La coupe du monde, la France et ses minorités

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Antoine Nguidjol répond ici à Achille Mbembe sur son article concernant la coupe du monde de football. Nous le publions par souci d’ouvrir le débat.

Des  » black  » gagnant une grande compétition internationale, la France a été avec l’Allemagne, le dernier des grands pays industrialisés à fort taux d’immigration à y croire. N’eût été l’entêtement du sélectionneur de l’équipe de France en 1998, l’expérience de la mixité ethnique de l’équipe championne du monde de l’époque ne serait restée qu’une simple vue de l’esprit caressée par quelques illuminés.
Car le choix d’athlètes noirs représentant la France fut pour beaucoup de citoyens français l’exemple même du choix par défaut.
Qui ne se souvient des critiques acerbes des téléspectateurs français, tous aussi  » fouteux  » paraît-il que  » docteurs ès sélection  » – tous prompts à vilipender la qualité et l’origine des joueurs  » de couleur « , leurs noms pour certains  » imprononçables « , leur citoyenneté  » douteuse  » jugée à l’aune de leur ignorance de la Marseillaise – mais tous aussi prompts à la célébration de l’amitié universelle et à la déification des protagonistes une fois la victoire acquise ?
Le discours cyclique autour de la coupe du monde
Qui ne se souvient de la litanie de voeux éculés des travailleurs politiques français de la vingt-cinquième heure découvrant subitement dans l’émotion suscitée par la victoire l’image réelle d’une France  » blanc, black, beurre  » ; certains trouvant subitement dans le football la recette miracle contre le racisme, la ségrégation à l’emploi et pour certains l’instrument magique par lequel la nation se réconcilie avec elle-même ?
Le football à toutes les sauces politiques, tout le monde en a soupé à l’excès en 1998. Et puis, plus rien. Les voeux, souhaits, promesses, décisions, tout s’est envolé. Le chômage, le racisme, la ségrégation à l’emploi, les lois sécuritaires et anti-faciès ont continué de frapper les mêmes gens sans qu’aucun parti politique ne réagisse énergiquement. Les banlieues ont flambé par la suite, essentiellement du fait de promesses non tenues et de l’exaspération des minorités dont est issu l’essentiel des joueurs de l’équipe de France.
Le discours sur la coupe du monde semble devenu cyclique en France. Le revoilà en 2006 qui nous ramène le même flot de discours et de promesses éculées, loin de la réalité quotidienne de ce que vivent les minorités représentées par les joueurs de l’équipe de France.
Une réponse à l’article d’Achille Mbembe sur la coupe du monde
J’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’article d’Achille Mbembe dans Le Messager du 05 juillet 2006 et sur le site d’Africultures. Je ne conteste aucunement les questions qu’il pose, mais le lieu, l’espace intellectuel à partir duquel il s’interroge ou à partir duquel les questions deviennent des problèmes, bref, sa problématique.
La victoire des  » black  » de l’équipe de France : une prestation à rétribuer ?
 » On est loin de Rimbaud qui écrivait :  » je suis nègre « , affirme Achille Mbembe, ou encore, plus près de nous, d’Aimé Césaire qui, tout en se gardant de tomber dans une sorte de racisme noir, affirmait récemment dans ses fameux entretiens avec Françoise Vergès : je suis Nègre, nègre je resterai. Ces propos méritent la peine qu’on s’y arrête ne serait-ce que parce que, de tous les joueurs français ayant, quelque part, une origine africaine proche ou lointaine, Thuram est sans doute l’un des plus cultivés (…) En proclamant qu’il est noir, Thuram dit plusieurs choses en même temps.  »
Suit alors une longue élégie de Thuram faite de séquences sur  » la négation de la race « , sur  » l’affirmation de la nation « , sur la  » francité  » à l’heure de la globalisation, bref un commentaire assez étoffé sur un joueur transformé en professeur de politologie.
J’ai déjà entendu Thuram parler ; j’ai cependant du mal à savoir si c’est lui qui parle ou si c’est Mbembe qui lui fait dire ce qu’il veut. On en oublierait presque qu’il s’agit de sport, voire, de jeux collectifs. On en oublierait même que Rimbaud fut un négrier et que sa  » négritude  » de complaisance ne fut qu’un pied de nez au microcosme littéraire de son époque.
Pour en revenir aux jeux collectifs, l’auteur, pourtant historien de formation, oublie dans son analyse cet élément important et déterminant : des jeux du cirque dans l’empire romain aux jeux olympiques modernes, ce sont toujours des  » esclaves  » qui servent de matière au rituel collectif d’expiation et à la démonstration du pouvoir politique (conséquence de la laïcisation graduelle du rituel religieux). Car les jeux collectifs ont cette double origine religieuse et politique ; les jeux collectifs servent à l’origine à offrir du spectacle aux dieux (jeux olympiques – dieux de l’olympe) ou à apaiser la colère de ceux-ci en leur offrant le cruel spectacle de la transpiration et du sang humains, voire du  » tragique  » dont ils sont censés s’abreuver (jeux du cirque romains à la gloire des divinités infernales).
