Question d’installation ou questions sur les installations ?

En partenariat avec le Dak'Art
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Une fois n’est pas coutume. Je vais vous raconter une petite histoire qui m’est longtemps restée en travers de la gorge. Un matin, une amie française, professeur de Sociologie de l’art, une artiste sénégalaise et moi-même avons emprunté un vieux taxi branlant pour nous rendre à Liberté VI, un quartier de Dakar au Sénégal.

À peine avons-nous parcouru quelques mètres, un débat d’une rare incommodité s’empare de l’atmosphère du véhicule. La plasticienne me reproche d’avoir abandonné mes séries de peinture ocre sur cartons ondulés au profit d’une série d’installations très peu acquises à son goût. L’apostrophe me met dans un état second. Elle me paraît impertinente par sa formulation même si elle n’en demeure pas moins opportune par son contexte. Nous sommes en pleine Biennale de l’Art africain contemporain. Pour cette édition-là, les installations ont très tôt achevé de… s’installer au cœur de l’actualité des arts. Et je me souviens d’un très lourd silence dubitatif qui s’ensuivit et qui installe dans une méditation profonde l’artiste narcissique, orgueilleux et prétentieux que je représentais dignement ce matin-là. Question d’installation ou questions sur les installations ? Question ne peut-être plus embarrassante et vouloir y répondre aussitôt serait périlleux à mon sens. Cependant, ma conviction est que le sujet que vient de soulever ma compatriote transcende de loin les contours de ma seule personne et de mes seules œuvres. Que d’entendus, de sous entendus, de malentendus et de malentendants à ce propos suis-je enclin à dire pour parodier une formule très actuelle du Dak’Art. Les raisons qui expliquent cette confusion généralisée sur les arts visuels et entre les acteurs sont aussi diverses que variées.
Les artistes, pour la plupart, très fiers d’eux-mêmes, s’emmurent souvent dans leurs ateliers et se taillent, comme par plaisir, des concepts généralement très chargés. Aussi se donnent-ils toutes les libertés d’un développement sémantique sans en mesurer la pertinence et les conséquences auprès de leurs cibles. Les critiques d’art, faute d’arguments de pointe pouvant leur permettre de contextualiser et de mettre en perspective leurs sujets, jouent de plus en plus la carte de la prudence, de peur de se planter à mi-chemin de leurs réflexions. Les philosophes et autres universitaires, quant à eux, préfèrent se dérober avec leurs ouailles dans des salles d’audiences et baisser rideau devant l’actualité brûlante de l’art contemporain. C’est le siècle des récréations prolongées indéfiniment. Et fini donc le temps des grandes idéologies qui fédèrent littéraires, philosophes et artistes comme à l’époque du surréalisme d’André Breton qui avait comme répondants des artistes de renom tes que Max Ernst, Juan Miro, Yves Tanguy, André Masson, René Magritte, Salvador Dali, etc. Loin derrière nous le temps où feu Léopold Sédar Senghor, Pape Ibra Tall et les autres s’appropriaient à leur manière, et en parfaite synergie, les préoccupations du monde noir ! La mort des  » ismes  » qui ont jalonné l’histoire de la littérature et des arts a-t-elle finalement emporté dans la retraite précipitée les enjeux de la confrontation des idées dans le monde des créateurs ? Dans tous les cas, le contexte ainsi campé sur les arts visuels en général et sur les installations en particulier montre la complexité de notre sujet. Le déficit criard d’investigations théoriques sur les questions majeures agitées par l’art contemporain interpelle ainsi au premier chef la responsabilité de toute la communauté artistique.
Indicateurs et critères de repérage d’une installation
Je me souviens encore, dans le taxi, avoir cherché dans le silence coupable de ma méditation la définition selon laquelle l’installation serait  » une œuvre faite d’éléments arbitrairement choisis, disparates ou non organisés dans un espace « . Mais cette définition me semble très ramassée indépendamment du fait qu’elle en ajoute à ma confusion. De là, je remonte alors vers l’année 1996, précisément lors de l’édition de la Biennale de Dakar qui consacre  » Hommage aux chasseurs du Mandé « , une imposante et intrigante installation de l’artiste malien Abdoulaye Konaté, lauréat du Prix Léopold Sédar Senghor, ayant en son temps suscité beaucoup de curiosité. Beaucoup de malentendus également. Le matin du 9 mai 1996, Dak’Art révèle brusquement et brutalement à ceux qui n’ont pas ou qui n’ont plus fait l’expérience du reste du monde, des installateurs de la trempe de Kra Nguessan et de Yacouba Touré de la Côte d’Ivoire, de Pascale Marthine Tayou du Cameroun avec ses  » chaussettes universelles  » qui ont provoqué l’ire de grands mollahs de l’art. Cependant, cette date repère ne règle pas pour autant les sous-entendus de ma compatriote plasticienne même si elle représente un moment historique de contact franc entre les amateurs d’art sénégalais et ce complexe de formes qu’il convient d’appeler désormais  » installations « . Car si les œuvres des artistes cités plus haut portaient paradoxalement la marque  » installations « , d’autres aux mêmes allures étaient juste tenues pour des sculptures traditionnelles. Dans ce lot, nous pouvons citer, entre autres,  » L’ancre du miséricorde  » de Mbaye Diop du Sénégal et  » Secours aux sinistrés  » de son compatriote Pape Youssou Ndiaye.
