Abolition de l’esclavage : entre mythes et réalités

Print Friendly, PDF & Email

Les abolitions de l’esclavage, et notamment celle de 1848, ont donné naissance à de multiples mythes : de la figure longtemps unique et dominante de Victor Schoelcher à la résistance des esclaves passée sous silence. Comment réconcilier aujourd’hui vérité historique et commémoration ? Est-ce possible ? s’interroge l’historienne Nelly Schmidt. Pas sans une méthodique déconstruction de tous les mythes liés aux abolitions.

Le prisme colonial est particulièrement révélateur de non-dits et de lacunes lorsqu’on souhaite aborder des sujets tels que la traite négrière, l’esclavage et leurs abolitions hors des a priori dont ils furent si longtemps l’objet de la part des médias, de l’enseignement et de la recherche historique elle-même.
Les débats qui se sont développés à partir du vote, puis de l’abrogation de l’article 4 de la loi française du 23 février 2005 relatif à l’enseignement et à la promotion du « rôle positif de la colonisation française », ont mis en lumière les ignorances qui subsistent au sujet de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs conséquences dans le long terme. Les amalgames opérés dans les discussions sur le bien fondé des lois dites mémorielles ont révélé, si cela était encore nécessaire, les défaillances de la recherche et de l’enseignement en ces domaines.
Parmi les causes de cette situation souvent déplorable, la mythification et l’instrumentalisation de l’histoire jouent encore un rôle prépondérant. L’exemple de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848 est particulièrement parlant. Explorer les mythes régulièrement associés à ce processus historique permet de mettre en lumière non seulement les leitmotive de l’utilisation de l’histoire des abolitions mais aussi les questions que pose cette utilisation à l’historien en diverses occasions, telles les commémorations, les exploitations médiatiques ou encore la diffusion par l’enseignement et ses manuels.
Avant d’évoquer certains problèmes qui se posent depuis 1848 dans la transmission de l’histoire et la construction mythique, je commencerai par fixer des points de repères historiographiques. Je poserai ensuite quelques questions quant à la relation entre histoire et commémoration, les deux apparaissant en fait difficilement compatibles si l’on cherche à éviter les écueils mythiques.
Un mythe longtemps hors d’atteinte
Dès le rétablissement de l’esclavage par Napoléon Bonaparte par décret du 20 mai 1802, la première abolition de l’esclavage de 1793, celle de Saint-Domingue, confirmée par la Convention par décret du 4 février 1794, ainsi que les événements survenus en Guadeloupe et à Saint-Domingue (une féroce répression en Guadeloupe et une véritable guerre coloniale à St-Domingue / Haïti) firent l’objet d’une mise en œuvre de l’oubli.
En 1848, le passé tout récent de traite négrière et d’esclavage fit aussi immédiatement l’objet d’une « politique de l’oubli », d’ailleurs annoncée dès l’arrivée des commissaires généraux de la République dans chaque colonie (Guadeloupe, Martinique, Guyane ou La Réunion) (1).
Entre 1848 et le premier centenaire en 1948, les auteurs d’ouvrages à prétention historique évoquant la période de 1848 furent essentiellement des administrateurs de l’État colonial, des voyageurs et des colons. Le but de ces ouvrages était, le plus souvent, de transmettre aux autorités gouvernementales et au public la teneur de leurs revendications économiques et politiques après l’émancipation.
Comment évoluèrent après 1948, premier centenaire de la révolution et de l’abolition de l’esclavage, la lecture et l’interprétation de cette période si déterminante de l’histoire des colonies concernées ? Ne devait-on pas attendre de l’écriture et du travail historiques qu’ils dépassent le stade de la célébration ?
En fait, le demi-siècle qui suivit posa de nombreuses questions sur cette première période d’entrée en vigueur d’un régime républicain colonial et assimilateur. En 1969, Aimé Césaire estimait, en évoquant l’évolution politique des colonies françaises des Caraïbes : « Nous sommes restés profondément des quarante-huitards » (2). Il s’agit là d’une reconnaissance quasi culturelle de la Deuxième République qui avait aboli l’esclavage et d’un hommage à Victor Schoelcher , qui avait présidé entre mars et juillet 1848 la Commission d’abolition de l’esclavage et soumis au gouvernement provisoire les décrets d’émancipation du 27 avril 1848. Mais c’est aussi une forme d’avertissement quant aux capacités de réveil d’un esprit de rébellion aux Caraïbes.
Les générations qui se succédèrent reprirent à leur compte, dans chacune des colonies concernées, le mythe de l’assimilation et du seul salut politique par le schoelcherisme, symbole de la République à laquelle les populations seraient à jamais redevables. Aucun événement ne porta atteinte à cette construction mythique.
