Migrations africaines et violences

Entretien d'Ayoko Mensah avec Aminata Traoré

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Ancienne ministre de la Culture au Mali, aujourd’hui figure de proue du mouvement altermondialiste, Aminata Traoré s’oppose à la criminalisation de l’émigration africaine. Prenant à partie les dirigeants politiques du Sud comme du Nord, elle réclame un débat de fond sur cette question. Au Mali, la structure qu’elle dirige a entamé un travail d’accompagnement et de réflexion avec les anciens candidats au départ, reconduits de force dans leur pays.

Votre prochain essai, qui va paraître aux éditions Fayard dans quelques semaines, traite de la question de l’émigration africaine. Depuis les événements tragiques à Ceuta et Mellila l’an passé, vous exprimez haut et fort votre colère…
« Migrations africaines et violences », tel est mon propos dans cet essai. Je voudrais contribuer ainsi à rompre le silence plutôt assourdissant de l’Afrique face à la criminalisation de l’émigration et la répression policière. Cette évolution atteste, s’il en était besoin, l’échec lamentable du libéralisme mondialisé, plus apte à sécréter la précarité, la pauvreté, la peur et la haine de l’autre qu’à rapprocher les cœurs et les peuples.
La nature marchande et profondément injuste de l’Europe, juge et partie, est au cœur de ce drame. D’une main, elle impose l’ouverture totale des pays d’origine des migrants au marché et de l’autre, subventionne ses agricultures et se barricade.
Contrairement à mes précédents essais sur les ravages de la mondialisation en Afrique (cf. « L’Etau « et « Le Viol de l’imaginaire », ndlr), j’ai choisi, cette fois-ci, de me situer et de parler d’un point de vue de femme et plus particulièrement au nom des mères des naufragés de l’émigration forcée qui sont inconsolables.
Vous organisez fin septembre à Bamako une veillée commémorative en souvenir des migrants morts l’an passé à Ceuta et Melilla. Comment va se dérouler cet événement ?
L’anniversaire des événements de Ceuta et de Melilla qui ont atteint leur point culminant le 29 septembre 2005 est un moment privilégié pour souligner qu’en un an, plus de 3000 personnes ont payé de leur vie pour des politiques économiques qui détruisent l’agriculture paysanne, ruinent et broient les ruraux (paysans, pêcheurs et éleveurs…) les femmes et les jeunes qui constituent la majorité des partants et des candidats au départ.
Ce chiffre est le même que celui des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis d’Amérique. Mais personne, mis à part les militants des mouvements sociaux européens et africains, n’a jamais observé une minute de silence pour les naufragés de l’émigration forcée. Aussi, la rencontre de Bamako revêt-elle une dimension spirituelle, sociale et culturelle. Celle-ci débutera le 29 septembre 2006 par un recueillement, des prières et des chants religieux. Puis durant toute la semaine, des débats, des tables-rondes et des présentations vont se dérouler(1).
N’avez-vous pas le sentiment de vous battre seule pour la reconnaissance de ces victimes ? Quelques artistes se mobilisent, notamment des musiciens sénégalais, mais peu d’intellectuels et aucun homme politique africain. Pourquoi ?
Le Forum pour l’Autre Mali (FORAM) s’investit à fond tant dans le renouvellement de la réflexion sur les causes structurelles et immédiates des migrations africaines que sur la quête d’alternatives avec ceux qui sont revenus malgré eux. C’est ainsi que nous avons aidé quelque deux cents expulsés de Ceuta et Melilla à s’organiser en une association dénommée »Retour-Travail-Dignité ». Ils ont participé activement au Forum Social Mondial Polycentrique de Bamako en janvier 2006 et s’investissent en ce moment dans différentes activités économiques, sociales et culturelles qui participent à la reconstruction de leur être meurtri et éclaté.
Eux et leurs frères d’infortune du Sénégal, du Cameroun, de la RDC, du Nigeria… seront au cœur de la commémoration des événements de Ceuta et Melilla au cours de laquelle, ils livreront leurs témoignages dont une partie est consignée dans un Cahier rédigé lors de l’atelier d’écriture que le FORAM a organisé à leur arrivée à Bamako. Ils rendront également compte des contraintes et des opportunités de réinsertion sociale et professionnelle que nous sommes en train d’explorer ensemble dans différents secteurs.
Vous dirigez le Forum pour l’Autre Mali, qui a vigoureusement protesté en mai dernier contre la loi sur l’immigration choisie de Nicolas Sarkozy. Cette loi a été adoptée. Que représente-t-elle pour vous ?
La dynamique dans laquelle nous sommes engagés au niveau du FORAM est à l’origine des débats publics que nous avons organisés lors de la visite de Nicolas Sarkozy au Mali en mai dernier et de la déclaration que nous avons publiée(2).
Alors que l’idéologie de la mondialisation semble s’être imposée aujourd’hui sur la planète entière, on assiste parallèlement à durcissement de certaines frontières géographiques, religieuses, ethniques… Dans ce contexte, est-il possible de repenser collectivement la figure de l’immigré ?
La criminalisation de l’émigration et la violence policière contre les migrants non-solvables et non-rentables à la mondialisation marchande, donc jetables, est précisément un cinglant démenti des promesses de paix et de prospérité du monde dit globalisé.
Notre salut est dans le courage et la lucidité politiques, tant de la part des gouvernants que des gouvernés. Ils consistent à poser le diagnostic du profond déséquilibre des rapports de force entre nations dominantes et dominées et d’envisager la démocratie et la gouvernance en des termes autres que la transformation de nos sociétés et de nos économies dans le sens des intérêts de l’Occident.

1. Les Journées commémoratives des événements de Ceuta et Mellila intitulées « Pourquoi partent-ils ? » se déroulent à Bamako du 29 septembre au 7 octobre 2006. Elles sont organisées par le Forum pour un Autre Mali (Foram). La présentation de cet événement et son programme sont disponibles sur le site africultures.com
2. Le texte de cette déclaration : « Nicolas Sarkozy en Afrique. La défiance, l’insulte et le mépris » est consultable sur le site africultures.com
///Article N° : 4626

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