Des littératures d’outre-mer aux littératures francophones

Entretien de Taina Tervonen avec Jean-Louis Joubert

Octobre 2005
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Qu’est-ce que la littérature francophone ? Comment la délimiter ? Directeur éditorial de la revue Notre Librairie et professeur d’université, Jean-Louis Joubert suit l’évolution de cette littérature depuis 40 ans. Il revient sur la définition de la littérature francophone et le rôle qu’a joué la revue qu’il dirige dans cette définition.

Vous enseignez la littérature francophone depuis 40 ans. Comment la notion a-t-elle évolué pendant ces années ?
J’ai commencé à enseigner cette littérature en 1965 à Madagascar. À l’époque, on ne l’appelait pas francophone mais  » d’expression française « . Le terme de littérature francophone ne s’est imposé qu’à la fin des années 1970. Le mot a d’abord été lancé en 1962 par la revue Esprit. Il a eu une réelle existence à partir du moment où il y a eu une instance politique organisant les pays qu’on a commencé à appeler  » francophones « . Et encore, cette instance qui était l’ACCT n’avait pas le mot  » francophone  » dans son nom ! Le terme convenu était  » les pays ayant en commun l’usage du français « .
Quand a-t-on abandonné ces termes pour parler de littérature francophone ?
Le terme de francophonie a été définitivement adopté dans les années 1980-90. On n’a jamais complètement abandonné les autres appellations. Le mot francophonie est toujours contesté pour toutes sortes de raisons. Certains universitaires préfèrent parler de  » francographie « .
Le premier grand ouvrage à avoir évoqué les littératures que l’on appelle francophones aujourd’hui, était l’Encyclopédie de la Pléiade. Le tome III est paru en 1958 et comportait des articles rédigés par le très savant Auguste Viatte, qui n’a jamais parlé de francophonie mais de littératures connexes et de littératures d’outre-mer. C’était l’expression la plus employée à cette époque. On le retrouve par exemple dans une anthologie de Léon Damas qui s’appelait Poésie d’outre-mer. Aujourd’hui, on l’aurait appelé Poésie francophone ou Poésie du Sud.  » Outre-mer « , c’était tout ce qui était d’origine coloniale – et qui était d’ailleurs encore colonial à l’époque !
Le cadrage est-il resté le même si le terme a changé ?
Non, parce que dans le train sont montés les Québécois et les Belges, les Suisses un peu moins. Les Belges et les Québécois seraient furieux si on ne parlait pas d’eux dans un ouvrage qui s’intitule  » de littérature francophone « .
Peut-on réellement regrouper toutes ces littératures, littérairement parlant ?
Ce qu’ils ont en commun, c’est qu’ils sont écrits en français.
Il faudrait alors englober la littérature française dans la littérature francophone, ce qui n’est généralement pas fait !
Justement, c’est un problème. Les Belges et les Québécois reprochent souvent aux Français de ne pas se considérer comme des francophones. La thématique de la francophonie reste assez mal acceptée en France. L’enseignement de la littérature francophone est très inégal.
Pourquoi cette distinction reste-t-elle alors aussi opératoire ?
Je ne suis pas si sûr que ça qu’elle soit tout le temps opératoire. Il y a des écrivains africains et maghrébins qui vivent en France et qui sont lus comme s’ils étaient des Français. Je pense à Mohammed Dib par exemple. Mais elle fonctionne, c’est vrai. Il y a des prix spécifiques pour la littérature francophone. Mais les choses changent. Prenons l’exemple des concours de nouvelles de RFI, qui à l’origine étaient africains, et qui sont aujourd’hui destinés à tous les gens de langue française, y compris aux Français. Dans les sélections pour les prix littéraires de cette année, il y a des auteurs francophones : Alain Mabanckou, Léonora Miano…
Cette évolution est-elle liée à la politique de la francophonie ?
