L’Afrique en Afrique : mondialisation et migrations à l’échelle continentale

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Face à l’augmentation des migrations intra-africaines de ces dernières décennies, les États africains rechignent à se fédérer au niveau continental autour de politiques migratoires unifiées. Mal armés pour mesurer les effets de ces phénomènes migratoires sur les questions d’identité et d’appartenance, ils devront pourtant relever le défi de cette nouvelle transnationalité africaine et des dynamiques qu’elle génère.

Club Acropolis, Kinshasa, quartier de Matongué (1). Un samedi soir ordinaire en ce début d’année 2006. Bibiche, 22 ans, sirote un verre d’Amarula sur un air de la chanteuse sud-africaine Brenda Fassie. Un groupe de clients étrangers, probablement des coopérants sud-africains, découvrent les lieux. Sud-africains blancs et sud-africains noirs, dans le temple de la musique congolaise…
En l’occurrence, le temple qui a accueilli les grands orchestres de Kabasele, Rochereau  » et consort « , en français congolais, a changé. S’il est resté l’une des boîtes les plus appréciées de la Cité, ses écrans diffusent des clips du monde entier. Aux côtés de Tshala Mwana, Koffi Olomidé et J.B. Mpiana, on entend Kelly et Shakira. L’Afrique en mouvement, c’est aussi ce brassage grandissant et sans précédent de populations qui réempruntent les sentiers d’anciens systèmes migratoires, poursuivent les trajectoires de diasporas anciennes (grecque, portugaise, libanaise, syrienne ou indienne) ou explorent des trajectoires qui sont en passe de créer de nouveaux réseaux d’échanges continentaux. Au-delà de l’anecdotique choc des cultures que ces nouvelles migrations occasionnent, ces transformations sont porteuses de modifications politiques, économiques et culturelles profondes en passe de changer la face du continent.
Des flux transnationaux croissants
Le volume comme la nature des migrations intra-africaines ont profondément évolué à la fin du 20ème siècle. On estimait ainsi, en 2000, que l’Afrique accueillait 16,3 millions de migrants, soit environ 2 % de sa population et 9 % des migrants dans le monde. Après le pic du début des années 1990, où les réfugiés en Afrique atteignaient 5 millions et représentaient plus de 30 % des réfugiés dans le monde, on observe à présent, du fait des programmes de rapatriement volontaire, une diminution de leur nombre sur le continent. Aujourd’hui, ils sont 3,6 millions mais leur proportion dans le monde reste sensiblement la même.
Les migrants africains ont augmenté plus rapidement que par le passé sur la décennie 1990-2000. La proportion de ceux qui ne sont pas réfugiés ne cesse de croître : ils étaient 12,7 millions en 2000 (2). Ces migrants sont issus en grande majorité du continent africain, d’Europe et du Moyen-Orient, mais aussi d’Asie, avec une présence de plus en plus visible des Chinois et des Taïwanais. En dehors de l’explosion des flux de courte durée, notamment dans le monde des affaires, on observe aujourd’hui, avec une stabilité politique retrouvée dans certaines zones, une diversification des flux d’installation de longue durée et une intensification des migrations circulaires affinitaires, d’étude ou d’affaires. L’Afrique n’est pas qu’une terre d’où l’on s’exile, elle est aussi une terre d’élection. – peut-être comme jamais, en dehors de la « parenthèse » coloniale.
À travers ces nouveaux échanges, bouleversés en Afrique de l’Ouest par la crise ivoirienne, redynamisés en Afrique australe depuis la fin de l’apartheid et en Afrique centrale depuis le début des négociations du conflit en République démocratique du Congo, se redessinent les contours de régions amenées à s’intégrer les unes aux autres. Les mégapoles africaines connaissent ainsi une redistribution des rôles et un nouveau cosmopolitisme. Johannesburg fait aujourd’hui figure de  » hub  » économique, intellectuel et culturel – statut auquel aspire Lagos, à l’Ouest, suite à la crise que connaît Abidjan et au relatif déclin politique que connaît Dakar, aujourd’hui remorque plutôt que figure de proue de l’Union africaine et du Nouveau partenariat pour le développement africain (Nepad).
Mais ce qui est réellement symptomatique d’une nouvelle ère, c’est le caractère transnational de ces flux et des dynamiques culturelles, identitaires et politiques qu’ils produisent.
Un défi de plus pour l’État post-colonial
Avec ce mouvement se pose tout d’abord la question de l’impact culturel de ces échanges. Les pays africains se retrouvent simultanément producteurs de biens et de courants culturels originaux et récepteurs de courants similaires en provenance du monde entier. Pour la première fois ils connaissent des afflux durables de populations étrangères dans un contexte institutionnel et identitaire radicalement différent des périodes précoloniale et coloniale. L’interpénétration des mondes est la marque distinctive de ce début de 21ème siècle.
