Existe-t-il un modèle sud-africain ?

En partenariat avec le quotidien Le Messager paraissant à Douala au Cameroun.
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Pour ceux qui s’intéressent à l’évolution actuelle du monde et au destin de l’Afrique en particulier, l’Afrique du Sud constitue un terrain privilégié d’observation. Alors qu’une grande partie du continent est engouffrée dans la spirale de la corruption, de la brutalité et de l’autodestruction, l’on peut étudier, ici, les logiques paradoxales d’une société en pleine reconstitution. Les signes d’une décadence certaine s’amoncellent-ils dans maints autres pays ? Ici, ce qui frappe les esprits, c’est la possibilité, pour la première fois dans l’histoire de ce Continent Premier, d’une modernité postcoloniale qu’il nous faut qualifier d’afropolitaine.
Afropolitanisme et modernité
On sait qu’au nom de la guerre contre la terreur, la grande politique mondiale prend désormais les allures d’un simple retour au militarisme. L’un des pendants de ce nouveau keynésianisme militaire est, entre autres, la nécessité d’identifier et de tuer l’ennemi, tandis que se multiplie, à peu près partout mais surtout en Occident, la traque des immigrants illégaux, la persécution des étrangers et le harcèlement quotidien de tous ceux qui sont différents de par la race et la religion. Dans une sorte de danse mimétique, l’humanité planétaire semble donc s’être donné une fois de plus rendez-vous avec sa propre violence. Au même moment, en Afrique du Sud s’esquisse, cahin-caha, la possibilité d’un vivre-en-commun sous-tendu non plus par la loi du talion, mais par les exigences moralement plus ardues de la réparation et du pardon, sur la base d’une liberté toujours plus élargie à l’ensemble des domaines de la vie (y compris les plus intimes) et d’un futur ouvert à tous.
Qu’il en soit ainsi ne signifie absolument pas qu’hier Etat paria, l’Afrique du Sud serait devenue, aujourd’hui, le modèle universel d’une autre éthique du politique qu’il suffirait aux autres de copier. Mais il est évident qu’une extraordinaire expérimentation – la plus captivante sans doute de ce début de siècle – est en cours ici, et qu’elle s’accompagne d’un élargissement des frontières de la créativité sociale. Les dimensions purement politiques et économiques de cette expérimentation sautent aux yeux. Celles qui touchent à la culture et à l’éthique le sont malheureusement moins. Toujours est-il que l’une de ses particularités est d’être le résultat d’un compromis historique – celui qui, en 1994, a facilité le passage de l’État (racial) d’apartheid à une forme démocratique de gouvernement dont la clé de voûte est la Constitution – l’une des plus libérales au monde. Viendrait-elle à échouer, toute possibilité de développement du continent serait compromise pendant au moins quelques siècles. Par contre, l’éventuel succès de cette expérience aurait des répercussions considérables non seulement en Afrique, mais aussi ailleurs dans le monde. Le statut de l’Afrique dans le monde en sortirait radicalement changé, tandis que la perception que les Africains ont d’eux-mêmes et de leurs capacités à fonder des sociétés modernes serait à jamais transformée.
La fabrique du multiple
De tous les facteurs qui ont contribué à faire de l’Afrique du Sud le lieu privilégié de la créativité sociale en ce début de siècle, citons-en trois. Et d’abord ceux qui relèvent de l’histoire – très complexe – de la formation des richesses dans cette partie du monde. Car, si bon nombre de sociétés du continent ont connu, à des échelles variées, la Traite des esclaves ou la colonisation – deux manières d’intégration à l’économie-monde selon le modèle de l’extraversion – l’Afrique du Sud est le seul pays africain à être passé par une véritable révolution industrielle. Fondée à l’origine sur l’exploitation des mines de diamants et d’or, cette révolution a permis de créer les bases d’une accumulation interne. Cette dernière a été étroitement déterminée par la technologie et les capitaux internationaux d’une part, et les rythmes de la demande mondiale de l’autre. Mais surtout, elle a accéléré la transformation de l’État sud-africain en un État transnational – dimension qui, au demeurant, était présente dès les origines même de ce pays et qui, à l’ère de la mondialisation, ne peut être qu’un atout.
