Entre ici et là-bas, nulle part…

Variations sur l'idée d'indifférence

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Qu’est-ce que l’expérience migratoire ? Qu’est-ce que ce vécu peut engendrer intérieurement ? Philosophe d’origine ivoirienne Tanella Boni nous livre une réflexion poignante, à la fois politique et poétique. Émigrer, serait-ce fondamentalement faire l’expérience de « nulle part » ?

Comment dire le vécu des humains qui se déplacent ? Quand on parle de « migrations » tout se passe comme si les individus étaient quantité négligeable dans un ensemble difficile à définir. Le mot « migrations », aussi paradoxal que cela puisse paraître, désigne d’abord les déplacements saisonniers d’animaux. Est-ce un hasard si l’on parle « d’oiseaux migrateurs » ? Ces oiseaux ne connaissent pas les frontières, ils vont, ils viennent en suivant les saisons, le sens du vent, le temps qu’il fait. Les migrations humaines renvoient au sens de la mobilité, mais ce n’est pas tout. Ici, rien ne semble naturel, les humains ne suivent pas les saisons, ni le sens du vent, sauf au figuré.
Le langage courant nous dit à quel point une migration est un phénomène à surveiller : on parle en effet de « flux migratoire ». Les humains se déplaçant d’un lieu à un autre sont vus comme une masse d’eau qui viendrait envahir un point de chute même transitoire : un détroit, un delta, une île, un port, un aéroport. La migration devient un fleuve à endiguer : il faut construire des barrières et des barrages(1) car l’approche qui prévaut, dans les discours politiques entendus çà et là est celle, sécuritaire, de la surveillance des frontières et des territoires. Au vu des dispositifs mis en place pour contenir et repousser cette masse humaine menaçante, on pourrait se demander s’il existe encore un droit fondamental de circuler(2). Les envahisseurs venus de nulle part, non identifiés, se répandent sur la terre habitable, du Sud vers le Nord, comme si c’était là une fatalité. Et c’est la panique à bord, dans le vaisseau Monde ! La science-fiction serait-elle devenue réalité ?
Migrants et étrangers entre le silence et la peur
Rien d’étonnant donc à ce que des matières premières et d’autres marchandises passent d’un pays à un autre et que, dans le même temps, la circulation des personnes pose problème. Ces personnes qui migrent sont rangées, d’emblée, dans des cases bien précises. Les étiquettes sont d’avance connues : clandestins, demandeurs d’asile, réfugiés, sans papiers, immigrés… À supposer que ceux qui traversent les frontières obéissent aux lois, possèdent passeports et visas, un autre label non moins difficile à porter les attend à chaque escale : étrangers.
Et pourtant, l’histoire de l’humanité nous montre qu’il y a eu (qu’il y a encore) des nomades, voyageurs, chercheurs, explorateurs, navigateurs, conquérants, colons, missionnaires et j’en passe. On constate que le tourisme est un mode de déplacement saisonnier. Les migrants d’aujourd’hui, masse liquéfiée(3) restent anonymes et silencieux. Du moins, la plupart des regards les montrent dans cet état. De temps en temps, le nom d’un pays est prononcé, une région, puis, plus rien. Les caméras fixent des images de rescapés, de fuyards, de gens gagnés par la peur. Les politiques continuent de signer des accords avec les pays « pauvres » ou du « Sud » pour lutter « contre l’immigration clandestine ». Ce qui m’intéresse, c’est le non vu, non connu, peu médiatisé : le silence intérieur de celles et ceux qui ne parlent pas, ce silence bruissant de paroles que nous n’entendons pas ou avons du mal à entendre. Ce sont par exemple ces « voix » qui parlent chez Nuruddin Farah(4) et d’autres écrivains.
Comment se déplace-t-on dans sa tête et dans son corps ? Et où se déplace-t-on ? Sait-on au juste à quel moment ? Car il suffit de se poser la question du pourquoi on se déplace pour se rendre à l’évidence : quitter son lieu d’habitation peut être aussi dû à une catastrophe naturelle : tsunami, tremblement de terre, sécheresse, ouragan, inondation… situations d’extrême urgence dans lesquelles quitter son lieu est une question de survie. Là aussi il y a des déplacements en masse. Les déplacés, comme les migrants, sont toujours anonymes.
