« Souvenirs de familles immigrées »

Entretien d'Ayoko Mensah avec David Lepoutre

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En 2005, David Lepoutre, ethnologue, publie Souvenirs de familles immigrées (1), un ouvrage aussi passionnant qu’étonnant, fruit d’un long projet pédagogique mené dans un collège de la région parisienne. Il y démontre, entre autres, que ce ne sont pas tant les différences culturelles qui déterminent le rapport au passé que le contexte migratoire historique, les possibilités sociales d’accès au passé.

Quelles étaient vos intentions lorsque vous avez débuté, avec une équipe de professeurs, au collège Poincaré de La Courneuve, en région parisienne, le projet Souvenirs de familles immigrées ?
À l’époque, j’étais professeur d’histoire-géographie au collège Poincaré de La Courneuve. J’avais lu le livre de Boris Seguin, Crame pas les Blases (Paris, Calmann-Lévy, 1994), qui comprend, en plus du dictionnaire d’argot qu’il a fait avec ses élèves, un texte de réflexions et d’idées pour l’enseignement dans les collèges. Je voulais appliquer son idée de faire de l’histoire et de la géographie en partant de l’expérience des élèves. Ceux que j’avais en classe étaient presque tous issus de l’immigration. C’est comme ça qu’est né le projet de monter un atelier d’écriture et de faire un livre avec les productions de cet atelier. Les élèves ont écrit des textes et cherché des documents à partir de la double question : quels métiers faisaient vos grands-parents, où habitaient-ils ? Deux collègues se sont associés au projet. Il s’agissait donc d’un projet pédagogique.
Entre-temps, j’ai été recruté à l’université. Je venais de finir ma thèse d’ethnologie et de la publier. Je cherchais un nouvel objet de recherche. Après un an, le projet s’est transformé en une sorte de recherche-action. L’atelier a été reconduit avec d’autres classes, pendant quatre années. Le livre est devenu un ouvrage collectif. Il est constitué de deux types de textes différents : d’une part les textes et les documents produits par les adolescents et d’autre part mon texte de présentation et d’analyse des données que j’ai recueillies pendant toutes ces années (notes prises en atelier, en faisant des visites systématiques aux familles, en entretien avec les adolescents). Ma collègue Isabelle Cannoodt a rédigé un chapitre de la première partie du livre.
Vous dites que les résultats de votre enquête « se situent à grande distance » de vos intentions de départ. Pouvez-vous expliquer ce cheminement ?
La perspective de départ était ethnologique et culturaliste. Au terme de la première année d’atelier, nous avons organisé une exposition dans le collège. Les textes et les photos étaient présentés autour des cartes géographiques des différents pays d’origine. Chaque élève avait apporté des « petits-fours ethniques » pour le vernissage. Quant à la recherche, elle fut d’abord fondée sur l’idée que le facteur culturel déterminait les différences de rapport au passé des familles concernées. L’échantillon semblait intéressant de ce point de vue, puisqu’il comportait des familles venant des quatre horizons du monde. Au terme de l’enquête, l’analyse est devenue principalement sociologique. Ce ne sont pas tant les différences culturelles qui déterminent le rapport au passé, que le contexte migratoire historique, les possibilités sociales d’accès au passé, les différences d’âge, de position dans le pays d’accueil.
Au fil de votre livre, on redécouvre une évidence : toutes les migrations ne sont pas équivalentes entre elles. Certaines sont particulièrement douloureuses ou ambivalentes, comme l’émigration algérienne au lendemain de la guerre d’indépendance. On prend conscience qu’il n’est pas toujours aisé de transmettre la mémoire d’une telle expérience à ses enfants. Vous mettez d’ailleurs en exergue la diversité des rapports à la mémoire familiale. Ces familles immigrées partagent-elles tout de même des points communs dans leur relation à cette mémoire ?
Je n’ai pas comparé les différentes migrations en termes de souffrance. La migration algérienne comporte une contradiction difficile (immigrer dans l’ex-puissance coloniale au terme d’une guerre de décolonisation cruelle et meurtrière), mais je ne sais pas si elle a beaucoup à envier à la migration des réfugiés cambodgiens qui ont fui les Khmers Rouges. Ce que j’ai fait, c’est comparer les contextes migratoires dans leurs effets sur le rapport au passé. Une des différences qui sépare les migrations, c’est la possibilité de retourner régulièrement dans le pays d’origine. Pour les réfugiés politiques (Cambodgiens, Vietnamiens, Kurdes, Haïtiens), cette possibilité n’existe pas. Tandis que pour les migrants économiques, le contexte est plus favorable. C’est cette possibilité qui détermine le rapport au pays d’origine. Les réfugiés opèrent généralement une coupure. Tandis que les migrants travailleurs entretiennent souvent des liens très forts.
Qu’est-ce qui, selon vous, différencie le plus les familles immigrées et « non immigrées » dans leurs rapports à la mémoire familiale ?
