Renaître à soi pour exister à l’Autre

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Avec Les arts de la coexistence ? (1) présentant des artistes émergents de la scène artistique sud africaine, Bruce Clarke, commissaire et Olivier Sultan, directeur du Musée des arts derniers, proposent une exposition forte qui rend compte de la quête identitaire des artistes dans la société post-apartheid.

Il est fréquent d’entendre, s’agissant de l’art du continent africain, que l’Afrique du Sud est  » un pays à part  » où les plasticiens seraient mieux lotis que ceux du reste de l’Afrique. Favorisée par la fin de l’apartheid, et stimulée en 1995 par l’Africus Johannesburg biennale – première et avant dernière édition de la biennale de Johannesburg –, la reconnaissance de l’art contemporain d’Afrique du Sud peut apparaître incontestable. William Kentridge, Jane Alexander, Willie Bester, Sue Williamson, entre autres, sont présents sur la scène internationale, et leurs œuvres tournent régulièrement dans les lieux d’exposition prestigieux de la planète. En 2004, Linda Givon, directrice de la galerie Goodman, l’une des plus célèbres de Johannesburg, constatait que sa galerie  » qui exportait 5 % des œuvres au temps de l’apartheid, en exportait désormais 90 % « , ajoutant que ce nomadisme rendait même  » difficile  » l’organisation d’expositions en Afrique du Sud (2).
Une domination implicite
Bruce Clarke, né en Angleterre de parents sud-africains, artiste et commissaire de l’exposition, nuance ce constat général. Certes, la reconnaissance de certains artistes sud-africains par le marché de l’art international est un fait, mais elle ne concerne que des artistes, majoritairement blancs, dont le travail s’inscrit dans les normes dudit marché.
En revanche, un grand nombre d’artistes, noirs pour la plupart, travaillant hors des réseaux et critères de ce marché, n’ont aucune visibilité et peu, pour ne pas dire pas, de moyens pour travailler. Si certains peuvent désormais accéder aux universités ou aux écoles d’art (ce qui n’était pas le cas sous l’apartheid), ils restent minoritaires, les impératifs économiques ne favorisant pas le choix d’une vocation artistique. De plus, Bruce Clarke a pu constater, au cours de ses fréquents voyages en Afrique du Sud,  » quelques relents d’apartheid  » dans le fonctionnement du milieu des arts plastiques où  » la plupart des grandes galeries sud-africaines exposent encore une majorité d’artistes blancs. Les artistes noirs y sont encore minoritaires et semblent un peu brandis comme un gage de bonne conscience pour donner une illusion de mixité et d’égalité « .
La réalité, a constaté Bruce Clarke, c’est que dans certaines galeries, les artistes noirs émergents ne sont pas traités comme les artistes blancs. Dans le contexte complexe induit par l’héritage de l’apartheid, l’artiste noir accepte implicitement d’être traité au rabais, hésitant à prendre lui-même ses intérêts en main. D’une certaine manière, cette façon de fonctionner, dans un rapport de domination et d’acceptation, relève de pratiques implicites, issues de l’apartheid, encore culturellement ancrées dans la société sud-africaine.
La réalité, c’est aussi que les artistes noirs  » galèrent  » en Afrique du Sud. Même ceux qui comme Clifford Charles, exposé dans Faultlines à la biennale de Venise en 2003, émergent un tant soit peu sur la scène internationale, n’ont que peu de visibilité dans leur pays et vivent très difficilement de leur travail.
C’est en s’inscrivant à contre-courant de cette situation, que l’exposition Les arts de la coexistance ?  » donne à voir la vitalité d’une création plastique sud-africaine marginalisée mais en prise directe avec le monde contemporain. En écho à ce qu’on appelait communément les  » Arts de la Résistance  » représentés durant l’apartheid  » par une génération d’artistes majoritairement blancs  » (3), elle présente une sélection d’artistes  » majoritairement noirs « , qui plus est,  » encore  » dans une phase émergente, même si leur travail témoigne déjà d’une forte maturité artistique.
