Comment penser l’Afrique ? De la famille africaine, des artistes, des intellectuels, de la critique et des évolutions de la création

Entretien d'Achille Mbembe avec Célestin Monga

En partenariat avec Le Messager, quotidien paraissant à Douala au Cameroun
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« Le temps de la pensée », éditorial publié Norbert N. Ouendji dans Le Messager du 4 mai 2006 :
Tout se passe comme si l’Afrique, enfoncée dans le présent et étranglée par les impératifs de la survie, n’avait plus guère le temps de penser. Pis, on dirait que ses intellectuels – artistes, chercheurs, universitaires, romanciers, hommes et femmes de culture – n’ont rien à se dire, encore moins à dire au monde. Du reste, comment nier le fait que les intellectuels africains éprouvent d’énormes difficultés à dialoguer entre eux ? Très souvent, la liberté intellectuelle faisant défaut et, les structures et institutions destinées à accueillir la pensée n’existant presque pas, ils ont plus de chances de s’exprimer à l’étranger que dans leurs propres pays.
Pourtant, la nécessité d’une pensée neuve et critique sur les transformations en cours sur le continent n’a jamais été aussi impérieuse qu’en ces temps de crise et de blocage. Celle-ci, heureusement, est déjà en cours, fragile il est vrai, mais pleine de promesses également. Souvent, elle surgit de lieux souterrains, et est le fait d’acteurs sociaux inattendus. Force est cependant de reconnaître qu’elle est encore le fait d’individualités trop isolées pour « faire masse ». Cette pensée en gestation est elle-même, à bien des égards, encore trop éclatée et trop éparse pour faire « mouvement ».
Le Messager se propose de combler ce déficit à travers L’Entretien du mois, un supplément mensuel inédit, qui renforcera la place que votre journal accorde aux débats d’idées. Sorte d’agora ouverte à tous ceux qui ont des choses utiles à dire, cet espace donnera l’occasion aux uns et aux autres d’aller à la rencontre des sujets d’intérêt général et des personnalités disposées à les aider à mieux comprendre le monde d’aujourd’hui et de demain. Ce nouveau chantier a précisément pour objectif de donner voix et visibilité à ce qui se fait de plus novateur dans le domaine de la pensée critique en Afrique même si pour des raisons évidentes, l’actualité nationale pourrait nous amener à observer et à envisager les choses autrement.
L’idée est de convier des intellectuels, créateurs, romanciers, artistes, travailleurs de l’esprit et producteurs de culture, autour d’un format original, la conversation-interview. On s’en tiendra parfois à des interviews classiques, en sollicitant l’éclairage des hommes et femmes d’ici ou d’ailleurs sur les questions préoccupantes de l’heure. Autrement dit, L’Entretien du mois est dédié à des figures qui font autorité et dont le rayonnement, la pertinence du propos ou la hauteur du ton invite à la lecture et à la réflexion. Il s’agit de privilégier des interlocuteurs qui, par leur capacité d’analyse et leurs idées, peuvent apporter une contribution significative au développement, au changement des mentalités et à l’épanouissement intellectuel des jeunes.
La première interview du genre, essentiellement réalisée grâce au courrier électronique entre mars et avril 2006, est conduite par Achille Mbembe, professeur d’histoire et de sciences politiques à l’université du Witwatersrand, (Johannesburg, Afrique du Sud) et à l’université de Californie à Irvine (Usa). L’invité de cette grande plume, que nos lecteurs connaissent comme auteur de la Chronique du mardi, est Célestin Monga, Lead economist et conseiller du premier vice-président de la Banque mondiale (Washington, D.C., Usa). Célestin Monga s’exprime ici à titre strictement personnel. Ses déclarations n’engagent donc, en aucun cas, la Banque mondiale.
L’entretien qui suit est frappant aussi bien par sa densité et sa profondeur que par son élégance et sa courtoisie. Il couvre des domaines aussi variés que le statut et les acteurs de la critique sociale dans l’Afrique actuelle, les formes et la portée des dissidences culturelles, les conditions de l’émancipation africaine aujourd’hui, la créativité musicale et artistique, les langages de la transformation politique et les questions liées à la famille, à la sexualité et à l’éthique. Le débat sur l’homosexualité, la lecture politique des prouesses de Roger Milla à la coupe du monde 1990, la satire des « intellectuels » africains, etc. meublent également cette conversation riche, qui nous permet de renouveler notre regard sur la vie et la façon dont le monde est géré. Au passage, se dévoilent deux sensibilités esthétiques et politiques, produit de deux itinéraires différents mais bien enracinés dans une manière d’être Africain à l’âge de la globalisation.

Partons de l’hypothèse selon laquelle il y a, à chaque période de l’histoire d’une société, une série de secousses muettes, de conflits invisibles qui parcourent le champ social et culturel, ou encore un ensemble de questions décisives que l’on ne parvient pas encore à formuler distinctement, mais qui doivent pourtant être posées si de profondes transformations doivent avoir lieu. Quelles sont, de ton point de vue, les deux ou trois questions qui, dans la vie africaine contemporaine, répondent à ce critère et pourquoi ? Comment les débusquer et comment travailler à leur émergence en tant que questions critiques pour l’avenir ?
Supposons qu’un observateur venu de la planète Mars débarque aujourd’hui sur terre et observe l’Afrique en comparaison aux autres continents. Idée saugrenue, mais peu importe. Il aurait du mal à réconcilier ses impressions dans une synthèse cohérente.
D’un côté, il verrait des gens matériellement plus démunis qu’ailleurs. Il noterait que beaucoup d’Africains sont comme des personnages de Fernando Pessoa. Ils existent sans le savoir. Ils sont comme un intervalle figé entre leurs rêves et ce que la vie fait d’eux. Ils sont une moyenne abstraite et charnelle entre les turbulences du quotidien et la vie en pointillés qui les étouffe. Ils paraissent étrangers à leur propre conscience. Leur itinéraire ne leur appartient pas et leur destin se construit en marge d’eux-mêmes. Et ils sont surpris de découvrir accidentellement l’humanité de leur voisin. Pourquoi ? Parce que l’Afrique souffre de quatre déficits profonds qui se renforcent mutuellement : le déficit d’amour-propre (self-esteem) et de confiance en soi ; le déficit de savoir et de connaissance ; le déficit de leadership ; et le déficit de communication.
D’un autre côté, notre expert Martien serait surpris de constater que les Africains sont, malgré tout, les habitants les plus optimistes de la terre. Ils ont développé un art de vivre qui leur permet de dompter la souffrance et de rire de leurs malheurs. N’empêche : le diagnostic final de l’expert venu d’ailleurs serait globalement préoccupant, car les civilisations africaines ont perdu beaucoup de terrain depuis quelques siècles. Ayant voyagé à travers la galaxie, il nous mettrait en garde : toute chose a besoin de maintenance et de réparation. Tout comme les montagnes qui finissent par s’écrouler, les civilisations s’évanouissent lentement si on ne leur insuffle pas assez d’énergie.
Nous sommes donc confrontés à quelques interrogations : comment nous libérer de l’état d’esprit qui consiste à se mépriser et à négliger l’Autre au point de croire que ce dernier n’existe pas ? Comment changer les représentations que nous avons de nous-mêmes et des autres ? Quels citoyens africains voulons-nous produire pour devenir enfin les sujets de notre propre histoire, et non simplement l’objet de nos fantasmes et de ceux des autres ? Quel dessein avons-nous pour nos sociétés ? Quel doit être le mode d’emploi de notre vie ?
La famille et le système éducatif constituent, pour moi, les deux principales questions critiques sur lesquelles nous devons réfléchir. Les relations au sein de beaucoup de familles n’aident pas à préparer les enfants à se valoriser, à assumer les défis de la citoyenneté, ou à saisir les opportunités que la vie leur offrira. Prisonniers de leurs propres parcours, piégés par des histoires de villages, de jalousies familiales, de querelles d’héritage, de rivalités futiles dues à l’ignorance et la crédulité, certains parents ne savent pas offrir à leurs enfants les choses les plus importantes pour leur développement, à savoir un amour inconditionnel et la confiance en eux-mêmes. Nous connaissons tous des gens qui attribuent toutes les difficultés de leur vie à la sorcellerie d’un oncle malfaisant ou au mauvais sort que le voisin leur aurait jeté. Ce n’est évidemment pas avec cet état d’esprit que nous sortirons de notre mentalité de victimes pour revendiquer notre place dans un monde compétitif et globalisé.
