Canaries : une biennale tournée vers l’Afrique

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La première biennale d’architecture, d’art et du paysage des Canaries tente le pari de renouer un dialogue esthétique, artistique et social avec les gens de l’île, avec près de 70 artistes venus d’Afrique, d’Europe, d’Amérique du Nord et du Sud. Du 25 novembre 2006 au 10 février 2007, rendez-vous est donné par le gouvernement autonome canarien, un archipel tourné vers l’Afrique.

Politique de l’art
 » J’ai voulu soutenir ma terre, parce que je suis canarien « . Le commissaire pour les arts plastiques, Antonio Zaya, lâche ces mots comme un coup de cœur.
À la demande du gouvernement canarien, Antonio Zaya qui a travaillé aux Etats-Unis, entretient des relations privilégiées avec Cuba et le centre Wifredo Lam.qui a pour but de promouvoir les arts plastiques du Tiers-Monde. Co-fondateur du centre Atlantico de Arte Moderna (CAAM), il a accepté de relever le défi. C’est chose faite, il aura fallu moins de 6 mois pour mettre sur pied cette biennale, ou l’ère de la communication y a pris tout son sens.
Bataillon d’artistes (certains de qualité), de journalistes, revendication étudiante, élections en mars prochain du gouvernement canarien, pression démographique et touristique, plaque tournante de la nouvelle immigration venue d’Afrique, la biennale des Canaries se démarque de ses consœurs, avec au cœur de ses préoccupations de servir de point d’intersection entre différents continents (Afrique, Europe, Asie, Amérique latine et Etats-Unis). La situation de l’archipel avec ses sept îles favorise une scénographie inédite mais pas toujours singulière ou pertinente et renvoie au thème défendu par Antonio Zaya :  » art et paysage social, pour une culture du supportable « .
Le social justement y fait une entrée remarquée… et imprévue lors de la session inaugurale du symposium. Les étudiants de La Laguna à Tenerife y font entendre leur voix. Encore une fois art et politique ne font pas bon ménage. Comme si ses deux voix ne pouvaient définitivement pas s’entendre. Car l’archipel des Canaries annoncé comme plateforme tricontinentale et expérimentale des arts plastiques (entendez l’Europe, l’Afrique et l’Amérique) s’est bien vite fait rattraper par ses bienfaiteurs :
Pendant le discours de la vice-conseillère de la culture et du sport du gouvernement des Canaries, l’une des meilleures performances de cette biennale s’est sans aucun doute déroulée dans la salle : une trentaine d’étudiants de l’université de La Laguna à Tenerife se sont levés, affichant dans leur dos des écriteaux comme  » dinero para cultura (1) » ou encore  » una escuela de bellas arte para arte (2) ». Tentative avortée vers le gouvernement pour attirer l’attention de réels besoins quant à la formation de futurs artistes issus de l’archipel ? Exception faite d’Antonio Zaya, la sélection d’artistes présente, en effet, seulement trois artistes  » régionaux « . Insularité artistique, isolement esthétique… tels ces  » pateros  » d’Afrique subsaharienne venus échouer sur les côtes canariennes, cet acte d’étudiants en colère traduit, s’il en est, l’impossible rencontre vers un  » el dorado  » artistique à l’égard de son public, entre art et insularité.
Une biennale donc aux accents politiques, aux détriments des artistes qui eux font le devenir, l’envergure, parfois la pérennité de ce genre de manifestation.
À l’image de ces migrants, le paradigme avec la biennale est vite franchi. Précipitation, espoir, mirage, elle est à elle seule l’allégorie d’une migration artistique inaboutie. Et que dire de l’accessibilité aux œuvres ? Les sept îles de l’archipel comme plateforme artistique investissant des lieux hauts en symbole (El Tanque et le Caam à Tenerife, la plage del Castillo à Fuerteventura, le Musée de l’immigration à Lanzarote) dans l’histoire des Canaries laissaient peu de possibilité d’échanges et de rencontres de passage.
Angel Molla, professeur d’université à La Laguna, renvoyait à cette fable, rappelant l’impact du capitalisme dans nos sociétés et la difficulté à trouver des alternatives à l’art :  » une poule aux œufs d’or attire la convoitise des paysans. On l’amène sur le marché afin de voir comment cette poule pond des œufs d’or. Finalement les paysans la tuent, tuant en même temps ce qui faisait leur richesse  » ; métaphore des Canaries ? Le professeur terminera en ces termes :  » il est important que la biennale existe, nous verrons bien comment administreront les politiques, je voulais juste rappeler que l’art a besoin aussi d’autonomie « .
Et pourtant, il est difficile de ne pas revenir sur le dynamisme de son commissaire et l’intense effort et investissement d’artistes venus présenter un travail parfois en exclusivité.
Tournée résolument vers l’Afrique, la biennale tentait de créer, malgré tout une dialectique artistique, architecturale, sociale et culturelle avec le Maghreb, l’Afrique subsaharienne, l’Europe et l’Amérique.
Un archipel morcelé, dévoilé, découvert
