientalis, qua continetur vera et accurata descriptio universae navigatio-nis illius quam Hollandi cum octonis navibus in terras orientales, Francofurti, Becker, 1598.
6. Gabriel de Foigny a consulté la Cosmographie universelle de Thevet mais aussi l’Introduction facile à la Cosmographie de Renty. André Thevet, La Cosmographie universelle d’André Thevet cosmographe du Roy. Illustree de diverses figures des choses plus remarquables veuës par l’Auteur, et incogneuës de noz Anciens et Modernes […], Paris, Pierre L’Huillier & Guillaume Chaudière, 1575 ; Gaston-Jean-Baptiste Renty, La Cosmographie, ou Introduction facile à la Cosmographie divisée en deux traictez […], Paris, Gervais Clouzier, 1645. Autre éd. : Introducteur à la Cosmographie divisée en deux traictez : l’un de la sphère, l’autre de la géographie, Paris, Gervais Clouzier, 1657.
7. Pierre Ronzeaud rapproche les « Caffres », dont Gabriel de Foigny peuple l’intérieur des terres, des « Cafates » mentionnés par Eduardo Lopez dans sa description. Gabriel de Foigny, La Terre australe connue (1676), op.cit., note 31 p.47. Il n’est pas improbable que Gabriel de Foigny ait puisé ce nom ainsi qu’une partie des traits qu’il attribue à cette peuplade suite à sa lecture de la première partie des Relations de divers voyages curieux, qui n’ont point esté publiées [sic]de Melchisedeck Thévenot, laquelle comprend plusieurs relations de voyages dans les Indes com-portant un éloquent portrait de ceux que leurs auteurs nomment indifféremment les Cafres, les Hottentots ou encore les Sauvages du Cap : la Relation du Royaume de Siam par Schouten, traduite de Hollandois ; le Voyage aux Indes Orientales de Bontekoë ; traduit aussi de Hollandois ; le Routier des Indes Orientales par Aleixo da Motta, Cosmographo Mor da Carrera das Indias ; traduit d’un Manuscrit Portugais ; les Memoires de Thomas Rhoë, Ambassadeur du Roy d’Angleterre prés du Mogol ; traduits du Recueil Anglais de Purchas ; le Voyage d’Edoüard Terry auw Estats du Mogol ; traduit du Recueil de Purchas. Melchisedeck Thévenot, Relations de divers voyages curieux, qui n’ont point esté publiées […]. Première partie, Paris, Jacques Langlois, 1663. Voir supra. Seconde partie. Chapitre premier. 2. L’autre et l’ailleurs à l’épreuve du goût et de l’esthétiques classiques : le Cafre et le Hottentot dans les collections de voyages, les livres savants et les voyages manuscrits.
8. Gabriel de Foigny, « Du voyage de Monsieur Sadeur au Royaume de Congo » [in]La Terre australe connue (1676), op.cit., p.47. Cette histoire s’inscrit dans la tradition des histoires mé-morables et admirables qui ont connu une remarquable fortune à la fin du seizième siècle. Lubrique, vil, abject, le noir est dans tous les sens du terme, monstrueux, et c’est fort logiquement qu’il trouve sa place dans ces recueils et trésors d’histoires. Au seizième siècle, les nouvelles ou histoires dans lesquelles un personnage noir tient un rôle de premier plan sont plutôt rares. Cependant, « si le Noir est rare dans la littérature de la Renais-sance, note Michel Simonin, il s’en faut que ses rares apparitions soient dépourvues d’intérêt. Vers le milieu du seizième siècle, poursuit-il, un compilateur anonyme bâtit un recueil français au moyen de récits venus de toutes parts, des Facetiae de l’Allemand Hans Bebel au Novellino du Napolitain Masuccio. Or il élit, parmi les histoires de ce dernier, celle d’une noble dame de Plaisance qui sait « envelopper et prendre au filet » « un jeune gentilhomme en beauté et en bonne grace fort accomply. » Elle amuse longtemps son soupirant, soufflant tantôt le chaud, tantôt le froid, au point que le jeune homme décide de l’espionner, en l’absence du mari. Discrétion de la dame qui ne quitte pas sa demeure, mais arrivée d’un personnage inattendu, « un grand more, ayant la grace d’un gros magot, et conduysant deux muletz chargez de bled. » Il n’a pas plus tôt paru que la dame, de sa fenêtre, le presse de venir, et qu’elle se précipite à l’étable, brûlante de désir, où « s’approchant de luy le carressoit, chatoülloit, avecq petitz souffletz, comme si de long temps eust accoustumé ce jeu. » On imagine la réaction du voyeur : le pauvre gentilhomme, perdant le cœur de rage de faim et passionné d’amour, « cuyda vif trespasser de voir telle tragedie, et un vray cannibale préféré à luy. » Michel Simonin, « Silhouettes de la Négritude aux XVIe et XVIIe siècles » [in]Images du Noir dans la littérature occidentale. Du Moyen Age à la conquête coloniale. Notre librairie, n°90, 1997, p.17-24. Cit. p.22.