Le premier courant indépendantiste, apparu en Guadeloupe en 1848-1850 à l’initiative de Marie-Léonard Sénécal, un « homme de couleur » libre de la Basse-Terre, avait fait l’objet de procès politiques retentissants et de mesures de répression visant à anéantir toute résurgence d’un tel mouvement. Les autorités de l’époque jugeaient ce courant directement inspiré par les événements de Saint-Domingue / Haïti et par l’accession de cette colonie à l’indépendance en 1804 (3).
La Seconde Guerre mondiale, puis les guerres d’Indochine, du Vietnam, et d’Algérie, les « décolonisations », ou encore les émeutes et les grèves fréquentes en Guadeloupe et en Martinique dans les années 1960 ne provoquèrent qu’un timide et bref regard rétrospectif et critique sur le phénomène.
La figure symbolique de Schoelcher
La célébration-culte à laquelle donna lieu le centenaire de 1848 marqua d’une profonde empreinte l’écriture de l’histoire de ces colonies. On célébra alors, de manière paradoxale, une forme d’oubli du passé prôné en 1848 par tous, au profit d’un hommage quasi exclusif à la personnalité de Schoelcher. Oubliées les mesures de maintien de l’ordre politique et du travail sur les plantations par des nouveaux libres, souvent chassés de leurs lieux d’habitation restés aux mains de leurs anciens maîtres, libérés certes, mais dénués de terres, d’argent, de l’assurance d’un emploi et d’un salaire réguliers.
La République de 1848 et Schoelcher, président de la Commission d’abolition de l’esclavage, ont fait l’objet, pendant le second conflit mondial, d’une récupération de propagande par les bords les plus opposés. La personnalité symbolique de Schoelcher était en effet utilisée tant par les autorités de Vichy pour rappeler l’attachement des colonies à la patrie, que par le Comité français de la libération nationale qui associait l’engagement dans les Forces françaises libres et la commémoration de la « délivrance des îles » à l’anniversaire de Schoelcher (4).
Dans la décennie 1960-1970 apparut cependant un courant antischoelcheriste : rejet catégorique de l’action de Schoelcher et des hommes de 1848 dans le processus d’abolition. Cette remise en cause des interprétations monolithiques de l’émancipation fut certes maladroite, incomplète, rarement fondée sur un ensemble de sources fiable et contradictoire. Mais elle n’en témoigne pas moins de manière criante des lacunes des travaux historiques antérieurs. Plus qu’une querelle de dates et de responsabilités historiques, un enjeu politique et identitaire était posé. Enfin, les années 1970 virent le développement de recherches historiques dénuées d’esprit polémique, à l’écart d’ambitions politiques peu conciliables avec un travail de recherche.
Des esclaves réduits au silence face à un discours en construction
Par-delà le constat de l’efficacité redoutable de la politique de l’oubli, il convient de se demander pourquoi elle fut une telle réussite. En France et en Europe, la Révolution de 1848 suscita la publication, dans les décennies qui suivirent, de dizaines d’ouvrages rédigés par des témoins des événements ou des victimes des répressions de 1848 à 1851.
Dans les colonies, en revanche, le silence des populations tout juste libérées de l’esclavage (qui représentaient en moyenne 65 à 70 % de la population totale de chaque colonie), fut continu et définitif. Aucun ancien esclave ne s’exprima dans les décennies qui suivirent 1848. On mesure l’ampleur de cette lacune pour les descendants des esclaves, ainsi que pour les historiens.
Si les esclaves – les premiers abolitionnistes –, malgré leurs nombreuses révoltes et les multiples procès dont ils furent l’objet à la suite d’actes de résistance ou d’insoumission, demeurent bien silencieux dans les sources, les abolitionnistes élaborèrent quant à eux non seulement une histoire, une typologie de leurs actions, mais aussi un discours et son vocabulaire spécifique. Les mots de l’émancipation furent ordre, travail, famille, oubli du passé, réconciliation sociale et reconnaissance à l’égard de la République émancipatrice. Les proclamations des gouverneurs et des commissaires généraux de la République, de même que les instructions qu’ils reçurent regorgeaient d’un vocabulaire tout aussi coercitif, autoritaire que paternaliste.
Abolir l’esclavage pour mieux coloniser
Toutes les abolitions de l’esclavage, quelles qu’aient été leurs procédures, ont revêtu et généré des dimensions mythiques. Il peut être utile d’en rappeler quelques-unes.
En 1848, on assimila un processus historique particulièrement complexe à l’œuvre d’un seul homme, Victor Schoelcher. Il fut transformé, de commémorations en hommages successifs, en point de cristallisation d’une amnésie chargée de contradictions et d’ambiguïtés.