Quant au système éducatif, il n’a pratiquement pas changé depuis l’époque coloniale. Sa principale fonction est toujours de fabriquer des fonctionnaires semi-illétrés auxquels on délivre des parchemins purement décoratifs – un peu comme les médailles du Vieux Nègre Meka – pour en faire des auxiliaires de la post-colonie. Si nous parvenons à améliorer le fonctionnement de nos familles et le contenu du système éducatif, nous cesserons de vivre au hasard et l’expert Martien, qui nous rendra visite dans quelques décennies, observera que nos sociétés ont su se régénérer et organiser leur système de maintenance.
Prenons justement la famille. Au-delà du fait qu’il n’existe pas un modèle unique de la famille dite africaine, ton propos semble plaider pour une nette distinction entre l’institution familiale en tant que telle et ce que l’on pourrait appeler un certain esprit du « familialisme ». Nombreux sont, au demeurant, ceux qui, de plus en plus, dénoncent l’esprit du familialisme comme un obstacle à l’émergence de l’individu en Afrique.
L’opposition que certains font entre individu et famille est un peu superficielle et trop mécanique. La crise du sens dont souffre l’individu en Afrique est fortement corrélée à celle de la famille ou du groupe qu’il prétend représenter. Ces deux entités sociales ne sont pas indépendantes l’une de l’autre.
Le familialisme, que je définirais comme l’exploitation égoïste et caricaturale des relations de famille et des dynamiques de groupe à des fins individualistes et parfois sectaristes, découle des dysfonctionnements de notre société, de la pauvreté, et de l’implosion de nos systèmes de valeurs. Nos familles sont souvent écrasées par la misère, ou hantées jusqu’à l’obsession par le syndrome du dénuement. Dans un tel contexte, la fin justifie les moyens. Au sein même des familles, l’individualisme prend les formes les plus insidieuses. On utilise l’étiquette du groupe pour faire avancer son agenda personnel.
Dans beaucoup de familles, on n’accorde par exemple qu’une importance limitée à un parent malade. C’est à peine si on lui rend visite à l’hôpital. Mais dès qu’il décède faute de soins et d’attention, c’est le grand cirque. Chacun se déchaîne pour manifester sa compassion. On organise un grand concert de pleureuses. On court acheter le meilleur costume et le cercueil le plus cher pour son enterrement. On lui organise des funérailles non pas à la noix de kola et au vin de palme mais au vin rouge, au whisky et au champagne. Des millions sont dépensés auprès des restaurateurs-traiteurs pour des orgies collectives. Certains vont même s’endetter pour animer le spectacle. Car en réalité, c’est l’occasion non pas vraiment de célébrer la mémoire de la personne décédée, mais de montrer à tout le village qu’on n’est pas n’importe qui, et qu' »un grand n’est pas un petit ». Cette étrange économie de la mort confirme bien que nos priorités sont à l’envers.
Une autre illustration de ce familialisme pervers est la banalisation de la violence contre les femmes et contre les enfants. On s’accommode de raccourcis éthiques de toutes sortes. Les parents ferment les yeux sur n’importe quel comportement de la part des enfants si cela peut leur permettre de sortir de la misère. Ils ne se posent pas de questions sur l’origine de la fortune de leur fils qui devient un « Feyman », ce d’autant plus que les enfants sérieux, qui se contentent d’aller à l’école, obtiennent des diplômes leur garantissant seulement le chômage.
Il y aurait donc, à tes yeux, plusieurs niveaux de compréhension de la famille africaine.
Oui. Il y a d’abord le concept lui-même, qui est toujours un peu flou, et ne s’accommode pas toujours des descriptions académiques que l’on trouve dans les ouvrages de sciences sociales. Les économistes et les statisticiens butent sur ce problème lorsqu’ils tentent de réaliser des sondages auprès des ménages africains. Les définitions de la famille deviennent beaucoup plus élastiques qu’ils ne l’imaginaient sur le papier. Ceci est dû au fait que la notion occidentale très restrictive de famille dite moderne (un couple et ses enfants) est relativement nouvelle et inopérante dans nos sociétés.
Un deuxième niveau de compréhension est la matérialité de ce que chacun de nous considère comme étant sa famille, ses fonctions sociales, son efficacité économique, les relations de pouvoir au sein de cette structure non seulement entre hommes et femmes, mais également entre générations, entre lignages, etc.
Il y a enfin le fait troublant qu’est la conjonction des silences autour de la famille africaine. Silence social lié à une sorte de pudeur mal placée : nos sociétés n’aiment pas trop parler d’elles-mêmes. Silence politique à cause du déficit d’idées nouvelles qui caractérise le débat public au sein d’une classe politique obsédée par le pouvoir et par la jouissance. Silence académique parce que ceux qui élaborent les programmes scolaires et universitaires sont souvent des Nègres complexés, dont le seul objectif est de recopier bêtement les concepts qu’ils ont mal digérés lorsqu’ils préparaient leurs thèses de doctorat à Paris.
Ces silences conjugués nous empêchent de comprendre que nos difficultés économiques et politiques reflètent avant tout une grave crise des systèmes sociaux. Il suffit de voir la violence des conflits souterrains au sein des familles, entre parents et enfants, ou même le délabrement de la vie des couples. Pas besoin de statistiques pour mesurer de l’ampleur du désastre ! Parce que les parents ont parfois eux-mêmes manqué de bons repères, beaucoup de jeunes grandissent dans des familles qui ne les préparent pas à assumer les deux principales responsabilités de la vie, à savoir établir une vraie relation de couple avec le conjoint pour former une famille stable, et élever des enfants en leur inculquant l’éthique du travail, les vertus de l’amour et du respect de l’autre. Les taux officiels de divorce restent relativement faibles en Afrique parce qu’ils sont mal recensés, et aussi à cause des pressions économiques, socioculturelles et religieuses qui forcent certains couples à rester ensemble même lorsqu’il n’y a plus ni amour, ni respect mutuel.
Faisons un pas en arrière. En évoquant les questions que l’on ne parvient pas encore à formuler et qui doivent pourtant être posées, ce que je vise aussi, c’est le statut de la critique dans l’Afrique contemporaine. Par « critique », j’entends, simplement, la somme de travail pour penser autrement – mais penser autrement dans le but de faire autre chose ; de devenir, comme tu le suggères d’ailleurs, autre que ce que nous sommes dans le présent. D’après toi, où sont, dans l’Afrique d’aujourd’hui, les lieux où s’opère cette sorte de « critique » ? Quelles formes prend-elle et quel est son impact potentiel ?
Une telle critique ne s’attaque pas simplement au politique. Elle va plus loin car elle s’attaque au problème de fond, qui est celui des limites que nous imposons à nos rêves et à notre imaginaire.
Elle prend diverses formes, mais c’est dans les actes les plus banals de la vie quotidienne et dans les arts et le sport que la subversion est la plus corrosive – et la plus insidieuse. Elle fait sauter le couvercle, la chape de plomb que plusieurs siècles de déficit d’amour-propre ont imposé aux Africains. Elle y parvient en nous faisant entrevoir d’autres possibilités. Car pour un Africain, l’ambition d’excellence est une attitude hautement subversive.
Des exemples ? Certains vont sauter au plafond en m’entendant dire que Roger Milla a apporté sa contribution dans le déclenchement du processus de démocratisation au Cameroun. Qui ne se souvient de sa performance à la coupe du monde de football de 1990 ? C’était un défi à l’ordre établi, un acte audacieux de proclamation que les temps avaient changé. C’était sa manière à lui d’interpeller les Africains en leur disant qu’ils devaient croire en eux-mêmes et ne plus avoir peur de rêver. Prenons un autre domaine, la musique. Au début des années 1970, Manu Dibango compose Soul makossa et arrache un disque d’or aux Etats-Unis. C’était sa manière de mettre les pieds dans le plat, de s’aventurer sur un terrain où nous n’avions pas le droit d’évoluer, de crier à la face du monde que nous refusions désormais d’être des citoyens de deuxième classe.
L’on pourrait en dire autant du travail d’un couturier comme Alphadi, qui est d’abord un mode de reconquête de notre amour-propre, un acte d’indocilité – pour reprendre un thème que tu as bien étudié. Ce n’est d’ailleurs pas le fait du hasard que Nelson Mandela se fait habiller par Alphadi ou par le couturier burkinabè Pathé O. De même, Laurent Gbagbo rechigne ostensiblement à porter des vêtements de Pierre Cardin ou de Francesco Smalto. C’est probablement sa manière à lui de mener la dernière bataille de Dien Bien Phu.