Viennent, ensuite, les facteurs liés à ce que l’on pourrait désigner la fabrique de la multiplicité, c’est-à-dire, dans ce cas précis, la mise en place de mécanismes, de techniques et de dispositifs de toutes sortes visant à donner un semblant de cohérence à – et à gouverner politiquement et économiquement – une société disparate, composée d’une myriade d’entités raciales, religieuses, ethniques et culturelles plus ou moins distinctes, mais dont les généalogies elles-mêmes sont par ailleurs fort enchevêtrées.
L’on sait qu’ici, le modèle longtemps utilisé pour formater une société aussi protéiforme fut celui de la  » guerre des races « . Le propre de la guerre des races est de combiner, dans une seule et même figure de la violence, les caractéristiques d’une guerre de conquête, d’une guerre d’occupation et d’une guerre civile. En Afrique du Sud, la guerre des races prit des formes diverses. Au moment de la première occupation coloniale, elle consista d’abord à priver, autant que possible, les autochtones de leurs moyens de subsistance (terres, bétail et récoltes notamment), la conquête militaire allant de pair avec la destruction quasi-systématique des économies domestiques indigènes. Au moment de la révolution minière, elle prit la forme de la mobilisation et de l’administration, sur une échelle que d’autres régions du continent n’ont guère connue, d’une gigantesque force de travail régionale et d’une main-d’oeuvre venue d’Europe, d’Asie et des États-Unis.
Techniques de la guerre et techniques de la production furent associées. Au compartimentage de la force de travail s’ajoutèrent des mesures visant à restreindre et à contrôler la mobilité de la population autochtone, voire son confinement dans des  » parcs humains « , le régime de la claustration se traduisant, ici, par la multiplication de véritables enclos territoriaux livrés à une abjecte pauvreté (homelands, compounds, hostels, bantustans et ainsi de suite). Ce labeur intensif de contrôle de la mobilité du travail et d’assignation territoriale de groupes de populations dans des enclaves aux frontières plus ou moins hermétiques aura été précédé de – et sera accompagné par – la formation d’une classe de grands fermiers blancs. Ces derniers ne devront leurs domaines qu’à la dépossession et la spoliation de larges secteurs de la population noire et sa transformation en squatters ou en main d’œuvre quasi-servile, parfois sur les terres dont elle détenait autrefois la propriété. Le point culminant de ce travail de spoliation sera l’infériorisation juridique des Noirs et leur destitution civique, puis la transformation de millions d’autres en migrants saisonniers.
L’un des résultats paradoxaux de cette prolétarianisation extrême a été l’émergence d’un salariat doté d’une réelle conscience de classe, capable de se constituer en une véritable force sociale, de s’organiser dans de puissants syndicats et de soutenir des conflits de grande ampleur. La mobilisation d’une violence sociale sans précédent dans le reste du continent, de formidables capitaux financiers et techniques et d’une forme de gouvernement toute ordonnée à la séparation des races – tout ceci aura donc permis à ce pays de faire l’expérience d’une accumulation réelle et d’une production de richesse sans commune mesure avec ce qui s’est passé ailleurs en Afrique. Il en est de même de la répartition inégalitaire des revenus selon les races.
Mais on l’oublie trop souvent  – le processus de constitution d’une société complexe ne passa pas seulement par l’aliénation des droits des Noirs et leur incorporation asymétrique dans l’ordre économique. Il prit également la forme d’une lente transformation de la population exogène blanche en  » population endogène « . Cette transformation s’effectua par le biais de diverses techniques sociales, à commencer par une certaine sacralisation du lien à la terre et au bétail en passant par l’assimilation des savoirs et des arts de faire autochtones, l’invention d’une langue hybride (l’Afrikaans), la co-habitation (sinon la fréquentation) prolongée entre Noirs et blancs aussi bien dans les lieux de travail que dans les espaces domestiques, les incessants trafics culturels entre maîtres et serviteurs, voire des cas de métissage biologique. Le cas le plus évident, de ce point de vue, est celui des Afrikaners. L’un des résultats de l’  » endogénéisation  » des colons et immigrants européens est qu’aujourd’hui, la plus grande partie des citoyens blancs sud-africains ne constitue pas une population étrangère. Il s’agit, désormais, d’Africains d’origine européenne, comme il existe, aux Etats-Unis par exemple, des Américains d’origine africaine.