Le mythe de l’abolition en tant que pilier justificateur de la colonisation en Afrique – d’ailleurs développé par Schoelcher lui-même qui y vit un moyen de mieux coloniser, de promouvoir, au nom de la fraternité, au nom de l’assimilation, le droit de vote, l’école et les libertés républicaines – permit le développement d’une politique coloniale à grande échelle, elle-même liée à un autre système de servitude : le « travail forcé » (5).
Le mythe d’une transition simple, par décret, de l’esclavage au travail salarié apparut lui aussi dès le lendemain des émancipations. Derrière ce mythe, se trouve l’idée très répandue chez les abolitionnistes que les esclaves eux-mêmes ne seraient pas conscients de leurs propres intérêts économiques et sociaux, qu’ils seraient incapables de comprendre des notions telles qu’ordre social et intérêt public. Les abolitionnistes occidentaux infériorisèrent indéniablement, dans leur grande majorité, les esclaves qu’ils prétendaient défendre.
Fortement lié au précédent, le mythe de la non-viabilité des économies coloniales hors de la dépendance à l’égard d’une puissance occidentale fut développé dès l’époque de la Révolution française. Il prit une nouvelle vigueur après 1848, sous l’influence des événements de Saint-Domingue / Haïti et de l’apparition d’initiatives indépendantistes locales.
Les difficultés des rapports sociaux entre planteurs et esclaves devenus « nouveaux libres » furent largement sous-estimées. Les contemporains ont pensé les résoudre par l’encouragement à « l’oubli », à la « réconciliation sociale » et à l' »association » entre anciens maîtres et anciens esclaves pour la mise en valeur des terres. On libéra les esclaves mais les richesses disponibles (argent, terres, matériel et parts d’indemnité) restèrent aux mains des seuls planteurs. Le ministère de la Marine et des Colonies envisagea un temps de « déporter » (6) les « hommes de couleur » jugés dangereux pour l’ordre public et le retour au travail. Planteurs et autorités coloniales entreprirent dès 1848-1849 les démarches nécessaires à l’introduction d’une main-d’œuvre sous-payée en provenance d’Afrique, d’Inde et de Chine.
La résistance ignorée des esclaves
Autre mythe attaché aux phénomènes de suppression de l’esclavage : leur présentation quasi systématique comme le fruit de l’engagement courageux de quelques individus en rupture avec une opinion publique indifférente. Mais aucun courant anti-esclavagiste occidental n’apparut hors d’un contexte de résistance des esclaves eux-mêmes, que ce soit par la rébellion, le marronnage, la résistance au quotidien, le refus du travail, le sabotage, l’empoisonnement du bétail, du commandeur ou des maîtres de plantations.
Cette remarque pose la question des relations que les abolitionnistes occidentaux purent entretenir avec les premiers concernés, les esclaves eux-mêmes. Dans le cas des colonies anglaises ou françaises des Caraïbes, le contact entre abolitionnistes et esclaves fut exceptionnel. Schoelcher, lorsqu’il séjourna aux Caraïbes en 1840-1841, fut un des rares Européens partisans de l’abolition à avoir rencontré des esclaves sur place.
Lorsque les comités abolitionnistes anglais publièrent des récits d’esclaves, ces textes étaient soit composés de toutes pièces par eux-mêmes, ou soit la transcription très transformée – et adaptée aux besoins de la cause, certes louable – du témoignage d’un esclave ayant accompagné son propriétaire en Angleterre.
Peu d’abolitionnistes eurent le souci de montrer des témoignages du régime de l’esclavage. Ce fut le cas de Thomas Clarkson, qui publia en 1789 le célèbre plan en coupe du navire négrier le Brookes, recopié à de multiples reprises par la suite. Ce fut le cas également d’Auguste de Staël, qui exposa dans le cadre de la Société de la morale chrétienne des fers et entraves de traversée qu’il s’étonnait, en 1825, d’avoir pu acheter en toute impunité sur les quais du port de Nantes alors que le Congrès de Vienne avait recommandé l’interdiction de la traite négrière au niveau européen depuis 1815. Ce fut aussi le cas du Martiniquais Cyrille Bissette qui avait le souci de reproduire des lithographies ou gravures représentant des scènes de l’esclavage – travail, châtiments – dans chaque livraison de la Revue des Colonies qu’il publia régulièrement entre 1834 et 1843.
Enfin, l’instrumentalisation de l’abolition de 1848 à de multiples occasions, et notamment lors du premier centenaire en 1948, lors du cent cinquantenaire en 1998 – avec le slogan bien trompeur « Tous nés en 1848 » – ou lors de chaque célébration de la « Saint Victor » en Guadeloupe et en Martinique, pose la vaste question de l’utilisation de la référence à la notion de « République », modèle de valeurs universelles. Or, chaque régime républicain fut colonisateur, même et peut-être surtout lorsqu’il se voulut, paradoxalement, libérateur, porteur du bulletin de vote et de l’école assimilatrice.