Dans un autre registre, la musique africaine exprime de plus en plus clairement une critique sociale qui ressemble fort à l’insoumission. Les compositions du Congolais Lokua Kanza, de l’Ougandais Geoffrey Oryema ou du Camerounais Richard Bona symbolisent bien ce désir de dissidence. C’est pareil dans la peinture et le cinéma. Aucun dictateur intelligent ne devrait dormir tranquille en regardant un tableau de Pascale Marthine Tayou ou Les Saignantes, le dernier film de Jean-Pierre Bekolo, qui constituent des satires féroces de notre manière d’exister. En fait, parce qu’il élargit l’imaginaire des peuples et a un impact profond sur les consciences, l’art africain aujourd’hui est une menace bien plus grave pour le système oppressif que n’importe quel discours d’un leader de parti d’opposition.
Tu cites Roger Milla. As-tu en tête le sportif et/ou l’ambassadeur itinérant d’un régime parmi les plus corrompus au monde ?
Je parle du « Lion indomptable » qui n’a pas besoin d’un strapontin d’ambassadeur pour être pris au sérieux n’importe où sur la planète. Le monde entier a été le témoin de la puissance de ses rugissements, de la manière dont il a fait entrer l’Afrique par effraction dans des cercles où l’on nous avait exclus. Ce n’est pas un de ces ministres de pacotille qui ont besoin d’un décret présidentiel pour avoir une identité. Ce n’est pas le genre de Nègre complexé qui se satisfait des lambris dorés du pouvoir et que l’on pourrait exposer dans un zoo, comme beaucoup de nos ministres…
Plus généralement, je ne pense pas qu’il faille juger quelqu’un sur l’idéologie supposée de son employeur. Si l’on empruntait ce chemin escarpé, certains esprits malfaisants te reprocheraient par exemple de travailler pour une université sud-africaine qui défendait l’apartheid et le racisme il y a seulement quelques années. Toi et moi serions d’ailleurs dans des situations comparables puisqu’il faudrait alors que je m’explique sur l’idéologie supposée de chacun de mes 11.000 collègues de la Banque mondiale. Ce qui serait évidemment bien au-delà de mes talents.
Je dirais que les régimes politiques et les bureaucraties ne fonctionnent pas comme la Rose-Croix ou la franc-maçonnerie. Ce qui compte, c’est de garder sa liberté de jugement et sa distance critique, et de ne pas être prisonnier ou chantre d’un système. Roger Milla n’a rien à prouver. En ces temps de globalisation et de marketing, il est même une source potentielle de devises et un des meilleurs produits d’exportation dont notre pays dispose. L’on devrait utiliser son image pour vendre le café, le cacao, le coton, le bois, les vêtements, ou même les logiciels que l’on produit dans notre pays. Le Cameroun gagnerait pas mal d’argent en mettant simplement sa photo sur tout ce que nous vendons à l’étranger.
Triomphe de la logique marchande donc, qui fait qu’il y a Milla le symbole de l’émancipation africaine, et Milla – l’autre Milla – le représentant d’un régime corrompu, le public étant appelé à bien distinguer l’un de l’autre. Soit. Ceci dit, la question de fond est tout de même la suivante. Devons-nous vraiment considérer tous les faits sportifs et toutes les formes artistiques africaines contemporaines comme participant, de facto, du principe de l’indiscipline, de la subversion et de la dissidence ?
Non. Tu as raison de me faire remarquer qu’il faut éviter de romancer et d’idéaliser le travail des artistes africains. Il est toujours risqué de chercher des fondements éthiques dans des signaux acoustiques, des formes ou des images. Mais je ne confonds pas l’éthique de la dissidence qui sous-tend une certaine production artistique africaine avec l’esthétique de la vulgarité que revendiquent certains autres artistes.
Car, ce que les chaînes de télévision présentent comme étant « l’art africain » se réduit à des masques généralement assez hideux dont on ne connaît pas les auteurs, et à des danses folkloriques que l’on organise pour célébrer les voyages des potentats locaux ou l’arrivée d’un dignitaire ex-colonial.
Pour prendre la vraie mesure des arts africains, il faudrait aller au-delà de ces arts officiels, qui servent surtout aux mises en scènes administratives, et observer ce que le philosophe Jean-Godefroy Bidima appelle les « arts marginaux », les « arts maudits », ceux qui s’écartent délibérément de l’ordre esthétique en vigueur parce que leur production n’est pas dictée par des gesticulations politiques. A ce moment-là, on entre dans le domaine de la contre-culture, dans la contre-société. On s’aperçoit alors que les arts africains ont une infinité de significations non seulement parce qu’ils émergent de différentes strates de la société, mais aussi parce qu’ils expriment la singularité irréductible de chaque artiste.
Pour ma part, je m’intéresse surtout aux créateurs dont le travail s’énonce en décalage par rapport aux normes officielles, ceux qui pratiquent un devoir d’irrévérence à l’égard des pouvoirs et même de l’ordre social et des canons esthétiques en vigueur.
Et une certaine musique africaine ferait donc partie de ces « arts maudits » qui, quelque part, témoignent sinon d’un certain esprit de l’impertinence et du sacrilège, du moins d’un engagement en faveur de la vie.
Tout à fait. En Afrique, la musique a toujours servi le sacré et ambitionné de réguler et de rythmer l’ordre social : on chante à l’occasion de la naissance d’un enfant, de la célébration d’un mariage, ou à la mémoire des morts. On chante aussi à l’occasion des semailles et des moissons, ou pour exprimer notre allégeance à Dieu.
Depuis la période coloniale, les instances de pouvoir ont tenté de contrôler l’usage de la musique. Mais les artistes ont toujours trouvé le moyen d’esquiver cet embrigadement. C’est la raison pour laquelle chez nous, la musique ne s’est jamais contentée d’émouvoir. Elle a toujours voulu parler, même lorsqu’elle semblait silencieuse ou instrumentale. Elle peut être douce et lénifiante comme celle de Cesaria Evora ou chargée d’une violence tellurique comme celle de Mbilia Bel, Angelique Kidjo, Bailly Spinto ou Gino Sitson. Dans tous les cas, elle nous offre l’infrastructure émotionnelle dont nous avons tous besoin pour résister aux traumatismes de la vie.
Laissons de côté, du moins pour l’instant, les arts et la vie quotidienne. Examinons plus précisément la critique menée par les intellectuels, en faisant momentanément abstraction du fait sociologique qu’en Afrique, la notion d’intellectuel joue, avant tout, des fonctions polémiques.
Vrai. Tu poses là le problème de la définition, du statut et de la fonction de l’intellectuel dans une société affamée comme la nôtre. Comment le définit-on et à quoi le reconnaît-on ? Les artistes illettrés qui font du reggae ou du couper-décaler dans les faubourgs d’Abidjan dans l’espoir de changer la société ivoirienne sont-ils des intellectuels ? Les diplômés au chômage dont le nombre augmente chaque jour dans les rues des grandes villes africaines, sont-ils des intellectuels ? Les « grands professeurs », les « docteurs Machin » que les partis uniques d’hier payaient pour mettre leur compétence au service de la répression et qui, aujourd’hui encore, prescrivent l’obscurantisme sur nos chaînes de télévision nationales sont-ils des intellectuels ? Un mathématicien Sénégalais qui réside à Londres, se voudrait un amateur de cuisine chinoise, écoute exclusivement la musique de Beethoven et se nourrit de philosophie française est-il un intellectuel africain ? Un professeur sud-africain de danse moderne installé à Broadway qui ambitionne de penser la vie sociale à New York à travers une œuvre inspirée de Gershwin et de Maurice Béjart est-il un intellectuel africain ? Un écrivain congolais ayant étudié en Russie, installé en France et n’ayant pas remis les pieds dans son pays natal pendant trente ans est-il africain ? Si l’intellectuel africain existe, comment s’exprime-t-il et quels critères et cadres d’analyse doit-on utiliser pour cerner, évaluer et juger son engagement ?
Et puis, a-t-on le droit de juger de l’engagement social d’autrui ? Qui serions-nous pour énoncer des hypothèses de bonheur social et prescrire une manière unique d’être Africain – et une seule façon de voir ? L’intellectuel africain a-t-il un devoir de participation à la gestion des affaires publiques ? A-t-il un devoir d’influence sur la direction que doit prendre le mouvement social – ce qui suppose un postulat de compétence ? Le cadre africain est-il plus forcément « éclairé » que les populations au nom desquels il parle ? Dispose-t-il de la légitimité et de la confiance nécessaires pour légiférer au nom du continent, comme se demande ironiquement Chinua Achebe ? Nous ne sommes pas les seuls à nous buter sur ces questions. De Julien Benda à Edward Said et à Fabien Eboussi Boulaga, les représentations de l’intellectuel n’ont cessé d’être questionnées.