Le troisième facteur ayant contribué à faire de l’Afrique du Sud un lieu privilégié de la créativité sociale contemporaine est la mise en place, dès le début du dix-huitième siècle, des principales technologies, institutions et dispositifs d’une société moderne et d’une civilisation commerciale, à commencer par un État relativement fort, une bureaucratie formelle relativement rationnelle et suffisamment enracinée dans le temps et dans la culture, un réseau routier et ferroviaire, une armée capable de conduire des guerres au loin, des banques, des assurances, un droit de la propriété et des affaires, la construction de véritables villes dotées de plans, une architecture, bref, les institutions essentielles d’une économie capitaliste. Par ailleurs, si l’autre forme que prit la guerre des races fut l’érection du racisme en institution, loi et culture, la violence du racisme provoqua, en retour, l’émergence de l’un des mouvements de résistance les plus anciens et les plus sophistiqués du continent (African National Congress), la formation d’une classe politique autochtone et d’activistes sophistiqués, la création d’une myriade d’organisations populaires et démocratiques, la montée d’une véritable société civile et l’apparition des infrastructures d’une vie intellectuelle et artistique (musées, universités, bibliothèques, centres d’analyse et de réflexion, presse).
Aujourd’hui, l’Afrique du Sud représente une puissance économique à l’échelle du continent. Sur la scène internationale, elle joue un rôle comparable à celui qu’exercent le Brésil et l’Inde en Amérique Latine et en Asie respectivement. Multiraciale, multi-religieuse et multi-ethnique, sa formation sociale est composée en majorité de Noirs. Mais elle compte également de très fortes minorités juive, européenne, indo-pakistanaise, arabe, chinoise, ainsi que nombre de communautés diasporiques en provenance du reste du continent ou, simplement, d’origine africaine. Tel est le cas des diasporas de l’Afrique francophone dans les grandes métropoles de Johannesburg et du Cap, ou encore de la petite minorité afro-américaine. Sans nécessairement relever du  » miracle « , le passage de l’État racial à l’État démocratique est en train de s’accomplir. Il s’agit bel et bien, non pas d’une  » décolonisation  » dans le sens classique du terme, mais d’une mutation socio-économique de large échelle et d’une profonde transition démocratique – sans doute l’une des plus réussies au monde, et qui place l’Afrique du Sud dans la même ligue que l’Espagne au sortir du franquisme ou les États du Cône Sud (Brésil, Chili, Argentine), voire la Corée du Sud et maints pays de l’Est-européen au sortir du communisme.
Disjonctions
Se posent néanmoins un ensemble de défis qui détermineront sans doute le futur de cette expérience. Le premier est de savoir comment  » faire nation  » à l’âge de la globalisation.  Une fois l’apartheid aboli, l’Afrique du Sud est entrée dans une phase de consommation accélérée que traduit bien la construction, à peu près partout, de gigantesques centres commerciaux (malls), la généralisation des casinos et autres jeux de hasard, l’expansion du secteur des services, de l’immobilier, du tourisme, de la publicité et des produits de luxe.
Ce boom de la consommation est soutenu par une économie dont les taux de croissance annuelle atteindront bientôt 6% et par l’émergence d’une classe moyenne noire dont les revenus ne cessent d’augmenter. De plus en plus, les différences de classe tendent à effacer celles héritées des années de fer du racisme officiel. En tous cas, déterminants de classe et déterminants de race désormais se superposent ou s’enchevêtrent de manière plus imprévisible que par le passé. Le marché devient le vecteur principal de la constitution des identités, voire du projet politique de dé-racialisation. Il est également le principal pourvoyeur des normes culturelles, des langages communs et des désirs partagés.