Avec quelques efforts et un peu de probité intellectuelle, peut-être pourrions-nous trouver en Afrique même, trace de ces jeux collectifs ayant une origine religieuse du même type. En tout état de cause, les jeux collectifs ont un caractère expiatoire. La société expie ses fautes, ses manquements au travers des jeux collectifs offerts aux dieux.
D’un autre côté, le caractère politique des jeux collectifs découle de la laïcisation progressive des rituels religieux. Les dieux déchus de l’olympe ont graduellement fait place à l’Etat, voire à l’Etat-nation, générant ainsi un culte laïque à la gloire de la nouvelle divinité suprême de la sphère temporelle qui en use pour se fixer, se montrer, s’imposer, apaiser, ramener la multitude à l’unité formelle (cf. Aristote).
Du religieux au politique, le rituel et la matière des jeux collectifs sont maintenus, même s’ils changent de cadre. Cette matière est faite d’individus de condition servile à sacrifier à la gloire des dieux. Les forçats, les criminels, les prisonniers de guerre et les esclaves sont absents en tant que personnes humaines. Ils n’existent pas. Ils ne sont que la matière qui permet au spectacle de s’opérer. A leur place, et par souci d’écologie, on aurait pu mettre des bêtes sauvages comme ce fut le cas dans les arènes de Rome.
Je suis donc étonné qu’un historien comme Achille Mbembe n’ait pas trouvé la donnée constante qui relie les jeux du cirque romain, les jeux olympiques athéniens et nos jeux collectifs contemporains : les athlètes grecs comme les gladiateurs de l’empire romain et les noirs américains des jeux olympiques ont en commun d’être des  » esclaves « .
On pourrait même tracer un parallèle entre les jeux collectifs et les guerres collectives (mondiales). Car, ceux qui se battent pour les causes qui ne les concernent pas au premier chef comme les Noirs dans l’armée américaine et les tirailleurs de l’empire français ont ceci de commun qu’ils ne sont que des  » mercenaires « . Ils sont de ce fait exclus de tout  » partage  » une fois la victoire acquise.
Le raisonnement d’Achille Mbembe consistant à réclamer une  » récompense  » pour les  » black  » du fait de la victoire de l’équipe de France ne me semble pas à la hauteur des enjeux. Je suis même outré qu’il souhaite une victoire de l’équipe de France qui mettrait les autorités françaises au défi  » d’offrir  » une place aux intellectuels, artistes, politiciens, scientifiques noirs vivant en France. C’est mal poser le problème et c’est illusoire d’attendre une quelconque évolution des mentalités françaises du simple fait que les joueurs issus des minorités contribuent à la victoire en coupe du monde.
On se trompe de stratégie si l’on attend une subversion de l’ordre politique français qui  » favoriserait  » une minorité du simple fait de sa participation active et essentielle à une victoire sportive, même de l’ampleur de la coupe du monde. On se tromperait tout autant de stratégie si les joueurs issus des minorités refusaient de participer aux jeux collectifs, d’accéder aux podiums ou si au moment de chanter la Marseillaise ils décidaient de lever le poing en signe de protestation contre la politique menée par leur gouvernement.
Parce que, si la politique se sert du sport dans son rituel de démonstration, le sport n’est pas la politique. La politique, c’est un peu plus que cela. De même, si le sport peut servir de tribune politique, il faut être conscient que le reste, le plus important, est à faire.
L’article de Mbembe transforme les minorités ethniques vivant en France en mendiants sollicitant la grandeur d’âme et la reconnaissance des anciens maîtres pour les sacrifices consentis dans cette sorte de diplomatie du ballon au bénéfice de la France :  » car, affirme-t-il, ce vieux pays qui a encore tant de trésors à offrir à l’humanité, il faut continuer de l’interpeller et le pousser, malgré lui s’il le faut, à sortir de son sommeil léthargique, de son incurable vanité et narcissisme (…)  » Et Achille Mbembe de rappeler aux hommes politiques français ce que leur entêtement pourrait leur coûter pour les compétitions à venir s’ils ne consentaient pas à rétribuer les minorités ethniques françaises :  » ces  » bleus  » si  » black  » gagneront peut-être la coupe du monde. Moi, c’est mon souhait. A supposer qu’ils ne gagnent pas, ils n’auront pas moins, authentiquement, été l’expression d’une certaine idée de la France (…) on pourrait se poser la question de savoir qui donc jouera pour ce vieux pays en 2010, et en 2014. et pour les siècles des siècles.  »
En lisant les propos de celui qui cite si volontairement Frantz Fanon dans son article, je ne peux m’empêcher de me poser cette question : sommes-nous autant liés à nos anciens maîtres au point de dire haut et fort que nous les  » détestons « , alors que dans le même temps nous ne perdons aucune occasion pour nous rappeler à leur bon souvenir par des  » poèmes  » de ce genre ?
