La musique arabo-andalouse de Tlemcen à Paris

Entretien d'Amal Berrahma avec Mohammed Fawzi Kalfat

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Dans une atmosphère solennelle, l’ensemble  » Ahbab Cheikh Larbi Ben Sari  » (Les Amis du Maître Larbi Bensari) a offert un somptueux spectacle à l’Institut du Monde Arabe de Paris en juin 2006. Sous la direction de Mohammed Fawzi Kalfat, un public connaisseur est venu apprécier cette composition exceptionnelle agrémentée des voix cristallines de Kawtar Kalfat et de Ahlem Hadjidji, du luth de Mansouri Reda et de la derbouka du petit prodige Souheyl Kalfat. Rencontre avec le fondateur de l’association.

Comment devons-nous vous présenter ?
Je me nomme Kalfat Mohammed Fawzi. J’ai 47 ans, chef d’orchestre, vice-président et fondateur de l’association  » Ahbab Cheikh Larbi Ben Sari  » créée en 1987. Elle a pour but de promouvoir et d’enseigner la musique classique arabe dite arabo-andalouse implantée au Maghreb depuis le 15ème siècle. Nous avons un orchestre au sein même de cet ensemble qui est constitué de nos élèves. Je suis soutenu par le Professeur Benkalfat Mokhtar qui en est le président, ainsi que par tout un bureau constitué de vice-présidents.
Comment est venue l’idée de faire de la musique andalouse ?
Je crois que c’est une destinée, ce n’est pas un choix en tout cas, puisque je suis issu d’une famille de mélomanes. Mes ancêtres m’ont transmis cette passion que j’ai moi-même transmise à mes enfants. Dans ma famille, même les membres qui n’en font pas ont un répertoire jalousement gardé.
Pourquoi le nom  » Cheikh Larbi Bensari  » ?
Ce personnage est le symbole de l’école de Tlemcen et maître incontesté dans cet art. J’aimerai que nos enfants retiennent ce nom car il a répandu cette musique traditionnelle dans la région de Tlemcen jusqu’à l’est du Maroc. Le chantre et maître incontesté de cette musique traditionnelle a su préserver un patrimoine d’une valeur inestimable. L’artiste, qui a atteint le centenaire, avait une parfaite maîtrise des déclinaisons en chants. Dans notre association, nous essayons de perpétuer son héritage.
Que pensez-vous du rayonnement de cette musique ?
La musique savante ne peut pas être modifiée, c’est principalement ce qui la différencie de la musique moderne qui évolue rapidement. La musique andalouse a souffert du temps, beaucoup de personnes ont recueilli et ont transmis les paroles, mais il est plus difficile de transmettre les mélodies. Les israélites ont énormément apporté à cette musique à l’image de Cheikh Raymond de Constantine qui est l’équivalent de Cheikh Larbi Ben Sari.
Quel est votre parcours musical ?
J’ai plus de 35 ans de carrière. Ayant commencé très jeune vers 8 ans, je fréquentais les associations et les écoles de musique, et m’exerçais dans les rencontres ou mariages familiaux. Je suis entré dans la profession à 14 ans. L’association que j’ai fréquentée est  » La slam « , puis, j’ai continué dans un groupe musical du collège  » El-Maquari « . Par la suite, je me suis intégré dans l’association  » Mustapha Belkhoudja  » de Tlemcen comme musicien puis comme chef d’orchestre. Plus tard, j’ai enseigné dans différents collèges et lycées. J’ai donc eu l’idée de fonder une association pour perpétuer cette musique et l’enseigner à la nouvelle génération de manière traditionnelle, en utilisant la méthode orale comme cela se fait depuis des siècles.
Vos maîtres et symboles ?
J’ai commencé mon apprentissage de la Nouba avec Cheikh Mustapha Brixi qui n’est autre que le disciple et l’accompagnateur de feu Cheikh Larbi Ben Sari, puis avec Boukli Hassan Salah. Sinon mes symboles de la musique sont Cheikh Larbi Ben Sari et son fils Redouane, Cheikha Tetma, Samy El-Maghribi, Abdelkrim Dali, ainsi que Si Mohammed Bouali. Ce sont de véritables piliers de cette richesse culturelle.
Les noms des personnes qui composent l’orchestre ?
A la derbouka, il y a Kalfat Souheyl, mon fils qui a 12 ans. C’est l’un des plus jeunes percussionnistes au monde, il arrive à jouer des noubas complètes qui durent de longues heures avec une facilité extraordinaire. Pour les filles, Kalfat Kawther et Hadjidji Ahlem sont solistes vocales. La troisième fille est également soliste et accompagne les chants pour donner un tapis musical instrumental. Kalfat Said et Bouaïd Sidi Mohamed sont des violonistes  » alto « , et Mansouri Reda joue le luth. Terki Hassaïn Abid joue la koukra (instrument qui ressemble au luth). Benblal Aboubakr joue du mandole et Hassar Abderrezak joue du tarr. Enfin, moi je pratique le violon 4/4.
En quoi consiste la nouba ?
Une nouba, qui se présente sous la forme d’une suite de pièces vocales et instrumentales, est construite selon un mode  » tab  » qui suit une progression rythmique ordonnée. On dit qu’il existe vingt-quatre noubas, mais il en reste seulement quatorze malgré les recherches entreprises. On a retrouvé des petits morceaux d’autres noubas mais il est impossible de les reconstituer car les mélodies ont été perdues. Je pense qu’ici les scientifiques et les chefs d’orchestre se doivent de travailler ensemble. Dans les noubas, on dit que chaque mode correspond à une heure de la journée. Parmi les plus connues, on retrouve la Nouba Zidane, la Maya, Sika… Elles sont toutes magnifiques et chacune d’elles à sa spécificité et sa sensibilité.
Qu’en est-il de la conservation du patrimoine musical à Tlemcen ?
La conservation se fait essentiellement sur la base du bénévolat. Nous rencontrons d’énormes difficultés car peu de moyens sont à notre disposition. Je trouve que le travail accompli est impressionnant par rapport à nos possibilités. Nous attendons une reconnaissance, il faudrait rendre hommage à toute cette volonté humaine.
Y a-t-il une relève ?
Oui ! La relève est là, je pense déjà à mon successeur. On a donné le maximum à nos élèves ; aujourd’hui, c’est à eux de vulgariser cette musique et surtout de la respecter.
Que pensez-vous de la musique moderne de Tlemcen ?
Chaque artiste passe par une association pour son apprentissage. C’est un pedigree ! Je souhaite que l’on respecte et que l’on prenne en considération tout ce qui a été enseigné. Concernant la musique classique, j’ai entendu dire qu’on pouvait la moderniser, personnellement, je crois que c’est impossible et paradoxal, même s’il existe des dérivés tels que le hawsi, le gherbi, le âroubi ou le m’dih (chants religieux)… La musique andalouse doit être jouée exclusivement avec des instruments traditionnels ; si on arrive à utiliser des instruments modernes, cela doit être occasionnel. Il faut savoir qu’il est tout à fait possible d’interpréter une nouba avec un rythme plus soutenu.
Quels sont vos souhaits pour l’avenir ?
Mon objectif est de faire découvrir ce patrimoine sur le plan international. En Algérie, j’aimerais voir mon association grandir et former plus de jeunes. Je pense que si nous perdons cette musique, nous perdons notre âme. C’est cette musique qui nous a vus naître, qui nous a vus grandir, et qui nous verra mourir.

///Article N° : 4548

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