Il m’arrive de tendre l’oreille à des mots de personnes vivant dans le silence, leur lot quotidien ; des mots que je n’ai pas fini de restituer. Restituer, d’une manière ou d’une autre, par l’écriture, les mots entendus. Écrire, aujourd’hui, pourrait être aussi cela : donner de l’épaisseur ou de la légèreté aux mots, créer des univers où résistent des humains confrontés à toutes sortes de morts symboliques ou physiques dans ce monde barré de frontières pour les humains, pas pour les choses ou les animaux.
Ces mots semblent d’abord dire la traversée intérieure d’un lieu qui n’a d’autre nom que « nulle part ». Comment donner à cette traversée la consistance d’un lieu de vie avec ses aspirations, ses souffrances et ses joies ? C’est l’une des questions que croise, en chemin, l’écrivain qui a envie d’échapper à ces grilles qui, tôt ou tard, ont tendance à l’enfermer dans une vision politique ou économique du monde. Car habiter le monde en humains, entre ici et là-bas, nulle part, malgré les obstacles politiques, juridiques et économiques est un combat quotidien en vue de protéger une parcelle de dignité et d’humanité. Et qui aurait envie de mener un tel combat qui semble d’avance perdu ?
Nulle part, entre ici et là-bas
Sur le parvis de l’Église Saint-Laurent, dans le 10e arrondissement, à Paris, début juillet 2006. Une installation avec des mots d’auteurs ou anonymes, des mots sur la condition humaine, l’ivresse de la vitesse, le déplacement, la ville et puis ces mots, pendant des jours : « Tu es/tu es ici… Tu es ici nulle part/tu es ici nulle part, précisément… » Pendant des jours, ces mots sont restés inscrits là, au vu et au su de tous.
À une centaine de mètres du panneau, près d’un grand parc, les soirs, la soupe populaire est servie. Là, grouille un monde fou. Les barrières, entre « autochtones » et « étrangers » se brouillent, la vie précaire reprend le dessus. On serait tenté de dire qu’habiter quelque part c’est être capable de satisfaire ce besoin élémentaire : manger. Être dans l’impossibilité, pour une raison ou une autre, de trouver à nourrir son corps peut être pensé comme premier signe de la traversée de nulle part.
Peut-on reconnaître ceux venant d’ailleurs et ceux d’ici ? Autour de la soupe, se retrouvent toutes sortes d’humains faisant l’effort de se déplacer dans leur tête et dans leur corps, rassemblant ce qui leur reste de vie, sans se poser de questions, faisant mouvement, en silence, vers l’endroit où la soupe est servie. Pendant ce temps, les regards des autres ne semblent pas les voir.
Parfois, ces regards ont cessé de se poser des questions, non pas parce qu’ils ne voient pas chaque humain se dirigeant vers ce lieu de survie, mais parce que ce lieu se fond dans un paysage ordinaire, en pleine ville. Car ce « nulle part » dont je parle est un endroit intériorisé par ceux qui sont capables d’aller « voir au bureau des trouvailles ce que les riches ont donné aux chiens », comme le dit une voix anonyme. Les riches ? Oui, ici ne fait pas partie des pays dits « pauvres », loin de là ! Les passants peuvent ne rien voir, ne rien sentir du drame qui se joue dans la rue.
Parfois, dit cette autre voix, « il fallait cacher aux enfants que le repas qu’ils mangent vient du secours populaire. Il fallait leur faire croire que le repas a été acheté, comme ça, je sauve mon honneur et ma dignité. Car si les enfants ont honte de nous, c’est fini ». Il s’agit donc d’une lutte quotidienne pour maintenir sa dignité, aux yeux de soi, aux yeux des proches. Mais la lutte n’est pas gagnée d’avance. Hormis la nourriture qui n’est pas acquise d’avance, il y a tous les autres besoins : trouver à se loger, se soigner, s’habiller, se déplacer, scolariser les enfants… Ne parlons pas de loisirs.
