Le Fouettateur, le poème épicé d’Eugène Ebodé qui parcourt la terre jusqu’au fleuve Wari

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Le romancier camerounais installé en France dédit ce livre atypique à la Pologne  » qui sait ce que veut dire être pris dans un étau  » mais l’ouvre avec une  » déclaration générale  » au style rabelaisien prononcé dans le « pays des Crevettes  » devant  » des Wouriens et des Doualais « , soit à Douala au Cameroun où coule le fleuve Wari : Aux prétendus gaillards, mais jouvenceaux aux pieds plats dont les duvets à peine éclos pointe un dard mollichon sur des poitrines dégonflables !  (9).

C’est donc sur un ton de bonimenteur et à l’échelle du monde que va se déployer cette joute oratoire où se déroule le récit loufoque des pérégrinations dans le temps et l’espace du géant Le Fouettateur,  » collecteur de ruines  » présenté par un jeune aveugle répondant au nom de Koudouna et qui a pour mission,  » en notaire consciencieux de nos désastres  » (13), de prendre note des crimes des humains tout en profitant quand cela lui est possible des bienfaits de la chair, ce qui revient à  » tâter les mamelons de l’espérance  » (9). Sur le mode désinvolte et dans le registre du paroxysme, l’auteur fait circuler son géant de crimes en génocides depuis l’Antiquité avec les enfants massacrés par Hérode ou les Romains brûlés par le Vésuve jusqu’aux temps des Mongols, des conquistadors aux Antilles, des nazis, des communistes et du World Trade Center. Enfin l’histoire parvient aux Africains sur un ton faussement étonné: » quoi, un des nôtres est dans le même bateau de la honte ?  » dit-il en parlant de Chaka (40). Les tragédies africaines se trouvent ainsi remises en perspective (mais non banalisées) dans un monde depuis toujours dramatiquement saturé de violence :  » il n’y a pas que les Africains qui sont reconduits à la frontière « , dit-il en parlant des Juifs chassés d’Espagne en 1492 (33). Et il devint Kigali, Mogadiscio, Monrovia, Bouaké, puis Darfour, lui qui était déjà Corée, lui qui était Congo, lui qui était Haïti, lui qui était Varsovie, lui qui était Sarajevo  » (49). L’effet de cortège permet d’insérer les noms de nombreux chefs d’Etat dotés d’adjectifs soigneusement qualificatifs :  » le pathétique  »  Bokassa, le  » bouffon et cruel  Idi Amin Gaga, pardon, Dada « , le  » vomisseur de morts  » Mobutu Sesse Seko, tous appartiennent selon le narrateur à « la tribu des dépeceurs  » (40). Apparaissent fugacement des personnalités politiques françaises comme Pinjos et son frère Fabius (44).
Mais le texte n’en reste pas à cette accumulation de crimes évoquée sur le mode de la goguenardise et qui risquerait de basculer dans le mauvais goût. Il se fait morale, pour  » qu’on se souvienne  » (51) car pour tous il y a  » impossibilité d’exister sans mémoire  » (55) et pour les Africains, « l’apaisement des descendants et vos éventuelles retrouvailles  » ne se feront qu’en  » créolisant son africanité  » afin de refermer les plaies anciennes (55). L’aveu des crimes,  » vous avez vendu les vôtres  » (55), est donc dépassé par les appels à  » regagner les causes d’avenir  » (66). Le texte entre dans une seconde partie dans une dynamique de la poésie qui suspend de plus en plus la cavalcade du Fouettateur pour introduire des poèmes en italiques présentés par de longs titres eux-mêmes en d’autres caractères et qui résument leur contenu résolument moraliste :  » C’est alors que le Fouettateur dit : Halte aux lamentations ! Ceci est un ordre !  » (101) L’ambition est affichée, c’est  » la reconquête de soi  » (107), la fin du discours victimaire en rabattant  » fermement le couvercle de la peur  » (151), afin de trouver une nouvelle langue pour une  » histoire redressée  » (101) qui libère et permette de  » prendre la relève  » (133). Le texte s’achève sur une véritable interpellation aux jeunes Africains afin que  » de dignes successeurs émergent de l’apathie générale  » (133). L’originalité de ce texte est donc dans son objectif autant que dans les moyens littéraires mobilisés pour les communiquer. L’ironie, l’allégorie, la fresque, la poésie incantatoire parfois un peu maladroite, le jeu entre les registres, mêlent la bouffonnerie au drame, et rompent avec les thèmes de la folie et du chaos déclinés ailleurs en de multiples schémas littéraires. L’entreprise  » fouettatesque  » (141), sous-titrée  » poème épicé  » et à la couverture rouge-feu est de manière ostensible dans la lignée de Gargantua mais de façon aussi ouverte dans la filiation de la tradition africaine. Le Fouettateur annonce :  » Je veux tirer le lait de la palabre mère  » (19). A cheval sur les genres littéraires et sur les postures morales et politiques, ce poème est non seulement une gageure mais surtout un appel pressant à destination du pays des Crevettes comme à toutes les victimes d’une vision courte de l’histoire :  Wouriens, Wouriennes, apprêtez vos barques et vos piroques pour l’expédition improbable ! […] Souvenez-vous de l’instant précis où le dérapage majeur a eu lieu afin que vous puissiez exorciser les vieux fantômes et prévenir une rechute.  (56). Le Fouettateur, qui appartient au pays des contes, échappe à maintes tentatives d’assassinats de la part des Wouriens qui, de guerre lasse, le laissent à sa  » fouettatitude  » (71) pour vaquer à leur  » train-train  » :  » les cueilleurs de vin de palme le cueillaient, les politiciens rackettaient, les truands truandaient, les politiciens intriguaient, les entourloupeurs entourloupaient  » (71). Il est en fin de récit sauvé par la Fouettatrice, amazone au sein droit coupé et au cou tatoué d’une crevette qui va à ses côtés  » écarter le vent chargé de larmes  » (130). Dans ces éternels conflits qui entachent l’histoire humaine, le Fouettateur ne sera intervenu que dans une seule situation, celle des combats absurdes entre Wouriens quand ceux aux dents vertes veulent écraser ceux aux dents blanches. Et en toute fin de trajectoire, il propose un outil pour remplacer les fusées qui tuent :  » la langue africaine, surgie de la terre des maniocs, des dattes, des flamboyants, du mil, des rôniers, des bananiers et des savoirs  » (142), exaltée dans un poème:
Langues des pays des mangues
Langues des floraisons premières
Mais paroles refoulées dans la nuit des légendes !
Faudra-t-il hanter le bord des rivages
Pour tirer de l’oubli ce qui appartient à la lumière ? (149)
Le Fouettateur se place lui-même  » aux avant-postes du temps  » pour  » déplier les horizons froissés  » (19) et casser les moules. Le lecteur ne pourra que se laisser emporter par ce tourbillon de vie qui ose regarder, assumer, dépasser, proposer, ériger  » le monument de la vie  » (155) après avoir compté les morts. Sous le rire et la farce qui cachent les larmes du deuil, sous le piment du conte, contre le découragement, Eugène Ebodé fait entendre son l’exhortation : S’arracher ; il faut s’arracher à ce qui vous recroqueville et vous plisse, vous froisse comme du papier destiné à la poubelle de l’histoire !  (147).
Emporté par le torrent ou fouetté par ce rebelle invincible, le lecteur ne s’arrache pas de ce livre qui s’achève avec un proverbe béti,  » N’attends pas que l’antilope soit là pour affûter la hampe de ta lance  » et la disparition conjointe des deux personnages dans  » les courants rapides du fleuve Wouri  » (157).

Eugène Ebodé, Le Fouettateur, La Roque d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2006, 157 pages, ISBN 2-911412-39-7, 14 euros. ///Article N° : 4377

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