Globalement, les familles immigrées ont plus de difficultés pour accéder au passé. C’est cet aspect des choses que j’ai traité dans le chapitre « Mémoire en abîme ». Les familles immigrées accèdent plus difficilement à leurs lieux d’origine, aux aïeux, à l’histoire de la migration elle-même. Un cas typique est par exemple celui des familles algériennes. Les lieux où elles ont habité, tant en Algérie qu’en France, n’existent plus : villages rasés des périmètres de sécurité pendant la guerre ; villages de regroupements démolis après la guerre ; bidonvilles détruits en France par la politique de résorption de l’habitat insalubre ; cités de transit rasées dans les années 1980 ; barres HLM implosées dans les années 1990. Les difficultés d’accès au passé peuvent exister aussi dans certaines familles de nationaux.
Vous dites que « la mémoire de la migration mythifie volontiers le passé familial, en faisant du migrant une figure héroïque ». En même temps, vous relevez que la migration, dans certaines familles, est souvent une expérience occultée. Mais ce n’est pas un secret de famille, au sens des psychanalystes, insistez-vous. Quelle est donc cette « amnésie de la migration » ? Comment s’est-elle traduite dans certains textes de vos élèves ?
Aucun adolescent n’ignore évidemment l’origine étrangère de sa famille. Dans leurs textes, ils ont largement évoqué cet aspect de l’histoire familiale, alors que la consigne d’écriture ne renvoyait pas précisément à cela. Pour autant, tant dans leurs textes que dans leurs réponses en entretien, ils témoignent d’une ignorance du contexte social et historique, ainsi que des raisons et des modalités précises de la migration de leurs parents. Cela indique que cette expérience a été occultée par leurs ascendants.
Il s’agit bien d’un secret de famille au sens où l’entendent les psychanalystes, c’est-à-dire d’une sorte d’événement honteux sur lequel on n’a pas envie de s’étendre. Ce que je critique, c’est l’interprétation des effets de ces secrets par les psychanalystes. À les lire, les secrets de famille sont porteurs de désordre relationnel entre générations. Seulement, pour « prouver » leur théorie, ils ne se fient qu’aux cas des personnes qui viennent les consulter. Il s’agit d’un échantillon biaisé, c’est le moins qu’on puisse dire. Pour contredire une théorie, il suffit d’un seul contre-exemple. Mon échantillon de jeunes en comporte une cinquantaine. Ils vivent tous à l’ombre d’un gros secret de famille. Pourtant, ils n’ont pas l’air de souffrir de désordre de relations entre générations. De toute façon, nous vivons tous à l’ombre de secrets de famille. Il suffit de fouiller un peu : tôt ou tard, nous tombons sur un ou des événements honteux. Devrions-nous tous aller consulter ?
« S’il y a une vingtaine d’années, Abdelmalek Sayad pouvait résumer la situation géographique et symbolique de l’immigré par la notion de  » double absence « , ce dernier étant à la fois  » absent de son pays et provisoire au pays d’accueil  » (Sayad, 1991, 1999), aujourd’hui, les choses ont bien changé, au point que l’on pourrait parler, au contraire, d’une  » double présence « . Sur le plan résidentiel, une partie considérable des familles immigrées vit en effet sur le mode d’une certaine ubiquité ( » On a deux vies, une en France, une là-bas « ). Au fil du temps, elles se sont installées durablement dans le pays d’accueil, tout en conservant ou en recréant des points d’ancrage dans le pays de départ », écrivez-vous. Les enfants ne sont cependant pas toujours intégrés à ce « mode de vie dédoublé de leurs parents ». Quels rapports aux lieux d’origine des parents avez-vous pu observer chez les adolescents ? Ces lieux font-ils nécessairement partie de la mémoire familiale ?
Tout d’abord, cette question ne concerne que les familles qui entretiennent des liens forts avec le pays d’origine, notamment les familles maghrébines, antillaises, indiennes des anciens comptoirs français. Les parents retournent au pays pour entretenir un lien et par besoin de conserver une partie de leur identité. Ce faisant, ils emmènent leurs enfants chaque été avec eux. Mais ces derniers sont nés et ont été socialisés en France. Il ne s’agit pas pour eux d’un retour, mais plutôt de vacances. Les perspectives des deux générations sont donc un peu différentes. Les parents passent leur été à nouer et entretenir des relations familiales. Les enfants préfèrent aller à la plage. Et les choses évoluent avec le temps. Les adolescents, en grandissant, désirent connaître d’autres lieux de vacances et ne veulent plus « aller au bled »… J’ai essayé de montrer, dans le livre, que les lieux d’origine ne relèvent pas seulement de la mémoire : ils sont bel et bien des lieux du présent, voire du futur, quand il y a projet d’y passer sa retraite, quand on attend d’avoir les moyens d’y construire un logement. Il y a souvent confusion entre passé et présent. Un adolescent cambodgien disait qu’il aimerait bien aller un jour au Cambodge, pour voir comme c’était avant. Mais le Cambodge qu’il découvrira ne sera pas celui des années 1970.
L’un des points cruciaux de votre livre réside à mon sens dans la clarification qu’il opère entre différents types de mémoire. Comme vous le démontrez à plusieurs reprises, il y a souvent maintes confusions dans nos discours : entre la mémoire elle-même et les conditions structurelles d’accès au passé, entre la mémoire du passé familial et celle du réseau de parenté, entre mémoire familiale et mémoire des individus. Quel est pour vous l’enjeu social d’une reconnaissance de ces différents types de mémoires ?