Apparemment, dans ces pays dits « développés », toutes les structures sont en place pour aider les personnes en difficulté. Mais des mots acceptés par tous sonnent faux aux oreilles de ceux qui expérimentent la traversée de nulle part en pleine ville. « Accueil » ou « insertion sociale » ne restent, parfois, que des mots. « Je suis là depuis des années. Mais je ne me sens toujours pas accueillie. Des gens qui viennent d’ailleurs peuvent-ils être accueillis ? Même si je suis Française, je suis toujours vue comme une étrangère », raconte une Française d’origine africaine.
La carte d’identité et le passeport français sont à peine pris en compte par certains services sociaux quand il s’agit de femmes seules avec enfants : « J’étais à la fois père et mère. Je n’entendais plus rien, je ne comprenais plus rien, bête j’étais. C’est ce que l’on voulait que je sois, idiote, bête, j’étais devenue comme ça. » Oui, partout où elle passait, pour son « insertion sociale », toutes les phrases adressées à elle se terminaient par « vous comprenez ? ». Etait-ce là seulement une façon de parler ?
Heureusement pour cette voix, elle a pu briser le silence, relever la tête, faire ce qu’elle avait envie de faire, donner une chance à ses enfants et être moins sensible à ce rappel incessant : « Ici, chaque jour que Dieu fait, on te rappelle qu’on t’a sortie de l’impasse. »
La tête remplie de mots qui font mal, on se surprend à repenser à hier, à là-bas. On peut aussi rire tout seul comme si on avait perdu la raison, basculé dans la folie. Peut-on être sûr que tous ceux qui ont un téléphone portable à l’oreille parlent à quelqu’un ? Aujourd’hui, le téléphone, portable ou non, pourrait aussi servir à cela : se parler à soi-même…
Nulle part où habiter
Peut-être devient-on tout autre en un rien de temps, en un jour, en un mois, en vivant hors de chez soi. Mais dans son propre pays, on peut être en exil, oublié de tous. On peut vivre un drame intérieur incompréhensible aux yeux de tous. Les exils ne sont pas des chiffres comparables. Chaque moment a son intensité, ses forces et ses faiblesses. Quand on décide de partir, on ne sait ce qu’on laisse, même si on a tout perdu. Peut-être laisse-t-on après soi une part de soi-même, ou simplement un lieu que l’on a habité.
Les conditions de vie nulle part, lieu de passage, de transit(5) , de traversée, participent de la métamorphose du migrant. Le drame intérieur se déroule autour de la vie et de l’idée que l’on a de sa propre humanité : « Maintenant que règne l’anarchie la plus vile, on ne peut plus accorder la moindre signification à la propriété privée et aux rapports humains ni, en bref, à ce qui constitue l’essence même de la vie »(6) dit le personnage du père dans Hier, demain de Nuruddin Farah. Il y a des moments où les corps ne savent plus à quel endroit de la planète ils sont tombés. Peut-être l’eau est-elle toujours cet élément primordial qui accueille et accompagne les douleurs de la métamorphose : « Au cours de notre fuite, j’avais l’impression que tout autour de nous était noyé dans une sorte de liquide amniotique, que les longs rivages de la péninsule étaient recouverts d’épaves craintives, d’hommes, de femmes et d’enfants qui encombraient le littoral et les confins terrestres, pareils à des débris que l’on a balayés » (7).
Ces « débris » sont appelés à résister, à faire toutes sortes de transit et à aller loin même si partout existe ce regard de l’autre qui voit la migration comme masse inquiétante. Aujourd’hui, elle est traitée comme telle par les politiques et les instances autorisées. Il s’agit d’abord de lieux de regroupement et de mise à distance, comme en Europe : « La première image qu’évoque le mot  » camp  » c’est celle d’un lieu fermé, géographiquement identifié et dévolu au placement d’indésirables. Aujourd’hui, en Europe, les camps d’étrangers vont de la prison comme en Allemagne ou en Irlande aux centres de rétention des îles grecques improvisés dans des bâtiments de fortune… » (8).