Si l’Afrique, culturelle en particulier, est présente dans le monde, à travers ses réseaux diasporiques et ses productions musicales en particulier, le monde creuse sa présence dans le quotidien et les structures des sociétés africaines. La colonisation avait inauguré cette venue au monde du continent par la violence. La période post-coloniale a vu l’installation de nombreuses diasporas non africaines dont les modes de vie ont été durablement transformés par leur installation en Afrique. Ni plus tout à fait Syriens ou Libanais, ni complètement Africains, ces communautés diasporiques, que l’on pourrait mettre en parallèle avec de nouvelles variantes africaines en construction, comme les Congolais d’Afrique du Sud ou les Burkinabés de Côte-d’Ivoire, sont l’archétype de cette transnationalité africaine qui pose un défi (de plus) à l’État africain : celui d’une reconstruction et d’une innovation institutionnelles qui ne peut se permettre un deuxième rejet de la greffe (3).
Cette transnationalité se diffuse dans des contextes nationaux très divers. Dans plusieurs pays, les avancées démocratiques et constitutionnelles de ces dix dernières années ont enraciné certains principes intangibles de la démocratie et des droits de l’Homme. C’est le cas en Afrique australe notamment. Dans d’autres, les sorties de crise plus ou moins avancées annoncent l’ouverture de débats sur les fondements institutionnels. C’est le cas de la République démocratique du Congo, du Rwanda, du Burundi, de l’Angola ou encore du Mozambique. Le vécu et le devenir de cette transnationalité seront immanquablement affectés par la capacité des États à tirer le meilleur parti des dynamiques qu’elle génère sans l’étouffer. Il s’agit d’exiger de l’État africain qu’il fonde ce nouveau cycle de réformes sur une conception post-moderne de l’appartenance, avant même d’avoir eu le temps d’assimiler les efforts de modernisation de ses systèmes d’administration et de gestion des populations. D’une certaine façon, l’État en Afrique se trouve confronté non seulement aux questions non résolues liées à sa capacité et à sa légitimité de contrôle des frontières et des populations qui les traversent mais, dans le même temps, il lui est crucial, pour prétendre rester en phase avec le monde et éviter la résurgence de tendances mortifères, d’envisager dans ses institutions les formes les plus labiles d’appartenance.
Des migrations hors cadres
En matière migratoire, l’absence de cadre institutionnel unifié au niveau continental ou sous-régional implique que les politiques actuelles reposent essentiellement sur les politiques nationales des États et les initiatives bilatérales. Les plus riches (Afrique du Sud, Angola, Botswana, Côte-d’Ivoire, Gabon, Kenya, Lybie, Namibie, Nigeria) sont amenés à prendre différentes mesures pour durcir leur politique d’immigration. Le Gabon par exemple a entamé une politique de  » gabonisation  » des emplois depuis 1995 et se ferme aux nouveaux arrivants (4). L’Afrique du Sud, quant à elle, a reconduit près de 1,2 millions de migrants irréguliers à la frontière entre 1993 et 2002 (5).
Ceci soulève à la fois des problèmes concrets de capacité institutionnelle et de mise en cohérence politique mais aussi d’absence de coordination régionale. Ainsi, les différentes organisations d’intégration régionale du continent prévoient toutes à terme la liberté interne de circulation à l’instar des pays de l’Union européenne. Cependant, en dehors de certains accords sur les laissez-passer transfrontaliers, aucune de ces organisations n’a aujourd’hui concrétisé cet objectif. La Communauté de développement des États d’Afrique australe (SADC) est parvenue, en août 2005, après un processus laborieux lancé en 1997, à un Protocole sur la facilitation des mouvements de personnes – qui en réalité abandonne toute perspective d’abolition des frontières internes. C’est peut-être aujourd’hui la seule région où il paraît réaliste d’envisager à terme une convergence des politiques migratoires et la mise en place d’un visa interne unique. À condition que soit surmonté le problème majeur du différentiel de développement entre la RDC et l’Afrique du Sud qui craint fort un afflux massif, pour l’instant contenu en partie par un système de caution sur les visas.
Bien peu d’États africains réfléchissent aujourd’hui corollairement à l’impact de ces bouleversements sur les questions d’appartenance et donc de citoyenneté alors même que les signaux clignotent souvent en rouge sur le tableau du continent : conflits des Grands Lacs reposant en grande partie sur la rupture des équilibres fragiles entre accès aux ressources et dynamiques d’autochtonie / allochtonie (6), conflit ivoirien exposant les effets des exacerbations de l’ultra-nationalisme et de la (ré)invention de l’ivoirité (7), xénophobie à la carte en Afrique du Sud, au Botswana et en Namibie à l’encontre des migrants africains ou en R.D.C. contre les  » originaires « , les Rwandais, les Zimbabwéens, les Sénégalais, les Maliens et les Nigérians. Au niveau de la SADC, huit pays autorisent ou tolèrent la double nationalité mais la République démocratique du Congo, le Malawi, le Mozambique, la Namibie et le Zimbabwe l’interdisent et déchoient leurs citoyens de leur nationalité d’origine avec l’acquisition d’une nouvelle nationalité – ce qui a surtout des implications pour les Africains de la diaspora qui souhaiteraient se réinstaller dans le pays d’origine (8).