La sélection de l’engagement
Lui-même artiste dit  » engagé « , Bruce Clarke a sélectionné les artistes selon deux critères principaux : leur appartenance à la jeune génération jusqu’alors très peu présentée – et dont il lui semblait important de rendre compte des préoccupations – et le caractère engagé de leur œuvre. Il en résulte une exposition forte qui ne prétend pas être représentative de la production plastique actuelle en Afrique du Sud, mais qui témoigne du travail d’artistes en quête d’identité dans la société post-apartheid dont ils sont issus. Chacun à leur façon, les artistes sélectionnés expriment leurs questionnements identitaires, dix ans après l’avènement démocratique dans leur pays. Comment  » Être  » dans cette nouvelle Afrique du Sud où les identités ne peuvent plus s’inscrire officiellement dans la  » simple  » opposition noir / blanc ? Comment exprimer formellement les nouveaux positionnements identitaires ? Et comment exister en tant qu’artiste dans une société criblée de cicatrices – pas toujours refermées – et cependant ouverte aux influences extérieures ?
Nés dans les années 60 et 70, ces artistes ont tous été, enfants, confrontés à l’apartheid et à sa violence renforcée dans les années 80. Violence qui, inévitablement, a laissé des traces, sous-jacentes et exprimées différemment dans leur démarche artistique.
Zama Dunywa, vivant au KwaZuluNatal, s’inspire de l’iconographie traditionnelle travaillée avec de l’acrylique mélangée à l’Imbomvu,  » ocre rouge utilisé par les femmes zouloues comme masque protecteur  » (4). Tout en s’emparant des représentations et des matériaux traditionnels, son œuvre met en exergue la place de la femme africaine et zouloue dans sa société d’origine et dans le monde d’aujourd’hui. Figure centrale de la toile (dans Inkomo Ka Mama et Ilobolo), le corps féminin investit largement le champ du tableau donnant une criante acuité aux interrogations de l’artiste. En prise avec le monde contemporain, elle est rejointe dans ces questionnements par le travail de Colbert Mashile qui, dans un tout autre genre, parfois proche du surréalisme,  » aborde dans son travail plastique des thèmes qui touchent à l’identité même de certains hommes noirs en Afrique du Sud : quels sont la place et le sens des cérémonies d’initiation et de la circoncision dans le monde d’aujourd’hui ?  » (5) Comme géométrisées dans un cadre fermé, les figures hybrides se font face et semblent se renvoyer les questionnements de l’artiste en même temps qu’elles les renvoient à nos propres regards.
Clifford Charles et Sharlene Khan, jeune femme de 28 ans, travaillent sur la représentation des icônes. Dans sa toile Recycle, Charles opère une sorte de détournement de l’icône Mandela : son visage mouvant est reproduit, recyclé à l’infini, dans une chatoyance de jaune et d’orange lacérée de bandelettes rouges. Pour Bruce Clarke,  » cette approche n’est pas agressive. L’artiste constate simplement que Mandela est devenu une icône, constamment recyclée et finalement presque déshumanisée « .
Sharlene Khan, quant à elle, réalise des vêtements, à l’esprit haute couture, ornés d’objets du quotidien, comme des pochettes de téléphones portables, et imprimés de visages d’hommes et de femmes anonymes qui, ainsi représentés, tendent à devenir à leur tour des icônes. Au-delà de l’apparente futilité du support vestimentaire, il se dégage de ces vêtements mis en scène sous forme de défilé de mode une violence sourde, ourdie, qui contraste avec la finesse des étoffes (en réalité des tissus bon marchés vendus à même le trottoir à Johannesburg). Ainsi, le bustier rose pâle d’une robe en partie recouverte de visages d’hommes et de femmes de la rue affiche une douceur presque outragée par les icônes qu’il surmonte.
Du nous au Je
Sous le régime de l’apartheid, l’Afrique du Sud connaissait un bouillonnement culturel dans tous les domaines artistiques. Au niveau des arts plastiques, il était avivé dans les townships par une sorte d’esthétique du combat, essentiellement développée autour de l’art mural et de la linogravure. Le combat des artistes noirs était alors collectif, orienté vers la même finalité de dénonciation et de lutte contre le régime de Pretoria.