9. Les Relations de voyage sur le Nil et dans l’empire des Abyssins, autrement du prestre Jean faite sur les lieux par les PP. Manoel d’Almeida, Alfonso Mendes, Pero Pays, et Jeronimo Lobo qui y ont demeuré longtemps [in]Melchisédeck Thévenot, Relations de divers voyages curieux, qui n’ont point esté publiées [sic] ; ou qui ont esté traduites […], op.cit., vol.2. C’est ce récit qui semble avoir retenu l’intérêt du romancier alors que plusieurs autres relations font mention des Cafres ou Hottentots, autant dans le premier volume de cette collection : la Relation du Royaume de Siam par Schouten, traduite de Hollandois ; le Voyage aux Indes Orientales de Bontekoë ; traduit aussi de Hollandois ; le Routier des Indes Orientales par Aleixo da Motta, Cosmographo Mor da Carrera das Indias ; traduit d’un Manuscrit Portugais ; les Memoires de Thomas Rhoë, Ambassadeur du Roy d’Angleterre prés du Mogol ; traduits du Recueil Anglais de Purchas ; le Voyage d’Edoüard Terry auw Estats du Mogol ; traduit du Recueil de Purchas ; que dans le second : la Relation de l’estat present des Indes […], l’Avis d’un .des facteurs de la compagnie hollandoise […], les Mémoires du Gal de Beaulieu dréssés par luy-mesme […].
10. Pierre Ronzeaud l’a rappelé :la description de cette contrée procède de trois traditions culturelles anciennes : « Celle qui conduisait à localiser le Paradis terrestre à l’Est d’une Afrique mythique bordée par l’Indus ; celle qui, depuis Hérodote, soulignait l’abondance des contrées tropicales et la longévité des populations qui y habitaient ; celle, plus récente, bien illustrée par le récit de Lopez, qui insistait sur la richesse naturelle de ces régions bénies où les fruits poussent tout seuls » et où il n’y a « aucune nécessité de cultiver la terre. » Pierre Ronzeaud, L’Utopie hermaphrodite. La Terre Australe Connue (1676) de Gabriel de Foigny, op.cit., p.131. Gabriel de Foigny semble donc convoquer une quatrième tradition : celle de l’Afrique monstrueuse.
11. Gabriel de Foigny multiplie les éléments destinés à rendre son voyage vrai. Des lieux comme le Congo ou Madagascar ont pour fonction d’authentifier le récit et plus ils puisent à des sources avérées plus le lecteur pourra croire en l’existence de l’utopie australienne. « Non seulement ces nombreuses digressions traduisent une mode, écrit Raymond Trousson, mais elles servent aussi, par leur authenticité, à cautionner celle de l’utopie où l’on aboutit immanquablement… ces épisodes, rédigés d’après des relations authentiques contribuent également à donner plus de vraisemblance à la société utopique qui s’y trouvera enchâssée : la vérité du voyage, en quelque sorte, déteint sur l’utopie […] les digressions deviennent ainsi le support de la crédibilité. » Raymond Trousson, « Utopie et Roman utopique » [in]Revue des Sciences Humaines, 1974, n(155, p.375-376.
12. Le mythe de l’androgynie primordiale platonicienne a inspiré Gabriel de Foigny. Mais celui-ci a sans doute aussi lu les ouvrages de Louis de la Rivière et Jean-Baptiste de Saint-Jure, ainsi que le suggère Pierre Ronzeaud. « Il est indéniable, écrit-il, que le souvenir de cette image platonicienne, réactivée par une appropriation chrétienne, ou reprise comme mythe originaire païen par les Humanistes, informe toute lecture de la Terre australe. » Pierre Ronzeaud, « Introduction » [in]Gabriel de Foigny, La Terre australe connue (1676), op.cit., p.XLVIII. Louis de la Rivière, Tableaux mystiques […], Lyon, Rigaud et Obert, 1630 ; Jean-Baptiste de Saint-Jure, L’Homme spirituel […], Paris, Sebastien Cramoisy, 1643.