Pour moi, finalement, un intellectuel est quelqu’un qui ambitionne d’élargir les frontières du stock de connaissances dans le but de donner plus d’épaisseur à nos vies, ou de nous pousser à prendre nos responsabilités. Travaillant sur des idées, il met la réalité en concepts. Il confronte les orthodoxies et les dogmes au lieu de les produire et de les gérer. Il garde l’esprit ouvert et pose les questions les plus embarrassantes à la société et à lui-même.
Admettons la difficulté. Mais au-delà de l’interminable questionnement au sujet du statut et des fonctions de l’intellectuel, y a-t-il très précisément des lieux aujourd’hui où s’effectue une critique spécifiquement « intellectuelle » novatrice ou transformatrice ? Quels sont-ils ? Et s’il n’y en a pas, à quoi cela tient-il ?
Les lieux où s’exprime une critique « intellectuelle novatrice ou transformatrice » – pour reprendre tes termes – ne sont pas statiques. Ils ont évolué au rythme du chaos de notre histoire socio-politique. Pendant l’époque coloniale, ce sont surtout les syndicats, les mouvements d’étudiants comme la Feanf, et les partis politiques indépendantistes qui hébergeaient la réflexion critique. Il y a eu ensuite l’euphorie des années soixante : beaucoup d’intellectuels africains avaient été grisés par les indépendances que le Général De Gaulle nous a généreusement accordées après avoir annoncé à Alger : « Je vous ai compris »… Ils se sont endormis brutalement, comme sous une cure d’opium. C’est surtout à la fin des années 1960 et pendant la décennie 1970 qu’ils se sont réveillés. Certains se sont alors réfugiés dans des universités comme celles de Dakar (Sénégal), d’Ibadan (Nigeria) ou de Makerere (Ouganda). D’autres ont continué de publier auprès de maisons d’édition comme Présence Africaine, Maspero ou Zed Books, ou encore dans des revues académiques comme Ethiopiques et Abbia. Des cercles de réflexion, et parfois même des cafés littéraires ont parfois vu le jour.
Aujourd’hui, la critique intellectuelle la plus pointue est enfouie dans les journaux africains, dans les blogs de l’Internet, et dans quelques revues académiques au tirage malheureusement confidentiel. Il y a également quelques voix rauques et discordantes sur les campus universitaires ou dans des maisons d’édition dont les ouvrages sont hors de prix. L’audience et l’impact de cette critique sont donc limités. Pour être percutante, elle devrait investir les lieux de grande écoute comme les nouvelles chaînes de radios et de télévision, s’infiltrer dans les programmes scolaires, et pactiser un peu mieux avec des vecteurs de communication populaires comme le cinéma ou le théâtre. Sinon, elle continuera d’apparaître comme la triste rengaine d’intellectuels aigris, et donc comme une forme d’agitation exotique et destinée à l’autocélébration.
Nombreux sont ceux qui, récemment, n’ont cessé de me dire : « Eh bien, la critique telle qu’elle est faite par les intellectuels ne mène à rien ; elle ne débouche sur rien ». Derrière ce scepticisme se trouve l’idée selon laquelle cette critique est de l’ordre de « l’idéel » alors que ce dont on a besoin, ici et maintenant, c’est d' »action directe ». Serions-nous donc en train de faire l’expérience d’une culture dominante où la seule réalité concevable est celle qui résulte de l’action directe et immédiatement « utile » ? Comment expliquer ce déplacement culturel et ce scepticisme à l’égard de la pensée et ce « désenchantement » à l’égard de la figure de l’intellectuel ? Et puis, jusqu’à quel point peut-on continuer d’opposer « critique intellectuelle » d’un côté et, de l’autre, ce que l’on met sous le terme « transformation pratique » et presque sans « médiation » aucune ?
Cette tension et ce questionnement existent dans toutes les sociétés. Le problème se pose avec plus d’acuité chez nous d’abord parce que la production intellectuelle tarde à se libérer de l’héritage intellectuel encombrant de la décolonisation. Rechignant à faire l’inventaire du nationalisme, beaucoup de nos chercheurs restent prisonniers d’une dichotomie stérile : soit ils concentrent leurs efforts à hurler leur dépit à ceux qui nous ont longtemps opprimés, soit ils ambitionnent de séduire et impressionner leurs anciens professeurs. Résultat : notre réflexion se détache rarement des contingences de la colère historique et du besoin de séduction.
Quant à ceux qui veulent faire de l’action directe – de la transformation pratique comme tu le dis – ils cèdent parfois à la superficialité et au mimétisme. En refusant le préalable d’une pensée endogène qui exprimerait les spécificités de nos terroirs et de nos peuples, ils reproduisent simplement les cadres mentaux et les schémas d’action en vogue en Occident. L’on crée par exemple des Ong dont l’objet, les statuts et les modes de fonctionnement sont calqués sur ce que l’on a vu ailleurs. Ça permet de se donner bonne conscience – mais pas d’énoncer des solutions efficaces à nos problèmes.
Enfin, les intellectuels africains évoluent trop souvent en solo. Enfermés dans leurs minuscules tours d’ivoire, communiquant rarement entre eux, ils jouent chacun leur partition et apparaissent comme des singletons qu’on écoute par inadvertance, juste pour se distraire. Je le vois notamment chez les économistes. Repus de leur gloire solitaire et dérisoire, ils se contentent de pérorer chacun dans son coin, comme des âmes damnées. Ils sont donc incapables de susciter le mouvement d’idées qui seul permettrait d’enclencher le type d’interrogations et de secousses sociales dont nous avons besoin.
Bien sûr, certains grands producteurs d’idées sont parvenus à initier le mouvement, à concilier une critique intellectuelle sophistiquée et l’action pratique. C’était le cas de Cheikh Anta Diop, qui avait même créé un parti politique non pas pour devenir Président du Sénégal mais pour promouvoir des idées – à la fin, il ne se présentait même pas aux élections. C’était également le cas de Mongo Beti, qui écrivait des romans extraordinaires tout en animant la meilleure librairie de Yaoundé, ainsi qu’un groupe de paysans dans son village. Tout le monde ne peut pas faire la même chose. Mais nos intellectuels pourraient au moins établir des réseaux puissants de réflexion, d’échanges et d’action. Ils pourraient s’organiser de façon plus rigoureuse, créer des associations un peu plus dynamiques, et institutionnaliser des moments de rencontres sous la forme de symposiums ou de forums annuels où l’on discuterait des thèmes d’intérêt général, des grands chantiers de notre devenir.
Un dernier mot concernant le « désenchantement » à l’égard de la pensée et de la figure de l’intellectuel : pouvons-nous vraiment nous contenter d’une existence sociale où la pensée, soit n’existe pas, est découragée ; ou encore n’a de valeur qu’en relation à un jeu d’instrumentalités, notamment à travers les problèmes pratiques qu’elle permet de résoudre ?
Lorsque Pascal Lissouba était président de la République du Congo, il insistait pour que sa photo officielle de chef d’Etat porte la mention « Professeur », parce qu’il avait traîné pendant quelques années comme un obscur enseignant de laboratoire dans une université de troisième ordre en France.
Beaucoup de cadres africains n’ont jamais pu vaincre ce complexe de l’inutilité, ce déficit d’existence qui les pousse constamment à exiger que le peuple les prenne au sérieux. Ils passent leur temps à proclamer qu’ils ont étudié à l’étranger et que de ce fait, la société leur doit une rémunération. Sanglés dans leurs costumes sombres dans la chaleur de Brazzaville ou de Douala, ils insistent pour que l’on sache qu’ils portent une cravate de chez Hermès et qu’ils sont de grands connaisseurs des vins de Bordeaux. Ils sont comme ces alcooliques qui auraient besoin d’une bonne cure de désintoxication.
L’anti-intellectualisme s’explique d’abord par le fait que le public africain a tendance à confondre « intellectuels » et « diplômés » – ce n’est pas la même chose. Beaucoup de ceux qui réclament bruyamment l’étiquette d' »intellectuels » le font surtout pour accéder à des positions de pouvoir. Certains rejoignent même les gouvernements qu’ils n’ont cessé de critiquer, et en deviennent les serviteurs les plus zélés. Le public n’est évidemment pas dupe de ces caméléons qui font de la transhumance politique.