Mais les « camps » peuvent être « l’ensemble des lieux de mise à distance des étrangers », comme le précise le commentaire de la carte des camps en Europe. En Afrique, les guerres et autres catastrophes ont fini par intégrer le mot camp dans le vocabulaire du langage courant : du camp militaire au camp de réfugiés il n’y a qu’un pas qui montre que la mise à distance peut s’effectuer non loin de chez soi quand le temps est vécu comme urgence et le déplacement comme survie.
Habiter un lieu ou un non-lieu est une expérience toujours intime, toujours singulière : « On croit que les migrants sont nus quand ils arrivent sur une nouvelle terre au bout de leur odyssée, les migrants sont pourtant gros de leurs histoires personnelles, lestées de celles que l’on dit collectives » (9), dit un personnage de Waberi. Aux yeux des migrants, tout abri où l’on se sent mal dans sa peau est expérience douloureuse, les foyers d’accueil peuvent être vécus comme des prisons, hôpitaux ou mouroirs, les cités aussi.
Mais un logement « acceptable », imaginé par des structures compétentes pensant bien faire, peut être tout aussi mal vécu. Dans Agonies, Daniel Biyaoula, met en scène des lieux, véritables personnages qui en disent long sur la métamorphose des êtres en loques ou en animaux : « Parqueville, ce qu’on pouvait appeler un lieu de liquéfaction, de décrépitude du vivant, qui vous cassait le moral rien que de le voir, qui vous faisait vous demander si vous n’étiez pas déjà enterré » (10).
Le personnage de Gislaine Yula vit, la peur au ventre, parce qu’elle n’a pas le choix, comme beaucoup d’autres, dans cette ZUP de Parqueville, à la rue du Mouroir, là où élisent domicile surtout « des basanés » mais aussi des « aborigènes… des Blancs quoi ! ». Ici, la pauvreté est le dénominateur commun à toutes les origines en présence. La conscience d’être pauvre et mis en cage, ici comme là-bas, rend encore plus difficile « l’intégration ». On peut se demander si habiter et avoir droit à la ville, aujourd’hui, ce n’est pas cela : vivre dans « une ville de clapiers géants avec des cages en minuscule » comme le dit encore Biyaoula. Ainsi, les banlieues qui s’enflamment périodiquement font aussi partie des récits des migrations intimes, là où chacun se demande d’où il vient et où il va et s’il est encore humain ou devenu animal, chose ou marchandise.
La mémoire, lieu de survie
L’aller et le retour entre ici et là-bas, entre deux continents, peuvent se répéter mille fois par nécessité ou par volonté et, à chaque fois, on peut se sentir étranger, de part et d’autre, même dans un pays qui est censé être le nôtre. On se demande ce qui se passe. Peut-être est-ce le mot du vieil Héraclite que nous expérimentons sans le savoir : « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve », aurait-il dit, d’après un fragment bien connu. À chaque bain, le fleuve a changé et nous aussi. L’air n’est plus le même, ni le soleil, ni l’eau, le paysage non plus et nous ne sentons plus les choses de la même manière. Les poètes le savent si bien. C’est la rançon de toute migration intime qui s’effectue au singulier.
Cette migration, vécue dans la peau et dans les tripes se tait ou se conte par bribes en récits qui viennent cimenter la mémoire individuelle puis familiale. La méditation sur le temps intérieur pourrait donc se nourrir de notre expérience du mouvement, du déplacement, de l’aptitude qu’a chaque humain à la mobilité. Allons plus loin. Les situations d’extrême urgence sont peut-être celles-là qui nous montrent à quel point la migration intime n’est pas un phénomène réservé à quelques migrants ayant quitté leur pays, en transit quelque part ou cherchant désespérément à habiter un lieu qui n’est pas le leur à l’origine.
