D’un pur silence inextinguible

De Frankétienne

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Bicentenaire, soif d’ailleurs, actualité dramatique, quelles que soient les raisons, il faut se réjouir de la réédition en France de plusieurs livres importants publiés en Haïti ces dernières décennies. Frankétienne, de son vrai nom Frank Etienne, (né en 1936) est toujours en Haïti, où il domine la vie artistique comme poète (Vigie de verre, 1965), peintre, dramaturge en créole (Troubofan, Pèlen-tèt, Kalibo-fobo…), romancier en français (Mûr à crever, 1968) et en créole, auteur d’autobiographies (H’éros-Chimères, 2002, Miraculeuse, 2003). Il est aussi l’inventeur, au début des années 1970, du mouvement littéraire du  » spiralisme  » par lequel il promeut, avec Jean-Claude Fignolé et René Philoctète, une  » esthétique du délabrement « , brisant les chaînes narrative et syntaxique, basant des récits brisés et incohérents sur la métaphore, jetant des rêves par des mots inventés en phrases entières dans l’éparpillement du texte. Après le roman Ultravocal paru en 1993 (publié en France chez Hoëbeke en 2004), il a déployé en 8 volumes Les métamorphoses de l’oiseau shizophone entre 1996 et 1998. Le présent texte inaugure le coffret qui comprendra les huit étapes de ce vol fantastique, poétique, subversif, magique. Ce magnifique titre nous ouvre la porte d’un monde où il faut circuler entre des bribes de textes transcrits en caractères différents et reliés entre eux par une thématique : peu à peu , le lecteur s’aperçoit qu’il y a le récit d’une arrestation, des rêves peuplés de fantasmes érotiques ( » l’or du délire coincé au col de la litote où spiralait le sang brisant les ligaments des écluses survoltées par le sel de la langue « , 45), des réflexions sur le langage ( » bâtir un empire avec des mots d’exil, les voyelles en croisière, les syllabes sans tarif  » 85), et des paragraphes entiers en une langue inconnue mais qui renvoient de manière non équivoque à la vie politique:  » Dictateur zozobiste, chef cralibudal de la révolution mascarognarde, il se considérait comme l’éternel ozangamagras, dominateur des manuguettes du corps et des marionies de l’âme  » (91). Le lecteur rationnel est perdu, irrité ou intrigué, il doit circuler, fouiller, pour comprendre que cette écriture codée fonctionne à plusieurs niveaux et que, sous la fantaisie, il y a le cri de l’exil, de l’enfermement, la fin des limites au sens des mots, la détresse de voir son pays tant aimé sombrer :  » Mon île décostumée selon les vieilles coutumes des fragments et des miettes dans la violence des paysages de sang et la brusque accélération de l’Histoire  » (112). Tout cela affleure au coin des phrases avec pudeur :  » J’ai succombé d’obéissance au suc de la souffrance […] cri d’hier ultravocal aux griffes de mon chagrin » (89). Et l’on entre alors dans un autre fonctionnement, celui de la plainte murmurée enchâssée dans la fantaisie et l’étourdissement, celui de la vaine tentative de fuir l’horreur :  » je me suis retrouvé en un pays fictif, un fragile cinéma, un voyage expiatoire, l’exorcisme impossible tout au fond de ma tête  » (108). Enfin, il faut habituer nos yeux à ne pas seulement courir selon un axe horizontal mais à construire des paradigmes avec les expressions qui vont résonner car il faut  » saisir le mot fugace  » (169) ; la phrase de couverture invite à cet exercice en faisant ressortir verticalement les mots du titre pris dans un syntagme de quatre lignes. Frankétienne cherche à emprunter des voix neuves pour laisser se répandre le flot de douleur émanant d’un pays meurtri pour toujours exalter les mouvements, donc la vie, explorer dans le même texte plusieurs pistes pour ainsi lutter jusqu’aux extrêmes contre un environnement de mort. Il convoque ainsi l’ensemble des facultés d’appréhension du lecteur effrayé, émerveillé, étourdi, perdu, retrouvé, dans ce monde fabuleux et horrible inventé du langage qui tente de dire ce monde, hélas réel, de la violence et du chaos. On peut regretter l’absence de repères biographiques et contextuels qui auraient aidé à découvrir cet auteur. La courte préface de Rodney Saint-Eloi ne donne quelques indications pour ce parcours passionnant.

Frankétienne, D’un pur silence inextinguible, La Roque d’Anthéron, Vents d’Ailleurs, 2005.///Article N° : 4061

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