Une autre explication de la méfiance qui existe à l’égard de ceux que l’on appelle souvent abusivement les « intellectuels » est le fait qu’ils reproduisent souvent, de façon mimétique, les rudiments de ce que l’école coloniale leur a appris. Ce faisant, ils nous proposent des représentations de nous-mêmes qui ne nous aident pas à conceptualiser efficacement nos problèmes.
L’oppression a laissé de larges cicatrices dans l’âme de beaucoup d’intellectuels africains. Même lorsqu’ils croient s’être émancipés, ils demeurent sans le savoir prisonniers des fantasmes des autres. Ils ne se valorisent que dans le regard de l’autre, du maître. Ils n’existent qu’à l’échelle du mépris dont ils sont l’objet. Ils ont tellement internalisé l’humiliation qu’ils abdiquent leur humanité, parfois même sans en être pleinement conscients.
C’est pourquoi beaucoup d’entre eux se définissent uniquement à travers leurs titres académiques. C’est aussi pour cela que le travail de Cheikh Anta Diop ou Théophile Obenga, que je trouvais un peu excentrique lorsque j’étais moi-même un stupide étudiant à la Sorbonne, me paraît aujourd’hui essentiel. Si nous voulons sortir de la crise du regard dont parle souvent Jean-Marc Ela, nous devons engager un débat vigoureux sur le regard que nous portons sur nous-mêmes. Car, à plusieurs égards, les représentations de soi déterminent la manière dont on conçoit la réalité. Chacun de nous est, en fin de compte, ce qu’il croit être ou ce que les autres l’ont convaincu d’être.
Quant au risque de voir la pensée se réduire à un simple jeu d’instrumentalités, je le redoute moins que toi. L’effervescence intellectuelle, même centrée sur des choses purement pratiques, laissera toujours une place suffisante à une autre pensée plus ambitieuse, focalisée sur les grands desseins philosophiques de nos sociétés.
Ne pourrait-on pas dire que l’un des échecs du dernier quart de siècle est d’avoir privilégié une certaine critique politique de notre présent exclusivement centrée sur le pouvoir politique (je dirais même exclusivement centrée sur la personne de l’autocrate et ses frasques) et oublieuse, non seulement de la complexité du pouvoir en général, mais aussi des autres domaines de la vie ?
Cette thèse est soutenue par ceux qui estiment qu’il faut négliger, contourner ou même oublier les pouvoirs autoritaires africains, et se concentrer sur la société africaine elle-même. Je crois, comme Guy Adjété Kouassigan, que le vrai changement est celui de l’homme lui-même, et qu’il ne saurait se limiter à des discours sur le fonctionnement du politique. En même temps, dans nos pays où l’ombre de l’Etat écrase tout, où le secteur privé est embryonnaire ou alors otage de quelques arrêtés ministériels et des humeurs des inspecteurs d’impôt, et où la société civile est étouffée, nous ne pouvons pas faire l’économie d’une discussion du rôle du pouvoir politique, de l’optimalité de ses fonctions et de sa responsabilité.
J’ai appris récemment que 75.000 enfants dorment dans les rues en Zambie. Le chiffre est probablement au moins aussi élevé au Cameroun, au Sénégal ou en Côte d’Ivoire. Nous savons tous comment l’Etat a pratiquement institué des Bantoustans au Congo ou au Cameroun pour les populations Pygmées, qui n’ont droit ni à l’éducation, ni à la santé, ni à aucune infrastructure de développement. Nous ne pouvons pas nous taire face à de telles situations simplement par crainte d’être accusés de privilégier la critique politique.
Hormis peut-être un certain sens de la « dette » à l’égard de ceux qui l’ont combattu, que reste-t-il aujourd’hui de ce qu’on appelait autrefois le « néocolonialisme » et l' »impérialisme » ? Quelle valeur peut-on encore accorder au principal outil analytique qui, prétendait-on alors, servait le mieux à cerner notre réalité, à savoir le marxisme, dont le sort, en Afrique, fut longtemps lié à la fois à une certaine idée de l’émancipation et à une forme de clôture nationaliste et culturelle, voire d’autoritarisme politique ?
Le nationalisme et le marxisme ont servi de détonateur et d’instrument analytique pour la lutte anti-coloniale. Ceux qui ont mené ce combat intrépide, souvent au péril de leur vie, l’ont fait pour que nous puissions converser librement aujourd’hui sur notre devenir et inventer de nouveaux instruments d’analyse correspondant à nos expériences de vie et à nos itinéraires. Nous nous appuyons donc effectivement sur les épaules de glorieux anciens.
Dans mon domaine, la science économique, j’ai une dette intellectuelle imprescriptible à l’égard des marxistes comme Samir Amin, des panafricanistes comme Joseph Tchundjang Pouémi ou des nationalistes comme Georges Ngango, même si je me distance assez nettement de certaines de leurs thèses. Je suppose d’ailleurs que tu peux en dire autant dans ton domaine. Dans la conversation avec notre présent et notre futur, nous nous gardons donc bien de sous-estimer la contribution de ceux qui nous ont ouvert la porte.
A ce sujet, je me souviens d’une conversation avec le violoniste du groupe antillais Malavoi. Je lui disais la fraîcheur que m’apporte leur musique, en comparaison avec l’ennui mortel qui m’habite lorsque j’écoute des artistes antillais plus anciens comme David Martial ou la Compagnie Créole. Il m’a répondu que c’était une erreur de voir les choses de façon aussi tranchée. Il m’a expliqué que son goupe, Malavoi, n’avait pu exister que parce que des pionniers comme la Compagnie Créole ou Kassav leur avaient ouvert le chemin. Comme quoi les courants intellectuels naissent d’un processus de sédimentation d’idées. De même, les inventions culturelles procèdent souvent d’un aggiornamento silencieux. C’est pour cela que nos identités sont mutantes et multiples, et qu’il y a en permanence une modernité de nos traditions.
Ta question évoque aussi le problème plus général de l’efficacité des outils d’analyse sociale basés sur le nationalisme culturel, et du mythe de la pureté des civilisations africaines telles que les énoncent certains auteurs panafricanistes. Il faut évidemment sortir de ce carcan intellectuel. Je partage ton intransigeance à l’égard du fétichisme bio-racial. Les civilisations ne sont pas des particules chimiques étanches. Ceci dit, certaines gèrent mieux le processus de fusion-absorption que d’autres. Nul ne dirait par exemple que la Chine n’est plus chinoise parce que, en 5.000 ans d’histoire, elle a intégré des coutumes de Mongolie ou du Japon. L’imbrication de l’ici et de l’ailleurs dans chacun de nous (comme tu le dis joliment dans un de tes textes) est un fait indéniable, mais elle ne s’opère pas avec la même intensité partout et ses résultats ne sont pas uniformes. Le phénomène qui consiste à se fondre dans des cultures venues d’ailleurs ne touche pas tout le monde, et certainement pas au même degré. Et puis, si tous les citoyens du monde avaient les mêmes doses d’emprunts culturels, nous finirions très vite par être identiques. Le métissage culturel n’aurait plus de justification puisque nous serions comme des ordinateurs fonctionnant avec les mêmes logiciels.
Existe-t-il un lien entre cette obsession identitaire et la sorte de critique qui se limite à faire sangloter l’homme blanc ? Ou encore celle qui se contente de dire que les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être et que pour cette raison, le pouvoir devrait changer de main ? L’une des difficultés, me semble-t-il, est bien de savoir comment échapper au type de « transformisme » en cours en Afrique, dont l’une des particularités est de rester dans le même mode de pensée en changeant, en apparence, les formes ?
Les théoriciens du cosmopolitanisme doivent faire attention à ne pas laisser croire que, du point de vue culturel, nous serions tous devenus semblables sans nous en apercevoir. Kwame Anthony Appiah souligne bien ce paradoxe et le risque d’un « cosmopolitanisme toxique » dans son livre The Ethics of Identity.
Il nous rappelle que les commandos suicides qui ont perpétré les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis étaient des universalistes et des modernes à leur manière. Mohamed Atta, le chef du groupe, était un ingénieur formé en Allemagne, un grand voyageur, un fin connaisseur d’autres cultures qu’il avait d’ailleurs bien intégrées. Il parlait couramment quatre langues ! Beaucoup de mouvements fondamentalistes aujourd’hui sont multiethniques et multiculturels – ce qui ne les empêche pas de prêcher un moralisme globalisant et uniformiste.