Nulle part, n’est-ce pas le lieu de l’indifférence ?
Le 4 juillet 2006, Le Parisien avait écrit un article dont les éléments ont été repris, par la suite, par de nombreuses dépêches et quelques quotidiens. Il s’agissait de Doomitra, jeune femme d’origine mauricienne et de sa fille Chana, mortes de faim dans l’appartement qu’elles occupaient dans un immeuble d’Aubervilliers, en région parisienne. Elles étaient mortes depuis plusieurs mois et personne ne s’était inquiété de leur disparition. Pendant quelques jours, les commentaires sont allés bon train, noyés par les clameurs de la coupe du monde de football, la préoccupation très médiatique du moment. Tous les arguments ont été évoqués y compris celui de la folie. Quelques rares journaux ont pu faire le récit de vie de Doomitra ayant immigré avec ses parents à l’âge de deux ans, puis ayant fait d’autres traversées plus douloureuses dans sa tête et son corps. Elle a gardé le silence sur ses blessures. Personne ne l’a vue mourir, même pas ses proches. On pourrait égrener à l’infini ces faits divers vite dits, vite oubliés, racontant les péripéties de la migration. De temps en temps quelques textes littéraires se souviennent, comme de ces enfants d’Afrique morts en plein ciel entre l’Afrique et l’Europe, dans le train d’atterrissage d’un avion (11).
L’indifférence, c’est peut-être aussi cela, notre aptitude à ne rien entendre, ne rien voir, ne rien sentir, ne rien dire, tout oublier, ce qui pourrait ressembler à une maxime du bonheur. Mais, d’un autre point de vue, l’absence de sentiments, d’émotion, de sensibilité, on serait tenté de dire de corps et de cœur n’est-elle pas l’aboutissement d’une transformation de notre être à notre insu ? Quelque chose se fige dans notre manière de voir les autres et nous-même quand tout nous est égal, quand rien n’est différent. Mais apprendre à voir le différent et le renvoyer à sa différence, dans sa case à part, son ghetto, ce n’est pas le reconnaître, c’est préparer chaque conscience au repli sur soi dans sa « minorité visible ».
Car l’intime, en chacun de nous, concerne d’abord la relation que nous entretenons avec nous-même et avec les autres, le rapport aux humains, les sentiments, les émotions, la sensibilité. Notre vision de l’espace et du temps dépend aussi de cela. Même si le migrant n’a plus de maison où habiter mais qu’un regard le couve, l’essentiel sera toujours là, pour continuer à vivre. Un regard qui fait attention à l’existence d’un autre humain, qui sait qu’il est là et non pas cette indifférence dont parlent, dans leur chanson, Gilbert Bécaud (L’indifférence, 1977) ou Jean-Jacques Goldman (Pas l’indifférence, 1981).
Le paradoxe de toute migration si singulière et intime qu’elle soit – se déplacer physiquement ou intérieurement – consiste en ceci : on espère rencontrer des hommes et des femmes dans les villes, dans le monde, ici, là-bas, entre les eaux. On s’attend à quelques signes : un mot, une poignée de main, un bonjour, un message de personnes connues ou inconnues.
Mais y a-t-il dans le monde des signes gratuits ? Finalement, toutes les cultures nous inculquent l’idée selon laquelle l’île déserte est un leurre. Et voilà qu’en situation nous expérimentons un no man’s land des sentiments et des émotions, où il n’y a ni amour, ni haine. À preuve, un carnet d’adresses (objet symbolisant l’aptitude à entrer en relation), peut s’amoindrir de façon drastique et devenir inexistant en situation de migration. Les amis disparaissent de la carte des relations. Tout se passe comme si migrer c’était mourir du point de vue des liens sociaux. Pour ceux de là-bas, vous n’existez plus ; pour ceux d’ici vous êtes indésirable pendant que d’autres, plus patients, attendent le premier pas vers eux. Ce pas attendu vous transforme en abonné au système de la dette qui fait tourner le monde (12).