13. « La description du Congo, écrit Pierre Ronzeaud, semble, en effet, au premier abord, être l’héritière de trois traditions culturelles anciennes. Celle qui conduisait à localiser le Paradis terrestre à l’Est d’une Afrique mythique bordée par l’Indus ; celle qui, depuis Hérodote, soulignait l’abondance des contrées tropicales et la longévité des populations qui y habitaient ; celle, plus récente, bien illustrée par le récit de Lopez, qui insistait sur la richesse naturelle de ces régions bénies où les fruits poussent tout seuls. Mais cette conjonction de traditions débouche sur une thématique de la plénitude matérielle plus proche du mythe du pays de Cocagne que de l’heureuse frugalité australe. Rappelons, poursuit-il, ce que Raymond Trousson écrivait au sujet du pays de Cocagne : « c’est le lieu où l’on mange bien, le paradis des gloutons et des buveurs. On n’y travaille pas (Schlaraffenland, pays des fainéants disent les Allemands…) le rêve est toujours compensatoire, mais au niveau des estomacs, il est une fuite devant les frustrations alimentaires et les conditions de travail, mais il ne prétend à aucune organisation sociale. » Cette analyse, sous réserve d’une transposition d’un modèle d’abondance européenne à son équivalent africain, peut s’appliquer à ce que Foigny nous montre du Congo, pays où « la terre produit des fruits en abondance sans qu’on se mette en peine de labourer » et où il n’y a « aucune nécessité de cultiver la terre. »  » Pierre Ronzeaud, L’Utopie hermaphrodite. La Terre Australe Connue (1676) de Gabriel de Foigny, op.cit., p.131.
14. « Il âjouta, poursuit Jacques Sadeur, qu’ils avoient attrapé deux de ses soldats, il y avoit environ trois mois : & qu’il avoit appris par un Sauvage qu’il avoit amené de ces quartiers, que les ayant liez tout vifs par les pieds ; & pendu à des arbres à cinq ou six pas l’un de l’autre : ils les avoient jetté l’un contre l’autre, & fait entrechoquer, iusqu’à ce qu’à force de meurtrissures ils eussent expiré. Qu’il se trouve là un grand nombre d’enfans qui attendoient que le sang & la cervelle de ces miserables coulassent, pour les recueillir & les manger. Que leurs corps étant meurtris & noirs de coups, ils les détacherent & les mangerent sans nul apprêt, comme les chiens une charogne. Il dit de plus que regrettant la perte de ces deux hommes, il choisit trente cavaliers, & vint fondre avec impetuosité sur la compagnie qui dechiroient ces corps, de laquelle il fit une boucherie tres considerable, auparavant qu’ils peussent se reconnêtre : mais que comme il se retiroit, il se vit environné d’un grand nombre de ces sauvages, qui l’épouvantoient davantage par leurs horribles cris, que par leurs coups, bien que drus & menus. Tous ses soins furent alors de fendre la presse, & en tout cas de vendre sa vie autant cher qu’il lui fut possible. Il en tua un assez grand nombre : & enfin ayant rompu la haye qui l’enfermoit, il échappa avec la perte de quinze cavaliers. » Gabriel de Foigny, « Du sejour de Sadeur en l’Isle de Madagascar » [in]La Terre australe connue : c’est-à-dire, la description de ce pays inconnu jusqu’ici, de ses mœurs & de ses coûtumes […], op.cit., p.232-233.
15. Voir Georges Benrekassa, « Anthropologie, Histoire et Utopie. Le cas des Aventures de Jacques Sadeur » [in]Le Concentrique et l’excentrique : marges des Lumières, op.cit., p.272.