Nous devons donc nous méfier des identités de groupes, qu’elles soient nationalistes ou transnationales. C’est pourquoi je préfère laisser les individus se définir comme ça leur convient. L’écrivain nigérian Chinua Achebe se dit « authentiquement africain », ce qui sonne comme du « nativisme », alors que le Sud-africain J.M. Coetzee se sent mieux dans sa peau en Australie. Qu’ils soient heureux tous les deux !
Quant au « sanglot de l’homme blanc », s’il est sincère, il sera toujours une première étape de reconnaissance symbolique, loin d’être suffisante, je te le concède, pour une véritable remise en orbite de nos sociétés. Car n’oublions tout de même pas qu’en cette année 2006, presque cinquante ans après les indépendances, la statue du Général Leclerc trône à la place de l’indépendance à Douala. Nos plus grands boulevards s’appellent De Gaulle ou Giscard d’Estaing, alors qu’aucune rue du pays ne porte le nom de Ruben Um Nyobè ou de Patrice Lumumba. Les programmes scolaires et universitaires sont de médiocres versions réchauffées de ce qui existait pendant la période coloniale. La politique monétaire dans beaucoup de nos pays est conçue et élaborée ailleurs. Les taux d’intérêt que les entreprises sénégalaises, béninoises ou tchadiennes doivent supporter sont pratiquement fixés à Francfort par de petits employés de la Banque centrale européenne, qui ne savent même pas où se trouvent Dakar, Cotonou et Ndjamena. Peut-être serait-il temps de vraiment faire sangloter quelques personnes, blanches ou noires !
Sinon, pour échapper à ce « transformisme », la critique sociale doit s’émanciper de la douleur qui déstabilise beaucoup de nos intellectuels et artistes et réduit leur travail à une complainte interminable ou à la nostalgie de moments que nous n’avons pas connus.
Compte tenu de tout ce que nous venons d’examiner, quelles formes devrait prendre, dans les circonstances présentes, ce que l’on pourrait appeler la « critique radicale » ?
La grosse question à l’intelligentsia africaine est celle-ci : comment penser l’Afrique après le Rwanda et la Sierra Leone ? Comment survivre à la « pulsion génocidaire » et la tentation à mutiler des enfants qui habitent beaucoup de monde chez nous ? Comment penser dans des pays affamés ?
C’est vrai qu’un aspect important du problème est au-delà de la sphère politique. La vérité politique, si tant est qu’elle existe, est probablement circonstancielle et donc éphémère. Le poète Novalis disait que chaque Anglais est une île. Je dirais que chaque Africain est une forêt. Nous sommes tous capables de créativité et de stoïcisme, mais souvent piégés par une telle dose de paranoïa que nous sommes aussi doués pour l’autodestruction. Cet inconfort psychologique explique le taux très élevé d’insécurité et de jalousie de certains Africains aussi bien que le nivellement par le bas qui fait que beaucoup d’entre nous préfèrent souffrir plutôt que de s’accommoder de l’idée que quelqu’un d’autre « réussit ». C’est aussi la raison pour laquelle les Africains excellent sur le plan individuel, mais ont beaucoup de peine à travailler collectivement.
De ce point de vue, le succès des équipes de football comme « Les Lions indomptables » ou « Les Éléphants » peut avoir des vertus sociales pédagogiques. Nous devons dompter nos peurs pour arracher notre place dans ce que Senghor appelait le « rendez-vous du donner et du recevoir ». Beaucoup d’Africains le font d’ailleurs avec succès. Je pense par exemple à Cheikh Modibo Diarra, qui quitte son Mali natal pour aller accumuler un grand savoir scientifique à la Nasa, et revient le faire partager avec des milliers d’enfants d’Afrique. Je pense au musicien Vincent Nguini, qui s’est imposé comme le chef d’orchestre de Paul Simon, dont il a transformé, enrichi et ressuscité le travail. Je pense à Were-Were Liking, dont l’œuvre inspirée des mythes africains est en train de bouleverser l’écriture théâtrale francophone.
Pour moi, ces gens-là ont en commun leur volonté de s’attaquer de front aux quatre déficits que j’ai mentionnés tout à l’heure, et d’exalter l’éventail de nos possibilités dans un monde ouvert et globalisé. Leur travail va bien au-delà de ce que tu appelles le « transformisme ».
Admettons que ceci soit le cas. Il reste tout de même, comme tu le signales d’ailleurs toi-même, que nous éprouvons d’énormes difficultés à faire déplacer et à transformer les cadres de pensée, à modifier les valeurs reçues, à faire en sorte que les affrontements politiques soient plus que de simples affrontements de villages. En l’état actuel des choses, peut-on vraiment dire que les rapports de force en vigueur sont nettement favorables à un changement en profondeur de nos sociétés ?
Une amie Djiboutienne à qui je reprochais de faire partie d’un gouvernement honteux qui opprime la majorité de la population m’a répondu que la vraie opposition consisterait non pas à organiser des manifestations dans les rues, mais à aller en brousse pour apprendre aux gens à lire et à écrire, et ce faisant, leur donner la capacité d’énoncer eux-mêmes les conditions de leur citoyenneté. L’Afrique est coincée entre d’un côté l’auto-pessimisme et le nihilisme des personnes pauvres, et de l’autre le cynisme et l’hédonisme de la petite poignée de ceux qui ont pu tirer leur épingle du jeu. Une critique sociale utile est celle qui nous aiderait à sortir de ce tragique face-à-face entre le découragement et l’égoïsme.
La probabilité d’une confrontation violente est donc toujours très forte. Mais chasser un dictateur et renverser un régime autoritaire ne constituent que la première étape – d’ailleurs la plus facile – du combat pour la liberté. Les Sénégalais, les Maliens, les Kenyans ou les Zambiens le savent très bien. Le plus difficile vient après : il faut construire une société inspirée des valeurs éthiques auxquelles chacun dit adhérer, et abandonner les habitudes et les mentalités dans lesquelles tout le monde s’est longtemps endormi. Ceci suppose un grand nettoyage philosophique, ainsi qu’un ajustement des comportements individuels et collectifs. On s’aperçoit alors que les différents groupes sociaux ont chacun une manière particulière d’imaginer la création du monde, d’envisager l’avenir, et d’énoncer les priorités. Les cosmogonies ne sont pas forcément les mêmes. Pourtant, l’ambition de construire une nation semble partagée par tous.
Une bonne stratégie doit intégrer plusieurs dimensions. D’un côté, elle doit exercer une pression politique multiforme sur les pouvoirs autoritaires pour les contraindre à lâcher du lest. Ceci implique des actions classiques du type désobéissance civile, lobbying de la communauté internationale, etc. Mais comme l’histoire ne fabrique pas à profusion des leaders comme Nelson Mandela ou Martin Luther King, il convient de penser au long terme. Pour cela, il faudrait stimuler les capacités (to empower) des pauvres en les équipant du corpus éthique et de l’infrastructure culturelle dont ils ont besoin pour s’émanciper de leurs propres peurs. Je pense aux initiatives visant par exemple à créer des systèmes éducatifs privés alternatifs, à renforcer le capital social à travers des actions de soutien à la presse privée, ou à mobiliser la société civile et le secteur privé.
Dans nos pays où les attentes et griefs cumulés de pratiquement tous les groupes sociaux dépassent tous les moyens financiers dont pourrait disposer l’Etat, il faudrait organiser la solidarité et la compassion. L’on pourrait utiliser judicieusement des instruments macroéconomiques comme l’impôt ou la politique des taux d’intérêt pour stimuler et orienter l’investissement et la création d’emploi vers les zones où la mobilité des populations est faible, mais où l’infrastructure a une rentabilité économique. L’on peut imaginer aussi des systèmes d’incitations pour que tous les jeunes diplômés (avocats, juges, médecins, pharmaciens, experts-comptables, journalistes, enseignants, etc.) consacrent une ou deux années de leur carrière à faire du travail pro bono dans les zones urbaines ou dans les régions les plus défavorisées de nos pays. Ces incitations pourraient être d’ordre financier, fiscal, ou même simplement de reconnaissance sociale. Si un médecin sortant de fac sait par exemple que deux années passées à soigner de pauvres villageois lui garantissent des crédits d’impôt pour 10 ou 15 ans lorsqu’il créera sa clinique privée, si un jeune avocat sait qu’il sera fait chevalier de l’Ordre du Mérite parce qu’il met ses compétences au service des justiciables illettrés que l’on maltraite quotidiennement dans nos tribunaux, cela encouragera des vocations.