Peut-être toute migration dérange-t-elle quelque peu l’ordre du don(13). Des dispositifs sont mis en place, en effet, pour maintenir chacun chez soi et cela se pense et se dit de manière à peine voilée dans de nombreux domaines. En enjambant une frontière, tout migrant n’a-t-il plus rien à donner ? Il est clair que l’intérêt que l’autre lui porte s’amoindrit au point de devenir nul, ce point zéro des relations dans lequel prend place l’indifférence. Et la pire indifférence pourrait être celle des proches avant d’être celle des autres qui, dans leur pays, accueillent ou n’accueillent pas.

1. Comme le dit l’un de mes personnages dans Les nègres n’iront jamais au paradis, Paris, Le Serpent à Plumes, 2006, p. 180 : « Gblanta est ici aussi. Là où les gens brûlent en compagnie des rats pendant leur sommeil mais aussi pendant le jour quand les autres les traitent comme des pierres qui viendront encombrer le détroit de Gibraltar. Tu verras, là, il y aura bientôt des barbelés gigantesques pour empêcher ton souffle d’aller plus loin. »
2. Comme le dit Simone Weil : « Un droit qui n’est reconnu par personne n’est pas grand-chose », L’enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Paris, Gallimard, 1949 (voir coll. Folio essais, p.9)
3. Depuis les boat people du 20e siècle jusqu’aux clandestins d’aujourd’hui, tout se passe comme si l’élément eau scellait le destin de ceux qui partent. De toute évidence, l’idée de traversée, depuis des temps immémoriaux, indique les eaux comme premier lieu de survie, de résistance et de mort.
4. Nuruddin Farah, Hier, demain. Voix et témoignages de la diaspora somalienne. Essai traduit de l’anglais par Guillaume Cingal, Préface de Jean-Christophe Rufin, Paris, Le Serpent à Plumes, 2001.
5. En Europe, il existe aujourd’hui des camps, comme le montre par exemple le travail fait par le collectif Migreurop, voir le site www.migreurop.org . Voir aussi Cultures et conflits, n° 57, printemps 2005 : « L’Europe des camps ».
6. Nuruddin Farah, Hier, demain, p. 31.
7. op. cit. p. 50, témoignage de Mohammed Scheikh Abdulle.
8. Voir le commentaire de la carte des camps réalisée par Olivier Clochard dans le cadre du réseau Migreurop. Plein droit, n° 58, décembre 2003.
9. Abdourahman A. Waberi, Transit, Paris, Gallimard (« Continents noirs »), 2003, p. 17.
10. Daniel Biyaoula, Agonies, Paris, Présence Africaine, 1998, p. 12.
11. Voir Kangni Alem, Atterrissage, postface d’Emmanuel Dongala, éditions Ndzé, 2002 et aussi la 5e partie de notre Chaque jour l’espérance, l’Harmattan, 2002 (« Les enfants d’Icare regardent les étoiles »).
12. Dans Dons, (traduction française, Paris, Le Serpent à Plumes, 1998) Nuruddin Farah appelle Duniya le personnage principal. Ce nom nous conduit à l’idée de monde dans quelques langues, de l’arabe au dioula. L’auteur nous renvoie, dès le début du roman, à Marcel Mauss auquel le concept de don est emprunté. La migration est tout aussi intéressante, analysée de ce point de vue. Quand quelqu’un se déplace, tout se passe comme s’il échappait à ce système du donner et du recevoir. Comment le réintégrer, d’une manière ou d’une autre, dans ledit système ? Telle est la question.
13. Même si les catastrophes naturelles et les situations d’extrême urgence confortent cet ordre, notamment par la médiatisation de l’aide et le spectacle humanitaire.
Tanella Boni est professeur d’université, poète, romancière et philosophe. Elle est également critique littéraire pour la revue Africultures et critique d’art. Organisatrice du Festival international de Poésie à Abidjan et membre de réseaux de philosophes travaillant sur la démocratie et les droits de l’Homme en Afrique (« APHIDEM », « État de droit et Philosophie ») et sur la mondialisation (GERM).///Article N° : 4603

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