La dialectique œuvre / environnement et l’interconnexion du triptyque  » œuvre-espace-public  » ne systématisent pas encore les frontières et les caractéristiques propres aux installations. Les indicateurs et les critères de repérage d’une installation tardent à se préciser. Néanmoins, les installateurs se multiplient à grande échelle et le concept s’installe progressivement dans une agréable confusion. Il est souvent au cœur de débats contradictoires les plus osés sans aider à dessiner ses marques et à cerner ses limites par rapport à l’effet de mode. Les installations procèdent-elles de la mode ? La confusion est d’autant plus grande lorsque l’idée me vient de fouiller des réponses auprès de feu Moustapha Dimé. Son œuvre titrée  » Les amis « , réalisée pour l’essentiel à partir de grands pans frustes de pirogues recyclés et installée à quelques empans de l’Océan Atlantique auquel elle tourne superbement le dos, a-t-elle quelque chose à envier à ce que Dak’Art 1996 a concocté comme  » installations  » dans un espace communautaire fermé (salle d’exposition de l’Institut Fondamental de l’Afrique Noire – IFAN) ? Plus je parcours Dimé dans ma méditation, plus ma confusion va crescendo. Ses séries  » Danse contemporaine « ,  » Bancs de poisson  » et  » Voie divine  » ne font que me rendre encore plus confus. Confus de n’avoir ici et maintenant rien à opposer à l’apostrophe de ma collègue. Dimé réussit pourtant, en son temps, à mettre à la croisée des chemins le triptyque  » œuvre-espace-public  » si recherché dans les installations sans aller entre autre indication au-delà de la simple et routinière inscription : sculpture, bois, pierre, fer.
Sans avoir a priori la certitude de la nature du lien entre les installations et certaines œuvres des années 1960, par un simple coup de flair, j’interroge subitement l’Histoire. La création est très dynamique et ne procède pas du néant ; autrement dit elle ne peut être une production ex nihilo. L’introspection du passé, en général, est assurément une opération d’éclairage sur ce qui est déjà fait. Le constat sur ce passé ne manque guère d’intérêt, non pas parce qu’il trouve les réponses à la problématique globale liée aux installations et par conséquent apaise mes inquiétudes. Loin s’en faut ! Des dénominateurs communs entre l’œuvre des années 1960 et ces installations autorisent cependant de croire à un processus longtemps enclenché et qui passe pour un ensemble de signes précurseurs. En 1947 déjà,  » l’art brut  » plus connu sous le nom de  » Lumpen Art  » aux Etats-Unis se démarque par sa singularité. Jean Dubuffet consacre l’accumulation insolite et hétéroclite comme valeur et fondement esthétiques de l’art tel qu’il le conçoit. Plus tard, entre 1951 et 1960, les adeptes du  » Funk Art  » font l’éloge de l’accumulation hétéroclite de matières incongrues, de matériaux éphémères et fragiles, d’immondices trouvées dans les poubelles qu’ils n’hésitent pas à abandonner dans les espaces d’expositions. C’est un art de l’anti-message qui interpelle le visiteur qui a la lourde charge d’en donner un sens. Le dialogue public / œuvre qui caractérise les installations trouve là un dialogue d’un autre âge. Dans le sillage de cette approche qui semble ouvrir la voie à ce qu’il convient d’appeler  » antiforme « , l’art conceptuel signe en 1965 son ambition de faire reculer les limites de l’expression plastique traditionnelle en posant la problématique de la création sous l’angle du geste artistique, du sens, de la sémantique et de la finalité. Il y a là, en toute évidence, un liant entre le passé et le présent si tant est que le sens d’une installation transcende pour la plupart des cas la simple matérialité de ses seuls éléments qui la composent. Dans le cas d’espèce, nombre d’installateurs, par le contenu, la mise en scène ou la théâtralité de leurs œuvres, jouent le rôle d’animateurs ou de catalyseurs. Et la seule ambition, en faisant participer le public, est d’arriver à un spectacle qui réussit à capter pour ne pas dire capturer l’attention du percevant-acteur en vue de le sensibiliser sur des faits brûlants de société. En cela, les installations renvoient à  » l’art sociologique  » et  » l’esthétique de la communication  » qui se sont développés entre 1974 et 1983 en France. L’apparition de la vidéo comme média (art vidéo) favorisera, dès les années 1960, toutes sortes de combinaisons qui ne sont pas étrangères à la diversité et à la variété des activités artistiques que nous connaissons actuellement.