Car qu’y a-t-il de commun entre la victoire en coupe du monde et le fait d’avoir des réalisateurs, des comédiens, des romanciers et des intellectuels du niveau de Spike Lee, de Bill Cosby, Toni Morisson, etc. ?  » Pourquoi une telle visibilité dans les sports, se demande Mbembe, (…) et une telle obscurité dans tous les autres secteurs de la vie sociale, économique, intellectuelle et politique ? Où sont les Colin Powell français, les Condolezza Rice, les Thurgood Marshall. Bell Hooks, Cornell West (…) Toni Morrisson (…) Spike Lee (…) Bill Cosby.  »
Passons sur le fait que l’auteur de l’article nous en met plein la vue avec l’intelligentsia noire américaine. Aucun Africain n’est cité. Pourquoi ? Dans cette espèce de fourre-tout, on est en droit de se demander si tout cela dépend de la France ? Cela ne dépend-t-il pas de nous au premier chef ?
A moins de ne pas être suffisamment informé, Spike Lee n’est devenu le grand réalisateur qu’il est que parce que d’une part, son père avant lui était réalisateur (certes pas aussi connu) et que d’autre part, il a su trouver les moyens financiers nécessaires à ses projets auprès de la communauté noire américaine ; que Bill Cosby et d’autres figures mythiques de l’aristocratie noire américaine se font un devoir d’aider leur communauté ; que les artistes noirs se serrent les coudes afin de créer des maisons d’édition, des sociétés de production, des journaux, des chaînes de télévision, des revues de toutes sortes, des musées, des filières universitaires de recherche, tous orientés cependant vers la défense et la promotion de la culture noire américaine.
Les Noirs vivant en France et cela malgré les freins mis à leur évolution, ont l’avantage de ne pas vivre dans un pays complètement pétrifié dans lequel toute évolution sociale serait conditionnée par la mise en place d’une  » affirmative action  » à la française. Des brèches existent un peu partout. Il n’est point besoin de demander une quelconque autorisation. Car, si nous échouons, c’est d’abord parce que nous manquons de courage personnel, d’organisation collective et de solidarité.
Qu’est-ce qui en France nous empêche de créer des partis politiques, des maisons d’édition, des sociétés de production, des chaînes de radio, etc. Sommes-nous condamnés à n’écouter que les radios officielles, à ne regarder que les chaînes de télévision publiques ou privées françaises et leurs lots de discours nombrilistes, à ne publier nos écrits que dans les maisons d’édition françaises, à considérer que nous sommes inaptes par essence à créer des organes pour soutenir et promouvoir nos oeuvres, nos cultures ?
Qui d’autre que nous pourrait donner du crédit à nos intellectuels, à nos romanciers, à nos chercheurs, à nos artistes ? A les faire apparaître aux yeux des autres comme des personnes disposant d’une grande aura ? Combien sommes-nous à acheter et à lire les écrits de nos frères ?
Je trouve particulièrement facile de pointer du doigt les manquements de l’Etat ou des institutions (d’Afrique ou d’ailleurs) sans se mettre soi-même en cause. Certes l’Etat a ses missions et il est normal que tout citoyen exige qu’il les accomplisse avec constance, honnêteté et justice. Mais cela ne diffère en rien la responsabilité personnelle de chacun de nous.
Une interpellation en cache une autre
Quid d’une revue financée et animée par Mbembe, Ela et Monga ? Quid de la création d’une université populaire ou d’un institut privé en sciences sociales dont ils prendraient la direction ? Quid de la création d’une grande bibliothèque dans une de nos grandes villes ? Telles étaient les questions posées à nos trois intellectuels par un de nos jeunes compatriotes dans Le Messager il y a quelque temps.
J’aurais souhaité qu’Achille Mbembe y réponde d’abord avant de  » signer  » un autre texte plein d’  » interpellations  » à l’adresse des autres.
Mais le temps passant et la réponse ne venant pas, je commence personnellement à me demander si nos intellectuels n’ont pas définitivement opté pour la pure  » phraséologie  » qui consiste à dire que si le monde va mal, c’est la faute aux autres et à eux seuls ? Sont-ils cependant si sûrs de n’y être pour rien dans ce qui se passe, ne serait-ce qu’un peu ?
Alors, si c’est le cas, qu’ils aient l’honnêteté de reconnaître que même pour un intellectuel, il ne suffit pas d’écrire un livre ou quelques articles pour changer la face du monde. Car toute théorie a besoin d’une praxis pour la prolonger et en valider les a priori.

Antoine Nguidjol est docteur en philosophie, attaché d’administration scolaire et universitaire à Paris///Article N° : 4532

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