Il s’agit même d’un enjeu politique, comme le suggèrent les dernières phrases du livre. La polarisation sur la mémoire familiale, avec les confusions qu’elle comporte entre présent et passé, entre rapport au passé et mémoire, entre mémoire familiale et souvenirs de famille, semble un trait de culture contemporain. L’extraordinaire démocratisation des images privées, notamment familiales (à laquelle les familles immigrées participent largement), ou encore le fort mouvement généalogiste, en constitue une version. Tandis que l’essor de la psychothérapie et la recherche de solutions aux problèmes de l’existence dans l’analyse des nœuds de relations du passé familial en sont une autre, tout aussi prégnante (bien qu’absente dans le milieu que j’ai étudié). Cette polarisation empêche de considérer d’autres domaines du passé, dont la connaissance pourrait être source de renouveau et de changement social. Un individu est fait de passés multiples, partageables avec d’autres. Pourquoi tant d’intérêt pour un domaine circonscrit ?
Finalement, votre enquête vous conduit à mettre en doute la validité universelle du concept de mémoire familiale. « Ce concept n’est pas opérant dans le contexte social que vous avez étudié », écrivez-vous. Pourquoi ?
Il s’agit d’un paradoxe. L’itinéraire d’analyse de la notion de « mémoire familiale » aboutit à un constat quelque peu accablant, eu égard à l’entreprise de recherche : dans le milieu considéré, c’est-à-dire dans les familles populaires immigrées, la mémoire familiale n’existe pas ou presque jamais. Il y a inadéquation entre l’objet de recherche et le terrain de l’enquête. Cela ne signifie pas que ces familles n’ont pas de souvenirs familiaux, mais qu’elles ne les « autonomisent » pas, qu’elles n’en font pas un domaine séparé de la mémoire. Elles n’ont pas d’intention expresse de transmettre ces souvenirs à leurs enfants et elles ne font pas une valeur spécifique de cette transmission. Autrement dit, le livre figure comme une entreprise de déconstruction du concept. Du moins, c’est une des dimensions de l’ouvrage, car il y a aussi des données et des analyses « positives » concernant tel ou tel aspect du rapport au passé familial. Enfin, il y a, bien sûr, les textes et les photos des jeunes auteurs. Je ne suis pas sûr, du coup, que ce soit un livre facile à lire et à appréhender, car ses différentes dimensions sont entremêlées et relativement contradictoires. Il aurait fallu tout recommencer après avoir fini de l’écrire…
Enfin, l’une des surprises de votre livre tient dans la découverte que la mémoire peut se transmettre « à l’envers », « à rebours », c’est-à-dire non des parents vers les enfants mais des enfants vers les parents. La mémoire, insistez-vous, est un processus et non un objet constitué. Comment cela s’est-il traduit à travers votre enquête ?
Bien souvent, dans les familles immigrées, ce sont les enfants qui prennent en charge les images de familles, l’album quand il y en a un. Le modèle de la transmission du haut vers le bas en prend un coup. Mais il faudrait même dépasser ce modèle de la transmission. Que cela concerne la mémoire familiale ou d’autres savoirs, valeurs, règles, c’est notre conception exclusive et contemporaine de l’apprentissage pédagogique qui nous fait percevoir de la transmission là où il y a plutôt imitation, assimilation par « voir faire » et par « ouï-dire ».
« La mémoire est une construction du passé, à travers des représentations sociales acquises, réactivées et modifiées par l’opération mémorielle et par les interactions sociales. […] Qu’est-ce qui oriente la construction du passé ? Ce sont les dispositions, les préoccupations, les besoins du présent mais aussi la vision de l’avenir. […] Il n’y a pas entre ces différentes catégories de temps (passé, présent, futur) une relation de cause à effet mais un rapport de circularité et d’interdépendance », écrivez–vous. Comment voyez-vous, à la lumière de cette assertion, les revendications mémorielles de plus en plus fortes de populations immigrées en France concernant notamment l’histoire coloniale de la République ?
Nous sortons là de la mémoire familiale (et c’est tant mieux). Je vais essayer de faire bref, bien que ce soit difficile. Il s’agit plus précisément de populations d’origines immigrées. Il y a un décalage profond entre la volonté d’inscription sociale par le travail, la promotion sociale de la génération actuelle issue de l’immigration et le déficit de légitimité qu’ils subissent encore dans la société française. L’un des enjeux de résorption de ce décalage est la reconnaissance d’une autre explication du fait migratoire que celle qui prévaut actuellement en France : celle d’un mouvement de type « vase communicant » entre pays pauvres et pays riches. L’autre explication réside dans la prise en compte de l’histoire coloniale et la construction d’une conscience mémorielle de ce passé.

1. Souvenirs de familles immigrées , de David Lepoutre et Isabelle Cannoodt, Éditions Odile Jacob 2005.///Article N° : 4613

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