Point de convergence de la peinture, de la sculpture, de l’architecture…
Le soubassement inédit, provocateur et spectaculaire de certaines installations, souvent source d’interrogations et / ou de protestations, est par ailleurs largement partagé par le  » Body Art  » ou art corporel. L’exemple le plus illustre dont je me suis souvenu dans le taxi branlant est celui de l’artiste viennois Gunther Brus qui, au cours d’un de ses  » Happening « , a fini entre les mains de la police du fait de très fortes images corporelles à la limite de la provocation publique. Lorsque Brus se lacère le corps, se masturbe et boit de l’urine déféquée sur un podium et face à son public, il s’inscrit dans une droite ligne de revendication propre au  » Happening « , à la  » Performance « . En effet, ces artistes qui s’en réclament revendiquent sur scène un rôle digne de ce nom dans la société et aspirent à une relation interactive directe et physique avec les spectateurs. Le  » Happening « , comme les installations, soutient la communication entre l’art et la vie même si l’approche diffère de l’un à l’autre. Entre 1953 et 1955, cette réconciliation de l’art à la vie par l’introduction d’objets réels synonymes d’objets esthétiques (combine-paintings) dans la composition plastique, a longtemps été une préoccupation des Américains Rauschenberg et Jasper Johns sous le manteau du  » Néo-dadaïsme « . L’histoire est on ne peut plus révélatrice. Elle est rythmée par des ruptures successives sur une trame de conciliations et de refus dont le seul et unique but est la recherche de nouveaux champs d’expression plastique capables de rendre compte, de façon douce ou provocatrice, des inquiétudes, interrogations et réponses – utopiques ou réelles – suscitées par l’Homme et son environnement social. Ainsi l’œuvre d’art, prise dans une perspective diachronique ou synchronique – peu importe ! – pour de simples objets trouvés de Ready-made (le réel en l’état de Marcel Duchamp) ou bien pour des séries de bordels, d’attitudes et d’assemblages inédits et spectaculaires, est hier comme aujourd’hui un appel qui positionne et repositionne, dimensionne et redimensionne inlassablement l’artiste dans le rôle qui est le sien au sein du tissu social. Rebutante ou non, elle est un éternel va-et-vient entre son auteur, le percevant, le milieu et elle-même. Une espèce d’existentialisme plastique !
Les installations présentées ici ou là comme des sculptures multipliées par deux, trois, quatre…, échappent-elles à cette logique ? N’est-ce pas une réponse à une volonté éprouvée d’élargir le champ d’écriture plastique et le sens de la communication visuelle ? Une étape donc du processus que j’ai évoqué au départ du taxi ! Là, j’ai eu droit à un énième arrêt que nous offre le chauffeur tout dépité, pris en tenaille dans une circulation toujours sur-embouteillée. Une occasion de penser au développement de nos pays et d’en rire sous cape car la plupart des agents économiques n’ont même pas où passer et quoi prendre comme moyen de transport pour se rendre au boulot et à l’heure. A cet instant précis, je n’ai aucune idée de la distance qui nous sépare de Liberté VI, notre destination. Une canicule d’enfer règne dans le taxi et lentement, mais peut-être pas sûrement, nous parcourons encore Dakar de la même manière que la notion d’installation a parcouru tout le long du 20ème siècle. Et voilà que ces  » installations  » me tiennent encore la tête et la gorge et me rappellent un illustre Américain du nom de Ed. Kienholz .Ce serait un crime de lèse-majesté que de ne nullement faire allusion à cet artiste qui systématise la pratique des installations à partir des années 1960. Ses installations procéderont en toute logique de ses assemblages, constructions en bois peints et en relief. Et depuis, la notion de volume est comprise dans un sens autrement plus large et beaucoup plus élastique. C’est l’éboulement des frontières entre les écritures artistiques et le sacrifice de la ligne de démarcation entre l’œuvre, sa sémantique, son espace de socialisation et le percevant. L’avènement des nouvelles technologies de l’information et de la communication en accélère l’allure. Le postmodernisme avec l’éclatement des valeurs, le rapprochement des distances et l’émergence de goûts éclectiques semblent tout justifier. TOUT !