Commémoration et histoire
Les modalités habituelles des célébrations permettent-elles une transmission fidèle de la perception historienne des événements ? Comment commémorer en effet, si l’on ne fait reposer la signification contemporaine du passé sur le travail, les acquis, mais aussi les doutes et les interrogations des historiens eux-mêmes ? Histoire et commémoration sont-elles compatibles si l’on persiste à semer la confusion entre histoire et mémoire ?
La célébration du 60e anniversaire de la libération des camps de concentration nazis a permis d’émettre à l’intention du plus large public une précision déterminante de ce point de vue. Lorsque les témoins directs auront disparu, lorsque s’éteindra leur mémoire, l’histoire, seule, prendra le relais. Dans le cas de la traite négrière et de l’esclavage, les témoins ne sont plus là. Et bien peu d’entre eux ont laissé une trace directe de ce qu’ils vécurent.
Quant aux abolitions, toutes décidées sous la pression de rébellions d’esclaves et à la faveur de bouleversements politiques dans les puissances coloniales, elles furent partout le fruit d’une convergence entre décisions des pouvoirs centraux et tensions sociales locales que seule la suppression de l’esclavage sembla pouvoir faire cesser. C’est cette histoire porteuse de violence, lourde de la résistance au quotidien de la part des rebelles, des fugitifs, les nègres marrons, comme de celle des esclaves restés dans les mines ou sur les plantations, une histoire remplie de contradictions et de complexités, qu’il s’agit de transmettre.
Les faiblesses du principe commémoratif – implicitement réducteur – apparaissent dans toute leur complexité dans un contexte colonial longtemps dominé par la reconnaissance à une mère-patrie libératrice, garante de la justice sociale et du respect des valeurs républicaines. Comment ne pas rappeler les mots de Victor Schoelcher, alors président de la Commission d’abolition de l’esclavage en 1848, qui avait estimé que « La République eût douté d’elle-même si elle avait pu un instant hésiter à supprimer l’esclavage ». Ce même Schoelcher qui écrivait le 1er mai 1848 à Pagnerre, secrétaire du gouvernement provisoire, alors qu’il tardait, sur ordre, à transmettre les textes des décrets d’abolition du 27 avril au Moniteur universel : « En vérité, je ne croyais pas qu’il serait si long et si difficile de tuer l’esclavage sous la République… »

1. Je renvoie pour cet aspect à la communication de Oruno D. Lara et à son ouvrage La liberté assassinée. Guadeloupe, Guyane, Martinique et La Réunion en 1848-1856, Éditions L’Harmattan, Paris, 2005.
2. Cité par Armet Auguste, « Césaire et le Parti Progressiste Martiniquais : le nationalisme progressiste », in Nouvelle Optique, Recherches Haïtiennes et Caraïbéennes, mai 1971, volume I, n° 2, Montréal, pp. 57-84, p. 69, note 3.
3. Cf. l’histoire de ce premier mouvement indépendantiste en Guadeloupe, son procès et ses suites in Inez Fisher-Blanchet, « L’affaire Sénécal en Guadeloupe », Cimarrons I, publication de l’Institut Caraïbe de Recherches Historiques, Guadeloupe, et J.M. Place, Paris, 1981, et Oruno D. Lara, De l’Oubli à l’Histoire. Espace et identités caraïbes. Guadeloupe, Guyane, Martinique, Haïti, Éditions Maisonneuve et Larose, Paris, 1998.
4. Cf. le Bulletin d’information et de documentation du Comité français de la Libération nationale, Alger, 30 mai-31 juillet 1943. Voir au sujet de Victor Schoelcher et des mouvements abolitionnistes : Nelly Schmidt, Victor Schoelcher , Éditions Fayard, rééd. 1999 ; id., Abolitionnistes de l’esclavage et réformateurs des colonies, Éditions Karthala, Paris, 2000 et id., L’abolition de l’esclavage. Cinq siècles de combats, XVIe-XXe siècles, Éditions Fayard, 2005.
5. N’oublions pas que la Société des amis des Noirs de 1788 renaissait en 1796 sous le nom de Société des amis des Noirs et des Colonies, ajoutant à son programme d’action des projets de colonisation de l’Afrique et que le gouvernement provisoire de 1848 abolit l’esclavage mais envoyait des colons en Algérie et développait des projets d’expansion.
6. Rapport publié dans la Revue Coloniale de 1853.
///Article N° : 4462

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire