Après l’océan (Les Oiseaux du ciel)

D'Eliane de Latour

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Après avoir été anthropologue en Afrique de l’Ouest, Eliane de Latour a réalisé des documentaires depuis 1982, adoptant une écriture de plus en plus fictionnelle jusqu’à Bronx-Barbès (2000) où elle mettait en scène des « guerriers » des ghettos d’Abidjan dans des histoires très new-jack de braquages, d’amitié trahie et de réconciliation. Le film avait fait plus d’entrées dans la capitale économique ivoirienne que le record de Titanic mais avait aussi eu un certain succès à l’international, et elle aborde celui-ci avec un budget de deux millions d’euros. C’est encore de guerriers qu’elle nous parle ici, démarrant Les Oiseaux du ciel par une animation sur le mythe d’un combattant. Ce n’est pas le moindre intérêt du film que de situer les immigrés non comme des pauvres fuyant leur condition de survie mais comme des lutteurs envoyés par leur clan non seulement pour l’aider à surmonter les difficultés mais aussi et surtout pour faire l’expérience de l’ailleurs et en ramener des richesses pas seulement matérielles. C’est donc bien à la conquête d’un destin que Shad et Otho, ces deux amis qui rêvent d’être des héros à leur retour, se faufilent clandestinement en Europe. La descente de police à laquelle échappera Shad mais qui conduira Otho à la frontière scellera cependant un devenir opposé : alors que Shad jouera des coudes sans vergogne pour arriver à réussir financièrement, Otho connaîtra la honte du chasseur qui revient sans gibier, un retour sans gloire et le rejet de tous.
Leur opposition résonne à plein dans une scène forte où des bœufs descendent d’un train tandis qu’ils confrontent leurs choix. Fort bien interprété, le film a ainsi quelques belles scènes allégoriques quand il ne tombe pas dans le spectaculaire. Mais Otho a aussi pour lourde charge d’exprimer des messages, ce qui le rend facilement moralisateur ou sentencieux. Il refuse les produits importés, en appelle à une Afrique qui produise ses propres richesses. Otho est ainsi la voix d’une réalisatrice qui en a gros sur la patate dans son expérience africaine et envie de sortir par ce film coup de poing ce qu’elle a dans les tripes, le double scandale d’une Europe qui se fout de l’Afrique tout en perpétuant allègrement l’assujettissement colonial et d’une Afrique qui ne cesse de réagir par la corruption, l’arnaque et la violence, à l’image de Tétanos qui essayera d’entraîner Shad dans sa dérive.
Mais sans doute a-t-elle aussi mis beaucoup d’elle-même dans ce personnage de Tango, jeune femme un peu paumée dont l’errance résonne à celle de Shad et qui trouve dans le milieu africain une chaleur que ne peut lui offrir ni sa famille ni un monde qui « invente des petites solitudes ». Elle se fond avec la belle Olga dans la carte d’Afrique que celle-ci projette sur un mur comme modèle de ses œuvres d’art autant que dans le désir sensuel d’une altérité insaisissable qu’elle ne pourra rencontrer que dans la mort.
Ses fusions aussi physiques que mentales avec Shad et Olga renvoient à un partage solidaire dans un monde qui le refuse mais évacuent-elles l’irréductible distance qui les sépare ? L’illusion mortifère de Tango est de croire qu’il suffit de se livrer corps et âme pour se fondre en l’Autre. La mort signifie-t-elle alors la limite d’une impossible fusion ou bien le risque encouru quand on se frotte à lui ? Toujours est-il que cela renvoie à une réalisatrice blanche tournant avec des acteurs noirs, qui prend pour sujet une culture autre et le revendique comme un possible dans un monde en partage où les périphéries sont partout.
Elle le fait comme à son habitude sous la forme d’une plongée à la fois musicale et très parlée, un rap frénétique à la mesure de personnages vivant avec le corps et les mains un jeu collectif où la solitude guette celui qui se détacherait du groupe. Le film est à ce rythme et exclut toute pause, si ce n’est quelques plans sur la lagune. Les musiques sont aussi cosmopolites qu’Abidjan, un vrai puzzle où se dégagent les complaintes de Tiken Jah Fakoly que l’on croise aussi au détour d’un maquis.
Des blessures de la mélancolique Tango à celles de ces guerriers pourchassés, ce sont des oiseaux aux rêves fragiles qu’Eliane de Latour réunit dans le ciel d’un monde cruel. Leur destin est l’errance et l’utopie mais leur ambition les porte au-delà des mers quand ils ne brûlent pas leurs ailes. Les Oiseaux du ciel le rappelle fort à propos : ils ne sont pas ce qu’on dit d’eux.

///Article N° : 4379

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