Je voudrais maintenant t’entraîner sur des terrains relativement éloignés de l’économie politique traditionnelle. Si, sur le plan culturel, il y a quelque chose qui marque le début de l’année 2006 en Afrique, c’est bel et bien l’irruption, dans le champ public, des questions liées à la sexualité et à ses formes. En Afrique du Sud par exemple, l’ex-vice président de la République, M. Jacob Zuma est accusé d’avoir violé une jeune dame de moitié son âge et, de surcroît, séropositive. Dans ce procès très médiatique, on voit bien comment la domination masculine se conjugue à une certaine économie du plaisir et à une vision éculée de la « culture traditionnelle africaine » pour produire des risques très réels de mort. Au Cameroun, des politiciens se défendent devant les tribunaux d’être des homosexuels. De quels types de conflits culturels ces événements constituent-ils la manifestation ?
Il y a beaucoup d’hypocrisie dans le discours public sur la sexualité. D’un côté, notre société prétend valoriser un corpus éthique qui place un tabou sur le sujet. La sexualité est présentée comme le vecteur par excellence de la procréation. On la réduit au mariage et aux obligations conjugales, on l’enrobe d’une grande signification spirituelle. L’Etat prêche l’austérité sexuelle et des lois sont votées pour permettre aux autorités de s’infiltrer dans la sphère de la vie privée du citoyen. On cultive aussi une méfiance officielle à l’égard des plaisirs jugés non conventionnels ; on insiste sur leurs effets corrosifs sur l’âme et le destin de chacun. D’où l’inquiétude collective devant tout ce qui peut être considéré comme une démocratisation intolérable des pratiques sexuelles « contre-nature ».
Pourtant, d’un autre côté, on entretient avec frénésie le culte des plaisirs sexuels les plus loufoques, que l’on pare même de vertus mystiques. Les fantasmes collectifs tournent autour de la sophistication des techniques de jouissance. D’où l’engouement pour la pornographie, une des industries les plus prospères en Afrique. Le caricaturiste Popoli m’a raconté que ses bandes dessinées que le public s’arrache volontiers sont celles qui racontent les histoires de sexe les plus pimentées…
Tout ceci relèverait simplement de conversations de bars s’il n’y avait un aspect politique à cette question. En réalité, les tentatives autoritaires de moralisation de la société à travers la réglementation de l’activité sexuelle reflètent deux problèmes : la sexualisation de la politique et la politisation du sexe. Comme le sexisme hier, l’homophobie est utilisée aujourd’hui pour exorciser la peur de cet autre qui serait caché en nous. Elle sert de « préservatif » pour protéger une certaine conception de la virilité. Le sexe est instrumentalisé comme un outil de sélection, d’exclusion et de domination, comme un vecteur de pouvoir. Dans la version anglaise de mon livre Anthropologie de la colère, j’ai longuement discuté la notion de misère affective – notamment celle des femmes – qui, bien plus que la misère sexuelle, reflète le peu de souci que nous avons de l’autre.
S’agissant en particulier de l’homosexualité, qu’est-ce qui la rend si « troublante » dans le discours public africain alors qu’on sait par ailleurs qu’elle est de plus en plus pratiquée ? Est-ce le mode de vie homosexuel (à supposer qu’une telle chose existe) ou l’acte sexuel lui-même ? L’interdiction du corps de l’homme à l’homme ou celui de la femme à la femme s’explique-t-elle, au contraire, par la difficulté que nous éprouvons à libérer nos désirs ?
La biologie et la psychologie nous apprennent que l’homosexualité est un phénomène naturel (hormonal probablement, voire génétique dans certains cas). Il n’y a donc pas de socle moral pour discuter de la validité des orientations sexuelles d’un individu.
Le problème en Afrique est que l’homosexualité, tout comme l’hétérosexualité d’ailleurs, s’énonce surtout comme une mode pouvoiriste, un rite de passage pour accéder aux cercles du pouvoir, une secte activement managée. Parfois, elle semble être un passeport pour gravir les échelons de la haute administration ou pour se faire de l’argent. Mais on n’a pas besoin d’être homosexuel pour utiliser son anatomie comme arme de pouvoir. Pour faire carrière dans certaines entreprises, beaucoup de jeunes femmes doivent se soumettre aux fantasmes sexuels du directeur. A l’université et dans les lycées, certaines étudiantes s’offrent aux professeurs pour passer leurs examens.
Plus que les conduites sexuelles entre adultes, c’est la question des rapports de pouvoir et des critères de validation des individus dans l’ordre social qui me paraît importante. La liberté de comportement est un merveilleux cauchemar, car son bon usage repose sur l’illusion que chacun de nous dispose du libre-arbitre. Or, ce n’est jamais le cas. Chacun d’entre nous approche un problème avec ses préjugés, ses fantasmes, le bagage de son passé, bref sa subjectivité. Il faut en être conscient pour garder l’esprit ouvert.
Je parle de la libération des désirs. Mais l’on pourrait tout aussi bien imaginer que ce dont il est question, c’est de notre difficulté, celle des élites notamment, à pratiquer l’ascèse. Je dis bien « ascèse » et non pas « ascétisme ». Partout, prêtres, religieux, imams et autres croisés prêchent l’ascétisme. Il faut, disent-ils, renoncer au plaisir. Mais ils se gardent bien eux-mêmes de mettre en application leurs préceptes. Paradoxalement, les conditions de pauvreté ne favorisent pas non plus cette culture de l’ascèse. Bien au contraire, elles semblent raviver la course à la richesse soudaine, aux plaisirs immédiats et à la prédation. Si congé doit être donné à l’ascétisme, ne peut-on tout de même pas penser qu’une certaine culture de l’ascèse – sous la forme d’un travail que l’on fait sur soi-même pour se transformer soi-même – est le véritable défi éthique de notre temps ?
C’est vrai que la libération des désirs et la propension à la jouissance et aux plaisirs fugaces crèvent les yeux. C’est d’ailleurs toujours le cas dans les sociétés totalitaires lorsqu’on entrouvre le couvercle d’une marmite bouillante longtemps fermée. On a l’impression de voir des épicuriens et des jouisseurs partout. On l’a vu ailleurs dans le monde, notamment dans la Russie de l’oligarchie à l’époque de Boris Eltsine ou en Argentine après la fin de la dictature militaire. On commence à observer le même phénomène dans les grandes villes de la Chine d’aujourd’hui, notamment à Shanghai. Mais l’arbre que constitue l’hédonisme des nouveaux riches ne doit pas cacher la forêt du stoïcisme de la majorité de la population.
Revenant à notre contexte, je dirai que l’ascèse est en réalité la religion quotidienne de la plupart des Africains. Tenez : A presque quatre-vingts ans, Mami Madé, ma pauvre grand-mère, continue de se lever tous les matins pour aller taquiner une terre ingrate avec sa houe, jusqu’au coucher du soleil, tout cela dans l’espoir de rapporter quelques tubercules ou des grains d’arachide à la maison pour nourrir ses arrière-petits enfants. Des millions d’autres femmes africaines s’imposent quotidiennement ce type de rituel, sous la pluie et sous le soleil, juste pour survivre. L’on ne saurait confondre cette majorité silencieuse avec les quelques élites bruyantes et artificielles qui roulent en grosses cylindrées dans les rues trouées de Douala ou de Kinshasa en écoutant des sonates de Mozart, simplement pour se cultiver une image.
Je voudrais, pour terminer, que l’on explore une série de questions ayant trait non pas aux sonates de Mozart, mais aux mondes africains des sonorités. Qu’est-ce qui, à ton avis, se passe dans la musique africaine depuis, disons, vingt-cinq ans ?
Deux choses. D’abord, sur le plan de la musicologie – par quoi j’entends le contexte dans lequel s’énoncent les musiques d’Afrique, les savoirs auxquels elles renvoient, leurs discours, leurs significations – l’éclosion des genres depuis le début des années 1980 est époustouflante. Il y a trente ans, Francis Bebey opposait les musiques traditionnelles (classiques) africaines à ce qu’il appelait la musique africaine de variétés. Cette lecture un peu schématique suffisait pour offrir un bon panorama des musiques d’Afrique. Aujourd’hui, elle ne suffirait pas à restituer la profusion et l’explosion de créativité sonore qui secoue le continent. Il est désormais presque impossible d’esquisser une typologie cohérente des genres musicaux africains. Les clivages et les parcours ne sont d’ailleurs pas une affaire de générations : il est difficile de réconcilier ce que font des artistes comme Coumba Gawlo, Rokia Traoré, Zap Mama ou K-Tino, qui sont pourtant à peu près du même âge !