La question sous-tendue aujourd’hui pour les artistes dans la société post-apartheid, s’articule autour d’un  » Je  » à reconstruire, à définir, en somme à reconquérir. Il devient un  » Je  » à retourner d’abord vers soi avant d’être tourné vers l’Autre.
Si le bouillonnement culturel est toujours présent en Afrique du Sud, Bruce Clarke constate chez les artistes une sorte de retour sur soi, un devoir d’introspection rendu nécessaire après tant d’années d’annihilation identitaire. Il souligne que dans les cas extrêmes, là où certains artistes choisissent – au risque de s’y perdre – de suivre les tendances internationales, notamment par le recours à certains médiums d’installations vidéos, d’autres opèrent un revirement total vers l’univers traditionnel et  » l’africanité « , au risque de ne jamais en revenir. C’est dans l’entre-deux de ces tâtonnements artistiques que se situe le meilleur de la production plastique sud-africaine et c’est bien dans cette sphère que nous invite Les arts de la coexistance ? qui témoignent d’un art en re-construction.
C’est dans cette démarche que s’inscrit le cheminement de Fiona Pole, seule artiste blanche de l’exposition qui, dans une combinaison de travail sur l’estampe et sur l’écriture, a demandé à des enfants de raconter l’évènement qui les a le plus marqués. Des textes gravés, présentent des témoignages divers, auxquels font écho des estampes, où des silhouettes sombres se détachent sur un fond noyé de blanc. De ces témoignages de grandes joies ou de grandes souffrances ressort la disparité des  » expériences des peuples sud-africains  » (6).
En exergue de l’exposition, sont présentées des toiles de Bruce Clarke dont la démarche consiste à stimuler  » l’interrogation sur le regard  » (7). Sa matière première : des mots, parfois des sigles, récupérés sur des affiches, des bouts de journaux déchirés, des tracts, et divers supports de communication. Déconstruits, déchiquetés, ils sont libérés de leur contexte et de leur finalité première. Recomposés, recouverts de peinture, collés sur la toile, ils apparaissent par bribes, au travers de corps, de visages ou de membres qui ne prétendent en aucun cas les illustrer. Ses toiles jamais complaisantes font appel à l’intelligence visuelle du spectateur et, d’une certaine façon, le violentent en l’incitant à regarder autrement. Elles instaurent une sorte de connivence dans la double représentation d’images à la fois familières parce que faisant appel à notre mémoire visuelle et  » neuves  » parce que reconstruites par l’artiste. Fortement imprégné de l’histoire contemporaine, le travail de Bruce Clarke, loin des préoccupations de l’art pour l’art, interroge et alerte nos consciences. D’où sans doute ces mots sur la page d’accueil de son site (8) :  » Vous le savez déjà. Moi aussi. Ce ne sont pas les informations qui nous font défaut. Ce qui nous manque, c’est le courage de comprendre ce que nous savons et d’en tirer les conséquences  » (9).

Notes
1. L’exposition Les arts de la coexistence ? a été présentée à l’espace MC2a à Bordeaux (octobre 2005) et à l’Alliance française de Paris (janvier 2006).
2. L’Humanité, 10 avril 2004, propos cités par Pierre Barbancey
3. Catalogue de l’exposition Les arts de la coexistence ?, Afrique du Sud, 2005, MC2a, Alliance française, Musée des arts derniers.
4. Ibid.
5. Ibid
6. Ibid
8. www.bruce-clarke.com
9. Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes, traduit du suédois par Alain Gnaedig, Le Serpent à plumes, 1998.
///Article N° : 4321

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Les images de l'article
Maho a Mararo, 2005, Colbert Mashile. © Bruce Clarke
Recycle, 2005, Clifford Charles. © Bruce Clarke
Fabric of Society, 2005, Sharlene Khan © Wayne Oosthuizen
New Memories, 1994-2004, Fiona Pole (gravures) © Bruce Clarke
New Memories, 1994-2004, Fiona Pole (gravures) © Bruce Clarke





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