Je pense que l’essentiel, c’est l’économie. Tant qu’il n’y aura pas d’éditions solides en Afrique, la littérature africaine aura le plus grand mal à exister de manière autonome et elle sera dépendante du centre parisien. Cela n’est pas vrai pour le Québec, ni pour la Belgique. Mais symboliquement, Paris continue à jouer un rôle : il n’est de reconnaissance que de Paris.
Est-ce cette dépendance économique et symbolique qui fait la spécificité de la littérature africaine ?
Je vais être contradictoire. Il y a un embryon d’édition africaine. Et de temps en temps, elle sort un livre qui connaît un grand succès en Afrique et qui n’est repris que 10-15 ans après par un éditeur français. C’est le cas d’Une si longue lettre de Mariama Bâ.
Mais, d’un autre côté, même dans un pays économiquement plus à l’aise comme l’île Maurice, le livre ne vit que s’il y a une coédition avec des éditeurs français. Le cas du poète Édouard Maunick est à cet égard intéressant : son dernier recueil est publié à Maurice, mais il sera repris en France par Seghers, pour des raisons pratiques de diffusion. Un éditeur africain qui réalise un livre à prix correct sur place ne pourra pas le diffuser en France à cause des frais.
Le fait de savoir qu’on s’adressera à un éditeur français influence-t-il le contenu du texte ?
Sûrement. L’auteur qui va être publié en France pense que son lectorat a besoin d’explications. Il y aura dans le texte ou autour du texte un certain nombre d’éléments qui l’explicitent, ce qu’il ne ferait pas s’il éditait directement en Afrique. Entre en jeu aussi la considération de ce public. On cherche à l’amadouer ou à le provoquer. Probablement que cela joue.
Certains auteurs, comme Kossi Efoui, refusent les explications.
Il n’est pas le premier à dire  » je suis écrivain d’abord et africain peut-être « . Tchicaya U’Tamsi avait déjà brandi ce drapeau. Je pense que Kossi Efoui est significatif d’une évolution nette. De plus en plus, les écrivains africains ont conscience de faire de la littérature avant toute chose. Les premiers écrivains en faisaient aussi mais le message était pour eux quand même primordial. Aujourd’hui, l’écriture tient une place plus importante. Je pense au succès en Haïti de Frankétienne qui écrit des textes très difficiles mais passionnants si on accepte de s’y plonger. En Afrique, il y a aussi Mabanckou qui écrit de manière très originale. On est moins désireux de militer. On a été désillusionnés, on ne pense plus que la littérature va changer le monde. Il y a aussi le désir de jeter sur soi un regard un peu moins idéologique, moins monolithique.
Vous avez suivi cette évolution par le biais de la revue Notre Librairie dont vous êtes directeur éditorial depuis 25 ans. Quelle est l’histoire de cette revue ?
Elle est née en 1969. J’y participe depuis la fin des années 70. Au début, la revue était destinée aux bibliothécaires africains, elle servait de guide. C’était lié à un programme lancé par le ministère de la Coopération pour les bibliothèques de brousse. Ca a bien marché dans certains pays, comme le Mali. Aujourd’hui, la revue est financée par le ministère des Affaires étrangères. Comme vous le savez, nos ministères ne peuvent pas faire d’opérations de ce type directement. C’est interdit par les lois françaises. Il faut donc créer des opérateurs, des agences qui ont une relative indépendance et à qui le ministère fait des commandes. Au fil des années, les commandes ont évolué, et on s’est aperçu que ce serait intéressant de faire une revue de promotion du livre. Ce n’est pas une revue de littérature mais du livre, ce qui est un peu différent. Le livre, c’est l’objet. Nous avons ainsi fait des numéros sur des thèmes marginaux par rapport à la littérature, comme le développement, l’écologie, l’art… Le sous-titre a changé à de multiples reprises, de  » Livre, lecture et bibliothèques, Afrique Madagascar et Maurice  » à  » Afrique – Océan Indien « … Notre champ a d’abord été défini par rapport au champ du ministère de la Coopération qui ne s’occupait pas du Maghreb. Nous travaillions sur l’Afrique, les Antilles, les DOM-TOM et l’Océan Indien.