Mais le marché crée aussi, par son travail, de nouvelles inégalités et se trouve à l’origine de nouvelles formes de souffrance sociale. Par ailleurs, il apparaît clairement qu’il ne peut, à lui tout seul, constituer le noeud du nouveau lien social dont le pays a besoin au sortir de la guerre des races. La nécessité d’un nouvel imaginaire politique commun se pose donc avec acuité, et ce d’autant plus que l’idéologie du non-racialisme (non-racialism) et la rhétorique de la réconciliation ne pourront pas jouer éternellement les fonctions pacifiantes qu’elles jouaient encore il n’y a pas longtemps – la création d’une société conviviale.
D’autre part, le déploiement spectaculaire des signes extérieurs de la richesse dans un contexte de chômage de masse relance le débat autour de la question de la précarité. Si tout dépend désormais du jeu des espèces monnayées, comment prendre soin de ceux qui sont délaissés ? Les efforts du gouvernement visant à alléger la pauvreté sont notables : plus d’un million de logements construits depuis 1994 ; la généralisation de l’accès à l’eau potable et à l’électricité et aux soins de santé primaire ; la mise en place d’un revenu minimum d’existence pour les plus démunis (vieillards et enfants notamment).
Mais la crise – très grave – des administrations locales et des municipalités risque de compromettre ce bel effort. Et surtout, il n’est pas évident que l’allocation d’un revenu minimum aux plus démunis constitue en soi une arme efficace de lutte contre la pauvreté. Elle semble avoir renforcé, chez les Sud-Africains les moins nantis, une attitude d’assistés qui ont des droits, mais presque pas de devoirs. La portée potentiellement radicale de l’idée de citoyenneté est ainsi érodée par l’action d’un État bénévole et paternaliste qui achète la loyauté de ses sujets en arrimant ces derniers à des dispositifs de bienfaisance et de charité – lesquels ne règlent en rien le drame du chômage et de la disqualification socio-économique.
Par ailleurs, trois nouvelles formes de violence aux conséquences sociales incalculables ont vu le jour. Il s’agit de la violence criminelle (notamment dans les grandes métropoles), de la violence de la maladie (comme le montre bien la mort de masse provoquée par l’épidémie du SIDA) et de la violence morale générée par des niveaux de corruption relativement élevés, même s’ils se situent encore bien en deçà de ce que l’on observe au Brésil, en Corée, en Inde, voire dans certains pays occidentaux. Dans la plupart des grandes villes, la violence criminelle en particulier est en train de prendre les allures d’une guerre civile de basse intensité. De nombreux résidents des quartiers riches vivent pratiquement en état de siège. Cette violence multiforme et les agressions économiques dont elle est à la fois le reflet et le vecteur- cette violence nourrit, en retour, des formes de populisme dont l’une des principales caractéristiques est de remettre constamment en question les fondements mêmes de l’État de droit. L’insécurité est telle que le retrait des individus dans la sphère privée apparaît, à beaucoup, comme le premier pas vers un minimum de protection. Ce retrait, à son tour, ne fait qu’aggraver les effets de fragmentation de l’espace public – fragmentation héritée de la période d’apartheid.
L’autre forme de violence est de nature sexuée. Depuis 1994, un gigantesque effort a été accompli en matière de politiques d’égalité entre hommes et femmes. L’Afrique du Sud figure aujourd’hui parmi les pays au monde qui comptent les chiffres les plus élevés de représentation des femmes à divers échelons du gouvernement et du Parlement. Une législation relativement exhaustive institue et protège les droits des femmes. Paradoxalement, l’adoption de ces mesures est allée de pair avec une aggravation des violences sexuelles (viols, diverses formes d’agression) et une crise profonde de la masculinité.
Finalement, malgré de réels progrès en matière de cohésion sociale, l’Afrique du Sud reste un pays aux citoyennetés enclavées. Il reste beaucoup à faire pour que la minorité (blanche notamment) développe le sentiment d’une véritable appartenance à la nation en constitution. De même, le chemin est encore long avant que les déshérités d’hier n’aient vraiment le sentiment d’être désormais les maîtres et propriétaires de ce pays. La fragilité de l’expérience est donc réelle. Mais c’est précisément cette fragilité qui rend cette dernière plus captivante encore pour l’esprit.

©Le Messager 2006///Article N° : 4343

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