La combinaison des registres de l’anticolonialisme et de l’anti-impérialisme au répertoire nativiste (9) et à un nationalisme ou patriotisme réactionnaires, dont la Côte-d’Ivoire ou le Zimbabwe sont peut-être les exemples les plus frappants aujourd’hui, façonne les discours d’une partie des élites politiques du continent. Parfois ces registres parviennent à remporter une adhésion forte et constituent alors une ressource politique opératoire, avec des conséquences dramatiques, voire cataclysmiques dans le cas du génocide rwandais. Parfois, plus insidieusement, ces différents répertoires colorent l’élaboration des politiques migratoires et de la nationalité et souvent des politiques de gestion des minorités.
Ces phénomènes sont à saisir dans leur portée symbolique et à travers leurs rouages politiques et sociaux mais ils sont aussi à replacer dans le cadre plus large des effets sismiques de la mondialisation sur les appartenances : patriotisme américain ébranlé, Européens en mal d’identité nationale et divisés face à la construction d’un patriotisme supranational, regain de nationalismes chinois et japonais, etc.… Les politiques migratoires et les politiques de la nationalité sont un des symptômes du degré auquel auront filtré les tendances les plus exclusivistes ou les plus cosmopolites des discours actuels sur les nouvelles citoyennetés africaines.
Épilogue
Vol retour Kinshasa-Johannesburg. À gauche, une employée afro-américaine de la MONUC parle du bilan amer qu’elle tire de cinq ans de travail au Congo, de ses déceptions par rapport à l’institution, de ses difficultés d’intégration dans le pays, de son rêve déçu d’installation sur le continent des origines. À droite, une jeune femme d’origine congolaise installée en Afrique du Sud mais de nationalité belge se remet de ses vacances kinoises. Diplômée en finances internationales, elle compte rentrer prochainement au Congo pour s’y installer. Les possibilités d’embauche s’y multiplient, à des salaires qui seraient compétitifs et puis,  » pour l’ambiance, Kinshasa reste imbattable… « .

Notes
1. Cet article reflète en partie des réflexions suscitées par un bref séjour à Kinshasa en janvier 2006.
2. Office international des migrations, Rapport mondial sur les migrations, 2005.
3. Ceci fait allusion aux ouvrages de référence : Bertrand Badie, L’État importé, Paris, Fayard, 1992 et Jean-François Bayart (Dir.), La greffe de l’État, Paris, Karthala, 1996. Pour une illustration concrète des défis posés aujourd’hui par le retour à l’État de droit, voir l’article de Thierry Vircoulon,  » Transposer l’État de droit dans les Failed States ? Réflexions à partir d’une expérience africaine « , Les Cahiers de la sécurité intérieure, n°55, 1er trimestre 2004, p. 204-218.
4. Michelle Guillon,  » La mosaïque des migrations africaines « , Esprit, août-septembre 2005, p.165-176.
5. Aurelia Wa Kabwe-Segatti,  » Du rapatriement volontaire au refoulement dissimulé : les réfugiés mozambicains en Afrique du Sud « , Politique africaine, N°85, mars 2002.
6. Pour une analyse du conflit rwandais à travers les dynamiques d’autochtonie et d’allochtonie, voir l’ouvrage de Mahmood Mamdani, When Victims Become Killers, Colonialism, Nativism and the Genocide in Rwanda, Kampala, Fountain Publishers, 2001.
7. Pour une discussion des notions de patriotisme et d’ethno-nationalisme dans le contexte ivoirien, voir l’article de Richard Banégas,  » Côte-d’Ivoire : patriotisme, ethno-nationalisme et identités africaines « , Les Carnets du CAP, Ministère des Affaires étrangères, n°1, Hiver 2005-2006, p.21-42.
8. Migration Dialogue for Southern Africa, Ed. Jonathan Crush, MIDSA Report n°1, SAMP, OIM, 2004, p.124.
9. Achille Mbembe,  » À propos des écritures africaines de soi « , Politique africaine, n°77, mars 2000, p.16-45.
Aurelia Wa Kabwe-Segatti est chercheure en science politique. Auteure d’un doctorat sur la transformation de la politique d’immigration sud-africaine de 1986 à 2003, elle est aujourd’hui directrice du centre de recherches de l’Institut français d’Afrique du Sud à Johannesburg.///Article N° : 4291

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