Est-ce également un champ opérationnel en termes littéraires ?
Il y a une sorte de dialectique. Elle est opérationnelle parce que la revue existe et qu’elle a suscité un certain nombre de manifestations, comme Étonnants voyageurs à Bamako ou le Salon du livre africain.
L’existence de cette revue n’a-t-elle pas conduit à définir la littérature africaine d’une certaine façon ?
Oui, certainement. C’est inévitable. La revue a joué un rôle très important dans l’idée qu’il n’y a plus une littérature africaine mais des littératures nationales. Ce n’était pas notre projet de jouer cette carte idéologique. Nous avions simplement trouvé intéressant de faire des numéros sur les littératures pays par pays. Nous avons ainsi couvert tous les pays africains, sauf le Tchad qui a été la malheureuse victime du dernier changement de formule. Ces numéros sont apparus comme découpant ces littératures, et il faut dire que les responsables des pays ont joué le jeu. Ils ont été enchantés ! Un ministère de la Culture à qui on venait dire qu’on allait faire un numéro sur la littérature de son pays était ravi. Plus le pays était dans sa jeunesse littéraire, plus il avait besoin de s’affirmer. Ces numéros ont très bien marché, avec à chaque fois un succès considérable dans le pays concerné. Les retentissements en France étaient moindres. D’ailleurs à l’époque, la revue n’était même pas distribuée en France.
N’y a-t-il pas une contradiction dans le fait que la revue est faite en France mais qu’elle est surtout lue en Afrique ?
Nous avons quand même quelques Africains dans le comité scientifique. Mais c’est vrai que c’est une difficulté actuelle. Les universités africaines sont en crise et souffrent d’une fuite de cerveaux vers la France et de plus en plus vers les États-Unis et le Canada. Nous travaillons beaucoup avec ces exilés. En Afrique, la revue est beaucoup copiée, pillée même parfois. Mais elle est faite pour ça aussi. Au Cameroun, il y a un journal intitulé Patrimoine qui est très actif. Je ne vais pas dire qu’il a été suscité par Notre Librairie mais il s’est passé quelque chose. Les Africains lisent beaucoup Notre Librairie. Ca leur donne envie de faire des choses pour eux.
La revue sert certes de référence mais n’est-ce pas aussi dû au fait qu’elle est la seule à avoir cette diffusion ?
C’est la chance de Notre Librairie et c’est une de ses garanties de durée. De temps en temps, certains esprits voudraient la transformer radicalement ou la supprimer, mais c’est la seule revue qui existe et elle a un public, c’est certain. Elle est en ligne gratuitement et nous avons énormément de téléchargements, presque plus que de numéros distribués dont le nombre s’élève à 7000-8000 exemplaires. L’essentiel va dans  » les postes « , comme on les appelle dans le jargon diplomatique : les centres culturels et autres.
Est-ce que cela vous pose parfois problème par rapport aux thèmes développés ou aux contenus des textes ?
Je dois reconnaître que la tutelle comme nous l’appelons ne nous a jusque maintenant jamais créé des problèmes. Il y a eu quelques critiques sur des articles qui semblaient politiquement délicats. Mais je ne pense pas qu’il y ait des thèmes que nous ne puissions pas aborder. Ceci dit, nous n’avons jamais pensé à un numéro sur la prison par exemple, qui risquerait d’être un brûlot. Mais je pense qu’il passerait. Ce qu’on ne peut pas faire, c’est un numéro directement politique où on prendrait partie d’une façon ou d’une autre. Mais il est évident qu’on ne le fera jamais ça. La tutelle à Paris s’y opposerait à juste raison.
Pourtant, c’est une revue de littérature !
Oui mais la politique est partout ! (rires) Nous avons peu de critiques au final. Notre tutelle directe est le Bureau du livre qui est tenu par des gens dont le but est de promouvoir la diffusion du livre en français. Cela dit, nous faisons quand même attention. Dans le numéro qui vient de sortir, sur les langues, il y avait un article d’un écrivain… ce qu’il disait pouvait être très mal perçu dans son pays. Nous lui avons demandé de réécrire son texte en pensant bien à cela. Nous sommes obligés de tenir compte de ce genre de choses, même si nous ne sommes pas une revue de pamphlet.