Les artistes se grisent de cette ère nouvelle et dictent sans ménagement leurs rapports au monde physique. Bruce Nauman bouscule toutes les certitudes les mieux établies en matière de genre et de composition et conjugue en une pluralité de temps, d’actions et de lieux réduite en une sorte de liaison dialectique, des volumes, de la vidéo, des formes animalières et humaines. La dynamique, la tension, le mouvement deviennent ainsi des caractéristiques intrinsèques à la création. L’installation passe désormais pour le point de convergence de la peinture, de la sculpture, de l’architecture, du théâtre, de la musique, de la presse, du cinéma, de la vidéo, de la photo, de l’ordinateur et d’une culture numérique, en d’autres termes d’un Mixed Media (cf. Man Ray, Andy Warhol, Nam June Paik). Un multimédia d’un genre assez singulier fondé sur le relationnel et qui donne à voir, à percevoir, à penser, à dialoguer, à prendre comme tel, à maudire ou à vomir ! Qui n’y trouve pas son compte ?
Art africain occidentalisé ou art occidental africanisé ?
Cette prolifération d’installateurs aux Etats-Unis et en Europe n’épargne nullement le continent africain. A ce sujet, l’expo-performance  » Ngor-Ouakam-Yoff  » présentée lors du Dak’Art 2000 par l’artiste sénégalais Viyé Diba est particulièrement intéressante. Plus qu’une simple apparence d’une chirurgie du  » Réel « , l’œuvre en elle-même pose un débat sur la création contemporaine, aux antipodes du culte identitaire inconfortablement cultivé ici et là. L’espace, le temps, l’interdisciplinarité, la pluridisciplinarité, l’objet, le public, l’inédit du geste de l’auteur, tout y est évoqué. Plusieurs arts s’y croisent, s’y interpénètrent et s’y confondent par le truchement d’une approche scénique où le spectateur a le loisir de passer du simple regardant passif au percevant actif. Et l’occasion nous est offerte de ne plus être devant un spectacle auquel nous assistons et que nous subissons pour juger après coup de la valeur esthétique. Nous sommes dans le spectacle, dans la scène, au même titre que les autres acteurs et participons à ce qui donne corps et sens à l’œuvre qui est en train de se réaliser à l’instant, ici et maintenant. Avec surtout la liberté d’y circuler, de s’y frayer des chemins, de toucher la matière, de sympathiser avec elle ou de la rejeter, de s’offrir entre deux brouhahas un silence de frayeur, d’émotion et / ou de plaisir. Et toutes ces sensations fortes et spontanées, conjuguées aux odeurs parfumées des visiteurs et aux sons (bruits, rigolades, commentaires), deviennent subitement effets et causes à la fois : effets d’une composition  » audiovisuolfactive  » inédite et cause d’une impression de tranche de vie réelle où le fantasme, le rêve et l’imaginaire s’emparent du percevant. Cette œuvre donne à voir, à entendre, à humer, à sentir, à penser mais surtout à méditer. Elle bouscule les vieilles habitudes d’un conservatisme tenace. Loin des espaces classiques, des socles taillés sur mesure, des cimaises figées et de la lumière soumise à une précision chirurgicale, le professeur d’Académie tue l’académisme. Et devant ses étudiants encore ! Horreur d’un siècle où tout semble permis !
Il fait tomber les frontières entre les arts et offrir ainsi une sorte de spectacle-performance où installations, sculptures, peintures, vidéo, numérique, happening, body art et théâtre se joignent pour une partie éphémère. De Ngor à Yoff en passant par Ouakam, l’œuvre est justement dans une logique contemporaine. Art africain occidentalisé ou art occidental africanisé ? Peu importe son auteur ! Elle provoque, rebute, émeut, étonne, fascine, fait penser à… Elle est parodie et hommage, blessure et consolation, renoncement et mutation. Elle est accumulation et allégorie, hyperbole, humour, ironie, métaphore et métonymie à la fois. Elle est crise dans la crise. Mais elle est surtout  » apostrophe  » en direction de la société sénégalaise en général et sur la syntaxe urbaine dakaroise en particulier.  » Apostrophe  » ! Le concept me poursuit comme un sort jeté, me colle à la peau et me malmène depuis ce matin dans l’étroitesse de notre véhicule. Ma collègue artiste qui m’avait apostrophé au départ du taxi sur mes installations vient de m’interpeller encore, non sans railleries, pour me signifier cette fois-ci que l’heure a sonné de me réveiller car nous sommes bien arrivés à destination : Liberté VI qui ne me libère pas pour autant.
Je sursaute d’orgueil et après un long soupir, jette un regard furtif, narcissique et honteux à travers le hublot du taxi. Effectivement le taximan vient de finir sa course au moment où la mienne ne fait que commencer car, de question d’installation ou questions sur les installations, il y a encore à dire et beaucoup à dire…

*Centre Régional d’Action Culturelle de Lomé (TOGO)///Article N° : 4400

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