Première destination : Fuerteventura. Dialogue entre paysage, art et social réussi pour l’artiste Kader Attia. Son installation Holly Land, à base de miroirs aux formes architecturales à la fois arabisantes, juives et chrétiennes sur la plage  » del cotillo  » ouvrait une fenêtre généreuse vers trois cultures, trois religions face à la mer, référence directe au monolithe de Stanley Kubrick de l’Odyssée de l’espace. Face à l’horizon, l’installation construit un dialogue avec l’autre, celui qui vient d’ailleurs par la mer… clin d’œil pudique aux  » chocolatitos  » et leur  » cayucos « .
Evidence des faits sur l’immigration actuelle, celui qui part, s’exile, quelle que soit sa condition sociale, part toujours pour une vie meilleure. Les miroirs de Kader Attia n’omettent pas la question de l’illusion, ce miroir aux alouettes qui nourrit aussi nos fantasmes les plus fous et les plus dangereux.
D’ailleurs, certains miroirs se brisent, au contact des badauds ou du vent, une réalité possible qui refuse de subir et courir après un rêve. On a toujours le choix…
Angel Marcos, artiste espagnol revient du Sénégal. Dans ces bagages, des photographies de visages de clandestins. À Lanzarote, son installation près du Musée de l’immigration, prolonge ce dialogue avec celui qui vient de l’autre côté, qui est de l’autre bord du rivage, d’un autre continent. Sa série de photos-portraits qui chemine la route menant au musée de l’immigration sonne comme un hommage à ces clandestins. Le souvenir laissé par eux sera celui de visages sans corps, seulement des sourires, avec ce regard qui fait face.
Toujours à Lanzarote, Maria Papadimantriou nous invite dans son hôtel Isola : véritable refuge pour clandestins, qui n’ont de cesse de trouver une terre d’accueil, Isola se veut être un endroit de repos, cet abri-maison auquel aspirent ceux venus d’ailleurs. L’artiste est au plus proche des vœux du commissaire Antonio Zaya et de la directrice de la Biennale, Rosina Gomez-Baeza. Elle récrée, avec Isola du lien social vers ceux dont on ne veut pas, préserve le paysage urbain et naturel, en privilégiant le dialogue entre les différentes îles, est attentive aux besoins des habitants de l’île et de ses  » visiteurs « .
Avec toute leur intention…
Autre travail remarquable en écho à cette biennale, celui de l’artiste nigériane Nkanga Otobongo. À partir de photos, cette artiste qui travaille sur la mémoire et la trace, ré-invente, voire invente un nouvel imaginaire, détaché de nos a priori, de notre déjà vécu. Performance présentée à la casa de los coroneles, bâtiment restauré pour l’occasion, lien idéal dans la continuité d’une rencontre entre public et artiste.
Toujours dans cette notion de partage, de don, l’artiste marocain Younès Rahmoun nous invite à un moment ou le temps est suspendu. Son installation Hoyra, subtile évidence entre art et architecture, habitat et paysage, religion et spiritualité, est une pause-silence. Dans nos sociétés de consommation, le silence est souvent synonyme de vide, ce vide ici, inspiré certainement par la religion soufi de l’artiste, est davantage une construction du soi. Le travail de Younès Rahmoun est un langage (de l’âme pourrait-on presque dire) ou le matériau sculptural acquiert ses qualités en étant lu.
Dans la continuité de ces paysages animiques citons également la jeune artiste égyptienne Amal Kenawy. Sa vidéo  » The room  » instaure un jeu constant entre le comportement individuel et la pratique sociale, mais au-delà, la couleur blanche, fil conducteur pour le spectateur, l’entraîne dans une construction mentale et émotionnelle, comme protagoniste de l’œuvre. Empreint de poésie sans jamais s’éloigner d’une certaine forme de désespérance, l’artiste semble évoquer avec infiniment de pudeur, que sans celle-ci, l’espoir n’est pas permis.
Espoir qui rime avec art . Car ces artistes du continent africain n’évoquent jamais le sort des  » pateros « . Troublant ou fausse pudeur ? Ne pas vouloir voir ou dire ce qui nous renvoie à une image de nous-même qui nous déprécie, nous annihile semble dire Kader Attia. Les artistes européens ou de la diaspora, présents dans cette biennale, n’hésitent pas à traiter de sujets douloureux, ils s’y confrontent. La plupart des artistes du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne nous parlent davantage d’intimité, par allusion… il y a des vieilles peurs, douleurs qu’il ne faut pas réveiller trop brutalement…
Fernando Marcos, professeur à l’université de la Laguna cite Miguel de Unamuno. Cet écrivain espagnol, qui n’était lui-même pas canarien mais basque, a pensé cet archipel, non pas comme un paysage paradisiaque, mais avec toute sa valeur intrinsèque, son essence et sa sécheresse, ce  » squelette de terre « .
L’emplacement stratégique des îles Canaries fait de ce territoire fragmenté un lieu de réflexion, un  » jardin d’expériences  » qui pour la première édition de sa biennale a su tourner son regard vers l’Afrique.

(1) :  » Plus d’argent pour la culture  »
(2) :  » Une école des Beaux-arts pour l’art « 
///Article N° : 4677

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Les images de l'article
Amal Kenawy, the room, à Tenerife © dr
Younès Rahmoun, installation Hoyra à casa de los capitanes à Tenerife © dr
Younès Rahmoun, installation Hoyra à casa de los capitanes à Tenerife © dr





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