Auriez-vous pu faire ce récent numéro sur les langues (1) au tout début de la revue ?
Sûrement pas, parce que l’idée n’était pas mûre. Peu de gens se rendaient compte que les langues africaines n’étaient pas forcément condamnées à disparaître vite. Aujourd’hui, on pourrait faire un numéro sur les littératures en langues nationales, ce serait même très encouragé.
N’est-ce pas lié aussi à l’évolution de la francophonie institutionnelle dont le discours a changé pour mieux accepter la diversité linguistique ?
Oui. Dans la francophonie institutionnelle, il y aura bientôt une majorité de pays où le français n’aura qu’une part extrêmement limitée. On apprend bien le français en Europe de l’Est mais on le parle quand même de moins en moins. L’idée de la francophonie politique a beaucoup changé. À l’origine, c’était un club du genre Commonwelth, aujourd’hui c’est plutôt une zone d’influence dans la mondialisation. Ce n’est d’ailleurs pas toujours très efficace…
Cette année, vous avez publié un numéro sur les plumes émergentes (2). Vous aviez déjà fait ce travail de  » découvreurs de talents  » avec l’exposition sur la nouvelle génération d’écrivains qui avait d’ailleurs suscité des critiques très virulentes de la part d’auteurs non sélectionnés. Est-ce lié à votre  » monopole  » en Afrique ? Cela devient-il un enjeu pour les auteurs de figurer dans vos pages et dans vos expositions ?
Absolument. C’est vrai que c’est un peu embêtant en un sens. Pour l’exposition, il y avait une vingtaine d’auteurs retenus. Une dizaine d’autres auraient pu y figurer. Mais nous avons assumé notre choix. Quant au numéro sur les plumes émergentes, nous avons eu beaucoup de difficultés à cerner les critères de sélection. Il y avait bien sûr la qualité littéraire mais qui a aussi une part subjective. Le critère était surtout que ces auteurs sont quasi inconnus et qu’ils ne sont pas édités par une grande maison bien diffusée, ou pas édités du tout. Certains auteurs avaient déjà été publiés par des éditeurs africains. C’est d’ailleurs pour cela que nous n’avons pas souhaité intégrer d’éditeur africain au comité de sélection (3).
Les critiques de la revue restent souvent très neutres. Est-ce une volonté affichée ?
Il n’y a aucune consigne donnée. C’est rare mais il y a eu quelques textes un peu critiques. Dans un autre type de journal, je peux écrire des textes que je ne pourrais pas écrire pour Notre Librairie. Je fais la critique des beautés, comme on dit. Il y a une chose difficile aussi : ces auteurs, très souvent, nous les connaissons. Cela devient beaucoup plus difficile de dire des choses brutales. Quand on est critique au Monde des Livres, c’est autre chose.

Notes
1.  » Langues, langages, inventions « , Notre Librairie n° 159, juillet-septembre 2005.
2.  » Plumes émergentes « , Notre Librairie n° 158, avril-juin 2005.
3. Le comité de sélection était composé de Jean-Louis Joubert, Nathalie Carré et Nathalie Philippe de la rédaction de la revue, Pierre Astier, agent littéraire et ancien directeur éditorial du Serpent à plumes, Monique Blin, présidente de l’association Écritures vagabondes et ancienne directrice des Francophonies en Limousin et l’écrivain Tanella Boni.
///Article N° : 4130

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Un commentaire

  1. Eugène Smadja le

    J’ai connu Jean-Louis Joubert lors de mes études de lettres à l’Université de Tananarive, Madagascar, de 1968 à 1972. Il enseignait les lettres modernes et animait la radio université, un groupe de théâtre dont je faisais partie. Je l’ai revu à Paris vers les années 80 (il avait un studio Rue Princesse) et j’ai perdu sa trace depuis. Pourriez-vous me donner de ses nouvelles et éventuellement son adresse mail? Je vous remercie,
    cordiales salutations
    E. Smadja

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