L’épicentre de la nouvelle chanson africaine des variétés est probablement Koffi Olomidé, le Grand Mopao. Je conseille souvent à mes amis de s’offrir un de ses vidéoclips pour les jours où ils se réveillent de mauvaise humeur. c’est pétillant et ça décoiffe. Les maquillages des danseuses sont délibérément grossiers, les costumes bigarrés sont délicieusement agressifs pour surligner leurs rondeurs, les coiffures font sauter les tabous, comme pour faire un clin d’œil aux voyeurs qui regardent. La chorégraphie est inventive et pleine d’humour. Elle mime sélectivement nos vies désarticulées. Et il y a la gestuelle ample et élégante de Koffi lui-même, sa voix chaude, grave, majestueuse, qui vous inocule la joie de vivre dès les premières syllabes. Ce n’est pas un grand chanteur au sens technique du terme puisqu’il n’évolue pas sur plusieurs octaves. Mais par ses seules intonations, il vous assure que vous n’avez rien à craindre et que tout ira bien… En fait, c’est une nouvelle forme d’expressionnisme qui aide à survivre à la brutalité de notre quotidien, et nous empêche d’aller gaspiller de l’argent chez des psychologues !
Par ailleurs, beaucoup d’artistes n’ont plus honte d’ancrer leur travail dans l’univers musical dit traditionnel : les Toumani Diabaté et autres Thomas Mapfumo sont désormais très nombreux. A partir de leur terrain familier, ils engagent sans complexe le dialogue avec les autres cultures. Hugh Masekela a réalisé des alliages audacieux entre les musiques d’Afrique australe et le jazz. Pierre Akendengue procède à un délicieux cocktail des mélodies de la forêt gabonaise et des harmonies de Jean-Sebastien Bach. Ray Lema, compositeur congolais dont l’inspiration effervescente vient tout droit de la forêt, peut travailler aussi bien avec un orchestre philharmonique bulgare qu’avec des musiciens de rock anglais ou avec des rappeurs français. Au niveau des textes également, les changements sont énormes. La sentimentalité larmoyante qui séduisait mes parents dans les chansons de Tabu Ley Rochereau ou de Prince Nico Mbarga a cédé la place à l’algèbre poétique d’un Lokua Kanza ou à la déconstruction du langage d’un Lapiro de Mbanga.
Ensuite, sur le plan de la théorie musicale – je veux parler de la structure et de l’esthétique des musiques africaines, des formes sonores en quelque sorte – la diversité des démarches est tout aussi évidente : il suffit, pour cela, de comparer les partitions d’une chanson de Lady Smith Black Mambazo avec celles d’une création d’Ali Farka Toure et vous aurez le vertige. Regardez la subtilité avec laquelle le contrepoint – la cohabitation de plusieurs lignes mélodiques – est utilisé dans les opéras yoruba d’Akin Euba ou dans les compositions épiques zoulous de Mzilikazi Nkumalo. Comme quoi Fela Anikulapo Kuti peut dormir tranquille : la contestation musicale a pris des formes très élaborées.
J’ai pris la musique, mais j’aurais pu prendre le football, le roman, la peinture, les arts et l’esthétique en général. Dans tous ces domaines, tu montres bien que les transformations auxquelles on a assisté depuis vingt-cinq ans à peu près indiquent clairement que tant de choses peuvent être changées, même si la plupart nous sont présentées comme inaccessibles. Je prends ces aspects de la créativité africaine pour deux raisons. D’une part, il me semble qu’il faut absolument réengager le débat esthétique en Afrique. La discussion sur ce que j’appellerais « le système des formes » est au point mort depuis la disparition de Senghor, et ce malgré les efforts de gens comme Simon Njami, Godefroy Bidima, Okwui Enwezor, Salah Hassan ou, plus récemment, Sarah Nuttall…
Le renouvellement des formes me paraît être une dimension essentielle de l’esthétique africaine contemporaine, notamment dans le domaine littéraire. Je lisais récemment Verre cassé, le dernier roman d’Alain Mabanckou. Il est écrit d’une seule phrase, ce qui ne l’empêche pas de toucher de manière oblique une infinité de thèmes.
J’ai encore à l’esprit Temps de chien d’Alain Patrice Nganang, dont le personnage principal est précisément un chien. J’ai l’impression que tous ces nouveaux auteurs bousculent la syntaxe de l’imaginaire francophone. Ils le font sans céder aux sirènes de l’exotisme primaire. Ils le font avec le même sens de l’urgence et la même dose de dignité décontractée qu’Aimé Césaire déployait pour faire reculer les frontières de la poésie classique à la fin des années 1930.
Je ne parlerai pas de Sami Tchak qui, tout en suivant sa propre démarche, est peut-être sur orbite pour succéder à Sony Labou Tansi dans l’ordre littéraire francophone ; ou encore de Gaston-Paul Effa qui allie une esthétique stylistique rigoureuse, sans concession, et la douce violence avec laquelle il traite du thème de l’amour maternel. De tels talents n’ont pas d’équivalent dans la littérature française d’aujourd’hui.
En fait, pour la plupart des écrivains africains, le renouvellement des formes va de pair avec une audace thématique sans limites, même si celle-ci conduit certains de nos auteurs à flirter avec des sujets qui risquent d’alimenter certains clichés que les Occidentaux les plus paresseux se font au sujet de l’Afrique. Je pense par exemple à Leonora Miano, qui explore les mécanismes psychologiques de l’obscurantisme et même du cannibalisme dans son roman L’intérieur de la nuit. La densité des littératures africaines, des musiques ou des arts plastiques est indéniable.
J’ai néanmoins l’impression – et c’est l’autre constat – qu’il existe un énorme écart entre la richesse relative de cette production artistique d’un côté, et de l’autre la pauvreté de la critique esthétique et politique. A partir des aspects de la créativité africaine contemporaine que tu signales, ne pourrait-on, de fait, imaginer de nouvelles conversations et de nouvelles passerelles entre les arts d’une part et, de l’autre, la critique savante ou théorique, et les transformations sur le terrain ? Cette fertilisation réciproque des discours est absente. De ce point de vue, ce qui me frappe, s’agissant des musiques africaines au cours des vingt dernières années, c’est tout de même, d’un côté, le mélange de rigidité et de répétition, et de l’autre une extraordinaire souplesse, un fonds d’ambiguïté et de prolifération qui échappe à toute instrumentalisation politique, comme d’ailleurs tu le suggérais au début de cette conversation.
Je ne suis pas partisan d’une théorisation excessive des significations de l’art. Les artistes qui voudraient prescrire de façon draconienne la manière dont leur travail doit être compris, interprété et vécu sont des dictateurs. Après tout, ils n’en sont que les auteurs. Et un auteur n’est qu’une hypothèse, selon la boutade de Jorge Luis Borges. Si ce que l’on écrit exprime exactement ce que l’on veut écrire, cela perd de sa valeur. Il convient d’aller au-delà. Une œuvre doit se lire au-delà de son intention. J’ai assisté un jour à une soutenance de thèse sur un de mes livres. J’étais en désaccord complet avec ce qui se disait dans la salle. Un membre du jury m’a rappelé que j’étais seulement l’auteur du livre, et donc incompétent pour en parler… La bonne musique, comme la bonne littérature, est composée de façon un peu mystérieuse et prophétique. Elle se consomme donc au-delà de l’intention circonstancielle de son auteur.
Ton observation sur la souplesse, l’ambiguïté et le caractère répétitif des musiques africaines m’autorisent en retour une ou deux remarques. Il faudrait malgré cela insister sur l’énorme variété des musiques africaines. Meiway et Africando n’évoluent pas dans le même registre que Petit Pays, Ismaël Lo ou Abdullah Ibrahim (Dollar Brand). Les compositions d’un King Sunny Ade semblent répétitives à la première écoute. Mais lorsqu’on en examine la texture, l’on mesure vite la subtilité de la structure rythmique et des syncopes, et la richesse des harmonies et des arrangements, même si l’ambiguïté de l’œuvre n’est pas de la même nature que ce qu’on trouve chez Francis Bebey ou dans les chansons polyphoniques des Pygmées.
Il est impossible d’élaborer un système unique d’interprétation de l’utopie et de l’espoir que proposent les musiciens africains. Cette agréable tâche doit être laissée à ceux qui écoutent leurs chansons. Je crois que le consommateur doit avoir sa part de liberté dans la manière dont il approche toute œuvre de création. Sony Labou Tansi me disait souvent qu’il aimait la rumba congolaise parce qu’elle n’avait pas la prétention de parler uniquement à l’âme. Le corps mérite, lui aussi, d’être pris au sérieux.

© Le Messager///Article N° : 4406

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