16. Gabriel de Foigny a probablement lu les ouvrages de Jacques Duval et Riolan. Jacques Duval, Traité des Hermaphrodites, Rouen, s.éd., 1612 ; Riolan, Discours sur les Hermaphrodites où il est démontré contre l’opinion commune qu’il n’y a point de vrais hermaphrodites, Paris, s.éd., 1614 ; Jacques Duval, Responce au Discours fait par le sieur Riolan contre l’histoire de l’her-maphrodite de Rouën, s.l., s.éd., s.d. Pierre Ronzeaud note que le chapitre « De Androgynis seu Hermaphroditis » de la Physica curiosa du P. Gaspares Schotto fait mention de quelques cas hermaphrodites tirés des écrits de Paulus Venetus et Petrus Martyr et de descriptions médicales empruntées à Aldrovando et Schrenck. P. Gaspares Schotto, « De Androgynis seu Hermaphroditis » [in]Physica curiosa, Herbipoli, Johannis Andrea, 1667, p.398-399. Pierre Ronzeaud, « Introduction » [in]Gabriel de Foigny, La Terre australe connue (1676), op.cit., note 42 p.XLIII. C’est parce qu’il est hermaphrodite de naissance que Jacques Sadeur est convaincu d’être un monstre : un achoppement de la nature. Or l’individu anormal est chez les Australiens celui qui ne naît qu’avec un seul sexe. Jacques Sadeur se caractérise donc par son excès d’humanité : « Ces êtres naturels, écrit Henri Coulet, ont en réalité horreur de la nature, elle est à leurs yeux souillure et déchéance, sinon péché ; ils ne consomment jamais de chair, ils détestent les animaux soumis à la différence des sexes et à l’accouplement, ils ne se croient liés par aucun rapport moral aux êtres de la création que la nature a faits moins parfaits qu’eux. Supérieurs aux humains dégradés, ils ne revendiquent pas comme les hermaphrodites dont rêvera Sade l’assouvissement de tous les penchants naturels, ils sont pudiques et purs comme les hermaphrodites de Platon… » Henri Coulet, Le Roman à la première personne, op.cit., p.283.
17. « On appellera utopie narrative, écrit Jean-Michel Racault, la description détaillée, introduite par un récit ou intégrée à un récit, d’un espace imaginaire clos, géographiquement plausible et soumis aux lois physiques du monde réel, habité par une collectivité individualisée d’êtres raisonnables dont les rapports mutuels comme les relations avec l’univers matériel et spirituel sont régis par une organisation rationnellement justifiée saisie dans son fonctionnement concret. Cette description doit être apte à susciter la représentation d’un monde fictif complet, autosuffisant et cohérent, implicitement ou explicitement mis en relation dialectique avec le monde réel, dont il modifie ou réarticule les éléments dans une perspective critique, satirique ou réformatrice. » Jean-Michel Racault, L’Utopie narrative en France et en Angleterre. 1675-1761, Oxford, Voltaire Foundation, 1991, « Studies on Voltaire and the Eighteenth-Century », p.22.
18. « Le Congo reste, aux yeux de Foigny, écrit Pierre Ronzeaud, le Paradis de l’homme corrompu qui n’aura pas à gagner son pain à la sueur de son front, mais qui devra, quasi bestialement, se contenter de la satisfaction de ses besoins matériels. L’Australie saura nourrir aussi l’esprit de l’homme véritable et seule elle répondra à ce que Mircea Eliade nomme la « nostalgie du Paradis Perdu ». Un Paradis qu’il a reçu du Créateur, mais qu’il contribuera à entretenir par une création continue de lui-même et des autres en participant à la vie active et spirituelle de la collectivité utopienne. […] Le chapitre sur le Congo est donc aussi […] un maillon dans une chaîne symbolique destinée à conduire le lecteur vers le Paradis Terrestre où subsiste l’homme parfait des origines. » Pierre Ronzeaud, L’Utopie hermaphrodite. La Terre Australe Connue (1676) de Gabriel de Foigny, op.cit., p.132-134.
19. Les Gulliver’s Travels paraissent pour la première fois chez Motte à Dublin en 1726 et paraissent en français dès 1727. C’est en ces termes que l’abbé Pierre-François Guyot Desfontaines, le traducteur du roman de Swift, qui connaît bien la littérature utopique de l’époque, présente dans sa « Préface »sa traduction des Voyages de Gulliver : « J’ai dit, écrit-il, que cet Ouvrage de M. Swift étoit neuf & original en son genre. Je n’ignore pas cependant que nous en avons déjà de cette espece. Sans parler de la République de Platon, de l’Histoire véritable de Lucien, & du Supplément à cette Histoire, on connoît l’Utopie du Chancelier Morus, la nouvelle Atlantis du Chancelier Bacon, l’Histoire des Sevarambes, les Voyages de Sadeur, & de Jacques Macé, & enfin le Voyage dans la Lune de Cyrano de Bergerac. Mais tous ces ouvrages sont d’un goût fort différent, & ceux qui voudront les comparer à celui-ci, trouvant qu’ils n’ont rien de commun avec lui, que l’idée d’un voïage imaginaire, & d’un pays supposé. » « Préface » [in]Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, Paris, Hyppolite-Louis Guerin, 1727, t.I, p.XIX-XX.
///Article N° : 4024

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